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especes occupent le monde. La tierce, à qui vous tumbez en partage, des ames reglees et fortes d'elles mesmes, est si rare, que iustement elle n'a ny nom, ny reng entre nous : c'est, à demy, temps perdu d'aspirer et de s'efforcer à luy plaire.

On dict communement que le plus iuste partage que nature nous ayt faict de ses graces, c'est celuy du sens; car il n'est aulcun qui ne se contente de ce qu'elle luy en a distribué: n'est ce pas raison? qui verroit au delà, il verroit au delà de sa veue. Ie pense avoir les opinions bonnes et saines; mais qui n'en croit autant des siennes? L'une des meilleures preuves que l'en aye, c'est le peu d'estime que ie foys de moy; car si elle n'eussent esté bien asseurees, elles se fussent ayseement laissé piper à l'affection que ie me porte, singuliere, comme celuy qui la ramene quasi toute à moy, et qui ne l'espands gueres hors de là: tout ce que les aultres en distribuent à une infinie multitude d'amis et de cognoissants, à leur gloire, à leur grandeur, ie le rapporte tout au repos de mon esprit et à moy; ce qui m'en eschappe ailleurs, ce n'est pas proprement de l'ordonnance de mon discours :

Mihi nempe valere et vivere doctus '.

ment à moy; car les plus fermes imaginations que i'aye, et generales, sont celles qui, par maniere de dire, naquirent avecques moy: elles sont naturelles et toutes miennes. Je les produisis crues et simples, d'une production hardie et forte, mais un peu trouble et imparfaicte : depuis, ie les ay establies et fortifiees par l'auctorité d'aultruy, et par les sains exemples des anciens ausquels ie me suis rencontré conforme en iugement; ceulx là m'en ont asseuré la prinse, et m'en ont donné la iouïssance et possession plus claire. La recommendation que chascun cherche De vivacité et promptitude d'es prit; ie la pretends du reglement: D'une action esclatante et signalee, ou de quelque particuliere suffisance; ie la pretends de l'ordre, correspondance, et tranquillité d'opinions et de mœurs: omnino si quidquam est decorum, nihil est profecto magis, quam æquabilitas universæ vitæ, tum singularum actionum; quam conservare non possis, si, aliorum naturam imitans, omittas tuam 1.

Voylà doncques iusques où ie me sens coulpable de cette premiere partie que ie disois estre au vice de la presumption. Pour la seconde, qui consiste à N'estimer point assez aultruy, ie ne sçais si ie m'en puis si bien excuser; car, quoy qu'il me couste, ie delibere de dire ce qui Or, mes opinions, ie les treuve infiniment en est. A l'adventure que le commerce contihardies et constantes à condamner mon insuffi-nuel que i'ay avecques les humeurs anciennes, sance. De vray, c'est aussi un subiect auquel l'exerce mon iugement autant qu'à nul aultre. Le monde regarde tousiours vis à vis: moy, ie replie ma veue au dedans; ie la plante, ie l'amuse là. Chascun regarde devant soy: moy, ie regarde dedans moy; ie n'ay affaire qu'à moy, ie me considere sans cesse, ie me contreroolle, ie me gouste. Les aultres vont tousiours ailleurs, s'ils y pensent bien; ils vont tousiours

avant;

Nemo in sese tentat descendere 2 :

moy, ie me roule en moy mesme. Cette capacité de tirer le vray, quelle qu'elle soit en moy, et cette humeur libre de n'assubiectir ayseement ma creance, ie la doibs principale

Vivre, me bien porter, voilà ma science. LUCRÈCE, V, 959. 2 Personne ne cherche à descendre en soi-même. PERSE, IV, 23.

et l'idee de ces riches ames du temps passé, me desgouste et d'aultruy, et de moy mesme; ou bien qu'à la verité nous vivons en un siecle qui ne produict les choses que bien mediocres: tant y a que ie ne cognois rien digne de grande admiration. Aussi ne cognois ie gueres d'hommes avecques telle privauté qu'il fault pour en pouvoir iuger; et ceulx ausquels ma condition me mesle plus ordinairement, sont, pour la pluspart, gents qui ont peu de soing de la culture de l'ame, et ausquels on ne propose, pour toute beatitude, que l'honneur, et pour toute perfection, que la vaillance.

