dire, que pour connaître ton peu de valeur, et tes dais, et tes balustres, et tes couronnes, et tes manteaux, et tes titres, et tes armoiries, et les autres ornements de ta vanité, sont des preuves trop convaincantes. Mais j'entends quelqu'un qui me dit qu'il se moque de ces fantaisies et de tous ces titres chimériques; que pour lui il appuie sa famille sur des fondements plus certains, sur des charges puissantes, et sur des richesses immenses qui soutiendront éternellement la fortune de sa maison. Écoute, o homme sage, homme prévoyant, qui étends si loin aux siècles futurs les précautions de ta prudence; voici Dieu qui te va parler, et qui va confondre tes vaines pensées, sous la figure d'un arbre, par la bouche de son prophète Ézéchiel : « Assur, dit ce prophète, s'est élevé comme un grand << arbre, comme les cèdres du Liban; » le ciel l'a nourri de sa rosée, la terre l'a engraissé de sa substance, les puissances l'ont comblé de leurs bienfaits, et il suçait de son côté le sang du peuple. « C'est pourquoi il s'est « élevé superbe en sa hauteur, beau en sa verdure, << étendu en ses branches, fertile en ses rejetons : >> Pulcher ramis, et frondibus nemorosus, excelsusque altitudine, et inter condensas frondes elevatum est cacumen ejus1. « Les oiseaux faisaient leurs nids sur ses bran<«< ches; >> les familles de ses domestiques, « les peuples, << se mettaient à couvert sous son ombre; » un grand nombre de créatures attachées à sa fortune. « Ni les «< cèdres ni les pins ne l'égalaient pas, les arbres les plus << hauts du jardin portaient envie à sa grandeur; » c'est-àdire, les grands de la cour ne l'égalaient pas : Cedri non fuerunt altiores illo in paradiso Dei, abietes non adœquaverunt summitatem ejus... Æmulata sunt eum omnia 1 Ezech., XXXI, 3. ligna voluptatis quæ erant in paradiso Dei... In ramis ejus fecerunt nidos omnia volatilia coli... Sub umbraculo illius habitabat cœtus gentium plurimarum'. Voilà une grande fortune, un siècle n'en voit pas deux de semblables; mais voyez sa ruine et sa décadence. «Parce qu'il s'est élevé superbement, et qu'il a porté «son faîte jusqu'aux nues, et que son cœur s'est enflé dans << sa hauteur: » Pro eo quod... dedit summitatem suam virentem atque condensam, et elevatum est cor ejus in altitudine sua: pour cela, dit le Seigneur, je le couperai par la racine, je l'abattrai d'un grand coup, et je le porterai par terre; il viendra une disgrâce, et il ne pourra plus se soutenir; il tombera d'une grande chute: Projicient eum super montes; on le verra tout de son long sur une montagne, fardeau inutile de la terre. « Tous « ceux qui se reposaient sous son ombre se retireront « de lui, » de peur d'être accablés sous sa ruine : Recedent de umbraculo ejus omnes populi terræ, et relinquent eum2. Ou s'il se soutient durant sa vie, il mourra au milieu de ses grands desseins, et laissera à des mineurs des affaires embrouillées qui ruineront sa famille; ou Dieu frappera sur son fils unique, et le fruit de son travail passera en d'autres mains: ou il lui fera succéder un dissipateur, qui se trouvant tout d'un coup dans de si grands biens, dont l'amas ne lui a coûté aucune peine, se jouera des sueurs d'un père insensé qui se sera damné pour le laisser riche; et, devant la troisième génération, le mauvais ménage, les dettes auront consommé tous ses héritages. « Les branches de « ce grand arbre se trouveront dans toutes les vallées : >> In cunctis convallibus corruent rami ejus; je veux dire ces terres et ces seigneuries, qu'il avait ramassées avec Ezech., XXXI, 8, 9, 6. — 2 Ibid., 12.3 Ibid. 12." 29 tant de soin, se partageront en mille mains; et tous ceux qui verront ce grand changement diront en levant les épaules, et regardant avec étonnement les restes de cette fortune délabrée: Est-ce là que devait aboutir toute cette pompe et cette grandeur formidable? est-ce là ce grand fleuve qui devait inonder toute la terre? Je ne vois plus qu'un peu d'écume. Ne le voyonsnous pas tous les jours? O homme, que penses-tu faire? pourquoi te travailles-tu vainement, sans savoir pour qui? Mais je serai plus sage; et, voyant les exemples de ceux qui m'ont précédé, je profiterai de leurs fautes: comme si ceux qui t'ont précédé n'en avaient pas vu faillir d'autres devant eux, dont les fautes ne les ont pas rendus plus sages. La ruine et la décadence entre dans