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de quelque rapide un équipage bolivien disséminé dans son travail de transbordement, il leur est même arrivé en 1869 de surprendre et de tuer en route un personnage de marque, un consul du Brésil qui se rendait à Santa-Cruz de la Sierra en Bolivie; mais il suffira de quelques démonstrations énergiques pour refouler au fond des forêts ces désagréables routiers. Les deux tribus de Caripunas, qui sont aujourd'hui installées en amont du Salto do Girao et d'Araras, céderont forcément la place aux pionniers qui la viendront prendre. Ce n'est que l'impunité à peu près complète dont ils ont joui jusqu'à présent qui a inspiré à ces cannibales l'audace de pousser leurs incursions sur le Guaporé jusque dans le voisinage de la vieille citadelle à demi ruinée de Forte-do-Principe-da-Beira, et sur le Mamoré jusqu'aux abords de l'ancienne mission d'Exaltacion. La plus féroce de ces tribus, les Parentintins, est aussi celle qu'il faudra combattre avec le plus de vigueur. Elle rôde volontiers par les vastes forêts inconnues d'arbres à caoutchouc qui occupent les petites vallées latérales en amont de Crato, et elle a, paraît-il, attaqué tout récemment les équipes de travailleurs anglais et moxos qui étaient en train de construire à Santo-Antonio la voie ferrée du Madeira; ce coup de main n'a pas eu d'ailleurs le moindre succès, et dans l'Amazonas comme partout les races sauvages, aussi bien que les animaux nuisibles, finiront par se replier devant l'homme blanc et son outillage civilisateur.

Il n'y a pas du reste que le Brésil qui s'occupe de dégager vers la mer la respiration du vaste bassin de l'Amazone. Un chemin de fer partant de Buenos-Ayres et déjà ouvert jusqu'à Cordova doit relier le sud de la Bolivie avec l'embouchure de la Plata, et l'on parle même d'établir par le Pilcomayo, qui n'est navigable que pendant la saison des pluies, une route semblable vers Assomption, où la magnifique rivière du Paraguay offre une excellente artère de jonction avec les plaines fécondes de l'Amazonas. Au nord enfin, sur le versant de l'Océan-Pacifique, un troisième railway doit partir du port d'Islay (Pérou), passer par Arequipa, gagner Puno, sur le lac Titicaca, et aboutir sur le territoire de la Bolivie en un point diamétralement opposé au chemin de fer du Madeira; mais la construction de cette voie de montagne, à travers une région très sauvage et très tourmentée, sera une œuvre de longue haleine qui exigera des travaux immenses en tunnels, viaducs et tranchées, et lorsque les locomotives péruviennes pourront franchir les hauteurs glacées de la Cordillère, le railway économique du Madeira portera déjà tous ses fruits, et aura fécondé les hauts plateaux qu'il a mission de livrer au commerce et à la civilisation.

JULES GOURDault.

LE GÉNÉRAL

PHILIPPE DE SÉGUR

SA VIE ET SON TEMPS

III.

NAPOLÉON JUGÉ PAR SEGUR (1).

Nos lecteurs n'ont pas oublié l'impression profonde que ressentit le général de Ségur lorsqu'au mois de novembre 1813, n'ayant pu prendre part à la campagne de Saxe, il rejoignit à Mayence le glorieux vaincu de Leipzig. L'empereur n'était plus le personnage extraordinaire devant lequel les plus hardis n'osaient parler et les plus grands semblaient petits. On n'avait plus besoin de lever les yeux si haut pour le voir. Le malheur, dit Ségur, l'avait courbé. Chacun se sentait plus rapproché du chef; on le mesurait, on le jugeait.