Ce que ie veois de beau en aultruy, ie le loue

S'il y a quelque chose de bienséant et d'honorable, c'est, sans contredit, une conduite uniforme et conséquente dans toutes les actions de la vie; ce qui ne peut se trouver dans un homme qui, se dépouillant de son caractère, s'attache à imiter les autres. CIC., de Offic., 1, 31.

et l'estime tresvolontiers; voire i'encheris sou- | pinion du sçavoir leur donne plus de hardiesse vent sur ce que i'en pense, et me permets de de se produire et de se descouvrir trop avant, mentir iusques là, car ie ne sçais point inven- par où ils se perdent et se trahissent. Comme ter un subiect fauls: ie tesmoigne volontiers un artisan tesmoigne bien mieulx sa bestise en de mes amis, par ce que i'y treuve de louable, une riche matiere qu'il ayt entre mains, s'il et d'un pied de valeur i'en foys volontiers l'accommode et mesle sottement et contre les un pied et demy; mais de leur prester les qua- regles de son ouvrage, qu'en une matiere litez qui n'y sont pas, ie ne puis, ny les deffen- vile; et s'offense lon plus du default en une stadre ouvertement des imperfections qu'ils ont: tue d'or qu'en celle qui est de plastre : ceulx cy voire à mes ennemis, ie rends nettement ce en font autant lorsqu'ils mettent en avant des que ie doibs de tesmoignage d'honneur; mon choses qui d'elles mesmes, et en leur lieu, seaffection se change, mon iugement non, et ne roient bonnes; car ils s'en servent sans discreconfonds point ma querelle avecques aultres tion, faisants honneur à leur memoire aux circonstances qui n'en sont pas ; et suis tant ia- despens de leur entendement, et faisants honloux de la liberté de mon iugement, que mal-neur à Cicero, à Galien, à Ulpian, et à sainct ayseement la puis ie quitter pour passion que ce soit; ie me foys plus d'iniure en mentant, que ie n'en foys à celuy de qui ie ments. On remarque cette louable et genereuse coustume de la nation persienne, qu'ils parloient de leurs mortels ennemis, et à qui ils faisoient guerre à oultrance, honorablement et equitablement, autant que portoit le merite de leur vertu.

le cognois des hommes assez qui ont diverses parties belles, qui l'esprit, qui le cœur, l'adresse, qui la conscience, qui le langage, qui une science, qui un' aultre; mais de grand homme en general, et ayant tant de belles pieces ensemble, ou une en tel degré d'excellence qu'on le doibve admirer ou le comparer à ceulx que nous honorons du temps passé, ma fortune ne m'en a faict veoir nul: et le plus grand que l'aie cogneu au vif, ie dis des parties naturelles de l'ame, et le mieulx nay, c'estoit Estienne de la Boëtie; c'estoit vrayement un' ame pleine, et qui montroit un beau visage à tout sens; un' ame à la vieille marque, et qui eust produict de grands effects si sa fortune l'eust voulu; ayant beaucoup adiousté à ce riche naturel, par science et estude.

Mais ie ne sçais comment il advient, et si advient sans doubte, qu'il se treuve autant de vanité et de foiblesse d'entendement en ceulx qui font profession d'avoir plus de suffisance, qui se meslent de vacations lettrees et de charges qui despendent des livres, qu'en nulle aultre sorte de gents; ou bien parceque l'on requiert et attend plus d'eulx, et qu'on ne peult excuser

Hierosme, pour se rendre eulx ridicules.