les affaires humaines par trop d'endroits pour que nous soyons capables de les prévoir tous, et avec une trop grande impétuosité pour en pouvoir arrêter le cours. Mais je jouirai de mon travail. Et [pour] dix ans que tu as de vie? Mais je regarde ma postérité, que je veux laisser opulente. Peut-être que ta postérité n'en jouira pas. Mais peutêtre aussi qu'elle en jouira. Et tant de sueurs pour un peut-être? Regarde qu'il n'y a rien d'assuré pour toi, non pas même un tombeau pour y graver dessus tes titres superbes, les seuls restes de ta grandeur abattue: l'avarice de tes héritiers le refusera à ta mémoire, tant on pensera peu à toi après ta mort. Ce qu'il y aura d'assuré, ce sera la peine de tes rapines, la vengeance éternelle de tes concussions et de ton ambition désordonnée. O les beaux restes de ta grandeur! o les belles suites de ta fortune! O folie! illusion! ó étrange aveuglement des enfants des hommes! (Prem. Serm. pour le quatr. dim. de Carême.) DE L'ENVIE ET DE LA MÉDISANCE. La véritable médisance consiste en un certain plaisir l'on a à entendre ou à dire du mal des autres, sans que aucune raison particulière. Recherchons-en la cause; il y a sujet de s'en étonner. Les hommes sont faits pour la société cependant ce plaisir malin que nous sentons quelquefois malgré nous dans la médisance, fait bien voir qu'il n'y a rien de plus farouche ni de moins sociable que le cœur de l'homme. Et Tertullien a raison de dire que « l'on ment avec plus de succès en forgeant <«< des calomnies cruelles et atroces, » et que l'on « croit «<plus aisément un mal faux qu'un bien véritable: » Felicius in acerbis atrocibusque mentitur,... facilius denique falso malo, quam vero bono creditur1. De là paraît le plaisir comme naturel que nous prenons à la médisance. La cause est qu'en effet nous étions faits pour une sainte société en Dieu et entre nous. La paix, la concorde, la charité devaient régner parmi nous, parce que nous devions nous regarder, non point en nous-mêmes, mais en Dieu; et c'est cela qui devait être le nœud sacré de notre union. Le péché a détruit cette concorde, en gravant en nous l'amour de nous-mêmes. C'est l'orgueil qui nous désunit, parce que chacun cherche son bien propre. L'ange et l'homme n'ayant pu souffrir l'empire de Dieu, ne veut pas ensuite dépendre des autres. Chacun ne veut penser qu'à soi-même, et ne regarde les autres qu'avec dessein de dominer sur eux : voilà donc la société détruite. Il y en a quelque petit reste: car nous avons naturellement une certaine horreur de la solitude. Mais Ad Nation., lib. I. qu'il y a eu de temps où je n'étais pas! qu'il y en a où je ne serai point! et que j'occupe peu de place dans ce grand abîme des ans ! Je ne suis rien; ce petit intervalle n'est pas capable de me distinguer du néant où il faut que j'aille. Je ne suis venu que pour faire nombre, encore n'avait-on que faire de moi; et la comédie ne serait pas moins bien jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre. Ma partie est bien petite en ce monde, et si peu considérable, que quand je regarde de près, il me semble que c'est un songe de me voir ici, et que tout ce que je vois ne sont que de vains simulacres : Præterit figura hujus mundi1. Ma carrière est de quatre-vingts ans tout au plus; et pour aller là, par combien de périls faut-il passer? par combien de maladies, etc.? à quoi tient-il que le cours ne s'en arrête à chaque moment? ne l'ai-je pas reconnu quantité de fois? J'ai échappé la mort à telle et telle rencontre : c'est mal parler, j'ai échappé la mort. J'ai évité ce péril, mais non pas la mort : la mort nous dresse diverses embûches; si nous échappons l'une, nous tʊmbons en une autre ; à la fin il faut venir entre ses mains. Il me semble que je vois un arbre battu des vents; il y a des feuilles qui tombent à chaque moment; les unes résistent plus, les autres moins: que s'il y en a qui échappent de l'orage, toujours l'hiver viendra, qui les flétrira et les fera tomber; ou, comme dans une grande tempête, les uns sont soudainement suffoqués, les autres flottent sur un ais abandonné aux vagues; et lorsqu'il croit avoir évité tous les périls, après avoir duré longtemps, un flot le pousse contre un écueil, et le brise... Il en est de même : le grand nombre d'hommes qui courent la même carrière fait que quelques-uns passent 1 I, Cor., VII, 31. |