Au début de cette retraite de 100 lieues, qui commença le 25 octobre 1813, un de nos plus intrépides maréchaux, resté presque seul de son corps d'armée, aborde un jour les généraux Gérard et Maison, et dans son exaspération leur demande s'il n'est pas temps d'en finir l'empereur a perdu l'armée, le laissera-t-on perdre la France? Cinq mois plus tard, à Fontainebleau, dans la soirée du 3 avril 1814, c'est à l'empereur lui-même qu'on osa tenir ce langage. Plusieurs maréchaux réunis dans une salle du palais se disaient que l'obstination de l'empereur mettait la France en péril, et l'un d'eux avait été jusqu'à s'écrier: « Je saurai bien lui arracher sa déchéance. » Alors le maréchal Ney, qui se trouvait là, trans(1) Voyez la Revue du 15 février et du 15 mars.

forme ces paroles en acte, il entraîne ses collègues, il force pour ainsi dire la porte du cabinet de l'empereur, et brusquement, impétueusement, il lui jette ces mots au visage : « Sire, l'heure est venue d'en finir. Tout est désespéré. Il faut faire votre testament, il faut abdiquer en faveur du roi de Rome. » Étonné d'un ton si impérieux, l'empereur élève la voix et affirme avec autorité qu'il y a moyen de poursuivre la lutte; mais le maréchal, parlant plus haut encore et l'interrompant avec rudesse : « C'est impossible! s'écriet-il, l'armée n'obéira point, vous avez perdu sa confiance. » La scène fut si violente, et Ney, lancé comme dans une charge, proféra des paroles si dures, fit des gestes si menaçans, que l'empereur put croire un instant qu'on en voulait à sa vie. Le maréchal lut ce sentiment dans les yeux du maître, et, s'arrêtant soudain, il ajouta : «< Oh! ne craignez rien ! nous ne venons pas vous faire ici une scène de Pétersbourg. >>

Le général de Ségur a bien raison de dire que personne jusquelà n'avait montré à l'égard de l'empereur une telle liberté d'allures. C'était véritablement une audace inouie. Lorsque Lannes, oublié dans un bulletin, adresse à Napoléon des réclamations si énergiques, lorsque Caulaincourt, pendant la guerre de 1812, traité de chevalier de l'empereur de Russie devant le parlementaire envoyé par Alexandre, se fâche, s'emporte, fait une scène terrible à l'empereur, lui déclare qu'il va quitter l'armée, qu'il lui répugne de rester sous ses ordres, qu'il demande une division en Espagne, où nul ne veut servir, et le plus loin de lui qu'il sera possible, on ne peut voir lå que des griefs tout personnels, et la violence même de ces emportemens montre assez quelle part y avait l'affection. Se plaindre de tel ou tel procédé de l'empereur précisément à cause du dévoûment qu'on met à son service ou bien prononcer un jugement d'ensemble sur son caractère et ses actes, ce sont des choses très différentes. L'impression ressentie par Ségur au mois de novembre 1813 était donc parfaitement exacte. Nous cependant qui, en le lisant à distance, cherchons à démêler ses sentimens et ses idées, nous qui peut-être nous trouvons en mesure d'analyser ses impressions mieux qu'il ne le faisait lui-même, nous avons le droit de compléter ses paroles. Il y a un homme qui, sans éclat, sans violence, a su juger l'empereur longtemps avant les jours néfastes où le malheur l'avait courbé. Cet homme, c'est Philippe de Ségur. Je ne veux pas dire qu'il ait résumé son jugement dans une de ces pages où revivent les traits principaux d'une figure et qui en fixent le caractère moral avec une précision souveraine. Le vaillant soldat n'était pas un esprit assez philosophique pour mener à bien pareille tâche. J'affirme toutefois que sans viser si haut, par la seule sincérité de son récit, il a donné sur toutes les circonstances déci

sives de la vie de l'empereur une série d'observations et de témoignages qui fournissent à l'histoire de précieuses lumières. Je citerai par exemple la catastrophe du duc d'Enghien, les préoccupations vengeresses qui poursuivirent si longtemps Napoléon, l'idée qu'il se faisait du destin et de la politique, la manière dont il comprenait sa mission, le sens si curieux de ses éclats de colère à propos du discours que Chateaubriand devait prononcer à l'Académie française, ce sentiment exalté de son rôle qui confinait parfois à la superstition, les raisons impérieuses qui exigeaient de ses facultés un parfait équilibre, les premiers ébranlemens de cet équilibre rompu bientôt d'une façon effrayante, enfin, pour tout dire, le grand homme vaincu au dedans de lui-même avant d'être terrassé par l'Europe, oui, vaincu intérieurement tantôt par un mal mystérieux, tantôt par la folie de l'orgueil, jusqu'à l'heure où le désespoir le poussera au suicide.