Je retumbe volontiers sur ce discours de l'ineptie de nostre institution 1 : elle a eu pour sa fin, de nous faire, non bons et sages, mais sçavants; elle y est arrivee : elle ne nous a pas apprins de suyvre et embrasser la vertu et la prudence, mais elle nous en a imprimé la derivation et l'etymologie; nous sçavons decliner Vertu, si nous ne sçavons l'aimer; si nous ne sçavons que c'est que prudence par effect et par experience, nous le sçavons par iargon et par cœur de nos voisins, nous ne nous contentons pas d'en sçavoir la race, les parentelles et les alliances, nous les voulons avoir pour amis, et dresser avec eulx quelque conversation et intelligence; toutesfois elle nous a apprins les definitions, les divisions et partitions de la vertu, comme des surnoms et branches d'une genealogie, sans avoir aultre soing de dresser entre nous et elle quelque practique de familiarité et privee accointance; elle nous a choisis pour nostre apprentissage, non les livres qui ont les opinions plus saines et plus vrayes, mais ceulx qui parlent le meilleur grec et latin, et parmy ses beaux mots nous a faict couler en la fantasie les plus vaines humeurs de l'antiquité.

Une bonne institution, elle change le iugement et les mœurs, comme il adveint à Polemon 2, ce ieune homme grec desbauché,

Voyez surtout liv. I, chap. 24.

2 DIOGENE LAERCE, IV, 16. Vie de Polémon; VALÈRE MAXIME, VI, 9, ext. 4; HORACE, Sat., 11, 3, 253; SUIDAS, au mot

en eulx les faultes communes; ou bien que l'o- Hoμow, etc. J. V. L.

qui, estant allé ouïr par rencontre une leçon | de Xenocrates, ne remarqua pas seulement l'eloquence et la suffisance du lecteur1, et n'en rapporta pas seulement en la maison la science de quelque belle matiere, mais un fruict plus apparent et plus solide, qui feut le soubdain changement et amendement de sa premiere vie. Qui a iamais senti un tel effect de nostre discipline?

Faciasne, quod olim

Mutatus Polemon? ponas insignia morbi, Fasciolas, cubital, focalia; potus ut ille Dicitur ex collo furtim carpsisse coronas, Postquam est impransi correptus voce magistri ? La moins desdaignable condition de gents me semble estre celle qui par simplesse tient le dernier reng, et nous offrir un commerce plus reglé les mœurs et les propos des païsans, ie les treuve communement plus ordonnez selon la prescription de la vraye philosophie, que ne sont ceulx de nos philosophes : plus sapit vulgus, quia tantum, quantum opus est, sapit 3. Les plus notables hommes que l'aye iugé, par les apparences externes (car, pour les iuger à ma mode, il les fauldroit esclairer de plus prez), ce ont esté, pour le faict de la guerre et suffisance militaire, le duc de Guyse, qui mourut à Orleans, et le feu mareschal Strozzi; pour gents suffisants et de vertu non commune, Olivier, et L'Hospital, chanceliers de France. Il me semble aussi de la poësie, qu'elle a eu sa vogue en nostre siecle; nous avons abondance de bons artisans de ce mestier là, Aurat 4, Beze, Buchanan, L'Hospital, Mont-doré 5,

Du professeur. - Lecteur public, professor. NICOT. 2 Ferez-vous ce que fit autrefois Polémon converti? renoncerez-vous à toutes les marques de votre folie, aux vêtements efféminés, aux ridicules parures, comme ce jeune débauché qui, assistant par hasard aux leçons de l'austère Xénocrate, rougit de lui-même, et jeta à la dérobée ses couronnes et ses fleurs. HOR., Sat., II, 3, 233.

3 Le vulgaire est plus sage, parce qu'il n'est sage qu'autant qu'il le faut. LACTANCE, Div. Instit., III, 5.

4 Mort en 1588. On dit plutôt Daurat, ou Dorat, en latin Auratus. Ces formes latines ont mis de la confusion dans les noms propres. Dorat, le poëte léger, descendoit de ce poëte érudit, qui avoit fait, suivant Joseph Scaliger, plus de cinquante mille vers françois, grecs, ou latins. J. V. L.

5 Pierre Mondoré, le moins connu de ceux qui sont nommés Ici, fut ma tre des requêtes et bibliothécaire du roi. L'Hospital en fait mention dans ses poésies latines (p. 91 et 324, édition de 1825), et Sainte-Marthe dans ses Éloges. Les rigoristes qui faisoient un crime à Montaigne d'avoir cité le calviniste Théodore de Bèze, auroient pu lui reprocher aussi ce qu'il dit de Mon

Turnebus : quant aux François, ie pense qu'ils l'ont montee au plus haut degré où elle sera iamais; et aux parties en quoy Ronsard et du Bellay excellent, ie ne les treuve gueres esloignez de la perfection ancienne. Adrianus Turnebus sçavoit plus, et sçavoit mieulx ce qu'il sçavoit, qu'homme qui feust de son siecle, ny loing au delà. Les vies du duc d'Albe, dernier mort, et de nostre connestable de Montmorency, ont esté des vies nobles, et qui ont eu plusieurs rares ressemblances de fortune: mais la beauté et la gloire de la mort de cettuy cy, à la veue de Paris et de son roy, pour leur service, contre ses plus proches, à la teste d'une armee victorieuse par sa conduicte, et d'un coup de main, en si extreme vieillesse, me semble meriter qu'on la loge entre les remarquables evenements de mon temps; comme aussi, la constante bonté, doulceur de mœurs, et facilité consciencieuse de monsieur de la Noue, en une telle iniustice de parts armees (vraye eschole de trahison, d'inhumanité et de brigandage), où tousiours il s'est nourry, grand homme de guerre et tresexperimenté 1

l'ay prins plaisir à publier, en plusieurs lieux, l'esperance que l'ay de Marie de Gournay le Iars, ma fille d'alliance 2, et certes aimee

doré; car ce savant homme, versé dans la philosophie d'Aristote, d'Orléans, sa patrie, comme attaché aux nouvelles opinions. II et habile mathématicien, fut persécuté vers l'an 4567, et chassé se retira à Sancerre, dans le Berri, où il mourut en 1574, ce qui fait dire à L'Hospital:

Musa, vester honos, et gentis gloria nostræ,
Concessit fatis, patria Montaureus, exsul,

J. V. L.

Dans l'édition de 1588, Montaigne ne parloit ici ni de La Noue, le célèbre héros calviniste, dont les Discours politiques et militaires furent publiés en 1387, ni de mademoiselle de Gournay, dont l'éloge suit, et qu'il ne vit pour la première fois que pendant le séjour qu'il fit à Paris, en 4588, pour surveiller cette nouvelle édition. Dans celle que donna mademoiselle de Gournay en 4635, sa modestie lui a fait tronquer toute la fin de ce chapitre, et elle en convient dans les dernières pages de sa préface. Il faut donc s'en tenir ici, comme partout, à l'édition de 4593, où elle n'avoit osé rien changer ni retrancher. Elle se contentoit de dire eu faisant allusion à ce passage: Lecteur, n'accuse pas de temerité le favorable iugement qu'il a faict de moy, quand tu considéreras, en cet escrit icy, combien ie suis loing de le meriter. Lorsqu'il me louoit, ie le possedois; moy avec lui, et moy sans luy, sommes absolument deux. Cette excuse lui suffit alors, et elle ne changca rien. C'étoit comprendre beaucoup mieux ses devoirs d'éditeur.

J. V. L.

"Sur ce qu'emportent ces mots, ma fille d'alliance, voyez l'article Gournay dans le Dictionnaire de Bayle, où il est dit.

de moy beaucoup plus que paternellement, et enveloppee en ma retraicte et solitude comme l'une des meilleures parties de mon propre estre ie ne regarde plus qu'elle au monde. Si l'adolescence peult donner presage, cette ame sera quelque iour capable des plus belles choses, et entre aultres, de la perfection de cette tressaincte amitié, où nous ne lisons point que son sexe ayt peu monter encores : la sincerité et la solidité de ses mœurs y sont desia bastantes1; son affection vers moy, plus que surabondante, et telle, en somme, qu'il n'y a rien à souhaiter, sinon que l'apprehension qu'elle a de ma fin, par les cinquante et cinq ans ausquels elle m'a rencontré, la travaillast moins cruellement. Le iugement qu'elle feit des premiers Essais, et femme, et en ce siecle, et si ieune, et seule en son quartier; et la vehemence fameuse dont elle m'aima et me desira longtemps, sur la seule estime qu'elle en print de moy, longtemps avant m'avoir veu, sont des accidents de tresdigne consideration.

Les aultres vertus ont eu peu ou point de mise en cet aage: mais la vaillance, elle est devenue populaire par nos guerres civiles; et en cette partie, il se treuve parmy nous des ames fermes iusques à la perfection, et en grand nombre, si que le triage en est impossible à faire.

Voylà tout ce que l'ay cogneu, iusques à cette heure, d'extraordinaire grandeur et non com

mune.

CHAPITRE XVIII.

Du desmentir.

Voire mais, on me dira que ce desseing de se servir de soy, pour subiect à escrire, seroit excusable à des hommes rares et fameux, qui, par leur reputation, auroient donné quelque

d'après le témoignage de cette demoiselle même, que le jugement qu'elle fit des premiers Essais de Montaigne donna lieu à cette sorte d'alliance, long-temps avant qu'elle eût vu l'auteur. Née en 1566, elle mourut en 1645. C.

1 Dans un assez haut degré. De l'italien bastare, suffire, on a fait baster, bastant, et baste. De ces trois mots, il n'y a proprement que le dernier, baste, qui soit maintenant en usage dans le style familier. C. Bastant est encore usité dans le langage populaire; on dit: Tu n'es pas bastant pour faire cela. E. J.

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desir de leur cognoissance. Il est certain, ie l'advoue et sçais bien, que pour veoir un homme de la commune façon, à peine qu'un artisan leve les yeulx de sa besongne; là où, pour veoir un personnage grand et signalé arriver en une ville, les ouvroirs et les boutiques s'abandonnent. Il messied à tout aultre de se faire cognoistre, qu'à celuy qui a de quoy se faire imiter, et duquel la vie et les opinions peuvent servir de patron: Cesar et Xenophon ont eu de quoy fonder et fermir leur narration, en la grandeur de leurs faicts, comme en une base iuste et solide: ainsi sont à souhaiter les papiers iournaux du grand Alexandre, les commentaires qu'Auguste, Caton, Sylla, Brutus, et aultres avoient laissé de leurs gestes: de telles gents, on aime et estudie les figures, en cuivre mesme et en pierre.

Cette remontrance est tresvraye; mais elle ne me touche que bien peu :

Non recito cuiquam, nisi amicis, idque rogatus ;
Non ubivis, coramve quibuslibet : in medio qui
Scripta foro recitent, sunt multi, quique lavantes 2.

le ne dresse pas icy une statue à planter au quarrefour d'une ville, ou dans une eglise, ou place publicque :

Non equidem hoc studeo, bullatis ut mihi nugis
Pagina turgescat.

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Les ouvroirs étoient les ateliers où les gens de métier tra

vailloient, faisoient leur ouvrage. C.

2 Je ne lis pas ceci en tont lieu, ni devant toute sorte de personnes : je le lis à mes sculs amis, et lorsque j'en suis prié; tandis qu'il est des auteurs qui déclament leurs ouvrages dans les bains et dans les places publiques. HOR., Sat., 1, 4, 73. — Au lieu de coactus, qui est dans le premier vers d'Horace, Montaigne a mis rogatus, qui exprime plus exactement sa pensée. C.

3 Mon dessein n'est pas de grossir ce livre de pompeuses bagatelles; je parle comme en tête à tête avec mon lecteur. PERSE, V, 19.

4 A se familiariser encore avec moi par le moyen de cette image. C.

actions d'aultruy : des miennes, ie donne peu à iuger, à cause de leur nihilité; ie ne treuve pas tant de bien en moy, que ie ne le puisse dire sans rougir. Quel contentement me seroit ce d'ouïr ainsi quelqu'un qui me recitast les mœurs, le visage, la contenance, les plus communes paroles, et les fortunes de mes ancestres! combien i'y serois attentif! Vrayement cela partiroit d'une mauvaise nature, d'avoir à mespris les pourtraicts mesmes de nos amis et predecesseurs, la forme de leurs vestements et de leurs armes. I'en conserve l'escriture, le seing, des heures, et un' espee peculiere1 qui leur a servi 2; et n'ay point chassé de mon cabinet des longues gaules que mon pere portoit ordinairement en la main : Paterna vestis, et annulus; tanto carior est posteris, quanto erga parentes maior affectus 3. Si toutesfois ma posterité est d'aultre appetit, i̇'auray bien de quoy me revencher; car ils ne sçauroient faire moins de compte de moy que i'en feray d'eulx en ce temps là. Tout le commerce que i̇'ay en cecy avecques le publicq, c'est que i'emprunte les utils de son escriture, plus soubdaine et plus aysee en recompense, i'empescheray peut estre que quelque coing de beurre ne se fonde au marché :

Ne toga cordyllis, ne penula desit olivis 4;

Et laxas scombris sæpe dabo tunicas 5.

Et quand personne ne me lira, ay ie perdu mon temps, de m'estre entretenu tant d'heures oysifves à des pensements si utiles et agreables? Moulant sur moy cette figure, il m'a fallu si souvent me testonner et composer pour m'extraire, que le patron s'en est fermy, et aulcunement formé soy mesme me peignant pour aultruy, ie me suis peinct en moy, de couleurs

› Particulière.—Péculière, du lațin peculiaris, qui signifie

la même chose.

2 Édition in-4o de 1588, fol. 285. « Un poignard, un barnois

une espee qui leur a servi, ie les conserve pour l'amour d'enlx, autant que ie puis, de l'iniure du temps. » Montaigne a ajouté, depuis, les longues gaules de son père, et la citation de S. Augustin. J. V. L.

plus nettes que n'estoient les miennes premieres. Ie n'ay pas plus faict mon livre, que mon livre m'a faict: livre consubstantiel à son aucteur, d'une occupation propre, membre de ma vie, non d'une occupation et fin tierce et estrangiere, comme touts aultres livres. Ay ie perdu mon temps, de m'estre rendu compte de moy, si continuellement, si curieusement? car ceulx qui se repassent par fantasie seulement et par langue, quelque heure, ne s'examinent pas si primement1 ny ne se penetrent, comme celuy qui en faict son estude, son ouvrage et son mestier, qui s'engage à un registre de durec, de toute sa foy, de toute sa force : les plus delicieux plaisirs, si se digerent ils au dedans, fuyent à laisser trace de soy, et fuyent la veue, non seulement du peuple, mais d'un aultre. Combien de fois m'a cette besongne diverty de cogitations ennuyeuses? et doibvent estre comptees pour ennuyeuses toutes les frivoles. Nature nous a estrenez d'une large faculté à nous entretenir à part; et nous y appelle souvent, pour nous apprendre que nous nous debvons en partie à la societé, mais en la meilleure partie à nous. Aux fins de renger ma fantasie à resver mesme par quelque ordre et proiect, et la garder de se perdre et extravaguer au vent, il n'est que de donner corps et mettre en registre tant de menues pensees qui se presentent à elle : i'escoute à mes resveries, parce que l'ay à les enrooller. Quantesfois, estant marry de quelque action que la civilité et la raison me prohiboient de reprendre à descouvert, m'en suis ie icy desgorgé, non sans desseing de publicque instruction? et si, ces verges poëtiques,

Zon sus l'œil, zon sur le groin, Zon sur le dos du sagoin 2, s'impriment encores mieulx en papier, qu'en la chair vifve. Quoy, si ie preste un peu plus attentifvement l'aureille aux livres, depuis que ie guette si i'en pourray fripponner quelque chose de quoy esmailler ou estayer le mien? le n'ay aulcunement estudié pour faire un livre; mais

3 L'habit, l'anneau d'un père, sont d'autant plus chers à ses i'ai aulcunement estudié pour ce que ie l'avois enfants, qu'ils conservent plus d'affection pour lui. S. AUGUS-faict: si c'est aulcunement estudier qu'effleurer

TIN, de Civit. Dei, I, 13,

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