Je me suis attaché dans les études précédentes à suivre pas à pas le général de Ségur, afin de dégager sa martiale figure de l'immense mêlée des événemens; attentif à ne point perdre sa trace, j'ai dû laisser de côté bien des faits du premier ordre qui se rapportent à l'empereur. Voici le moment d'y revenir. En rassemblant aujourd'hui ces divers épisodes, il me sera facile d'en faire jaillir comme une lumière le jugement que Ségur a porté de son maître, jugement d'autant plus précieux pour la postérité qu'il est né spontanément du spectacle des choses.

I.

On connaît les détails de l'arrestation et de la mort du duc d'Enghien; il n'y a pas lieu de les répéter ici. Marquons seulement les impressions qu'elles produisirent sur les esprits, afin de mieux comprendre ce que Ségur va nous révéler des agitations et des remords du premier consul. Dans la nuit du 20 au 21 mars 1804, Ségur était de service aux Tuileries. Paris ne se doutait pas encore que le prince fût enfermé au donjon de Vincennes. C'est à peine si le bruit du coup de main d'Ettenheim commençait à se répandre le prince, disait-on, avait été saisi par des gendarmes français, à quelques lieues de Strasbourg, au-delà du Rhin, sur le territoire du duché de Bade. Le lendemain matin, à neuf heures, en se rendant chez le général Duroc pour faire son rapport de service, Ségur rencontre sur le grand escalier M. d'Hautencourt, adjudant-major de la gendarmerie d'élite. Get officier était pâle, livide, et portait des vêtemens en désordre. Ségur lui en demande la cause avec surprise et reçoit des demi-réponses qui le font frissonner. M. d'Hautencourt, tout agité, parlait en balbutiant de nuit affreuse, de catastrophe, de

coup de foudre. Fort ému, mais persuadé que le prince est encore loin de Paris, Ségur ne donne pas à ces paroles toute leur portée sinistre. Il arrive dans le salon de Duroc et y trouve Hullin, colonel de la garde, aussi agité que l'adjudant-major de la gendarmerie, la figure toute rouge, la physionomie très exaltée, allant et venant comme un homme qui entretient sa colère. « Il a bien fait, disait-il; mieux vaut tuer le diable que le diable ne vous tue! » Ségur, à ces mots, soupçonne une tragédie. Dans son anxiété, il s'approche de Hullin et hasarde une question : « On dit le duc d'Enghien arrêté? – Oui, répond brusquement le colonel, arrêté et déjà mort. »

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A ce moment, Duroc entre dans la salle, on l'entoure. Ségur fait son rapport en quelques mots; mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit, M. d'Hautencourt aussi a son rapport à faire. « Eh bien? »> lui dit le général, et le mouvement de son visage achève l'interrogation. L'adjudant-major répond : « Il a été fusillé dans le fossé, à trois heures du matin. » Puis, tirant de sa poche un paquet d'environ trois pouces et de forme carrée, un petit paquet tout comprimé, tout flétri, comme si on l'eût porté longtemps, il ajoute : « Au moment de mourir, il a tiré de son sein ce papier en me priant de le faire remettre à la princesse. Ce sont des cheveux du..... » Ici l'officier prononça un terme que Ségur n'a pas le courage de transcrire. C'est bien assez d'en noter le ton en évoquant cet horrible souvenir. Laissons-le parler lui-même. « Ces derniers mots furent dits avec une affectation d'insouciance qui acheva de me glacer d'horreur de la tête aux pieds. Je me sentis pâlir il me semblait que la terre se dérobait sous moi. Mon service venait de finir; je me retirai sur-le-champ dans un trouble inexprimable. »><

Il sort des Tuileries, et le voilà chez son père. Comment il y arriva, il ne le sait. Il y a des coups qui ébranlent si violemment tout notre être qu'on perd le sens du monde extérieur. Ségur ne voyait plus qu'une chose : la révolution, la révolution criminelle et meurtrière, dont il croyait la France délivrée pour toujours, ressaisissant celui-là même qui l'avait vaincue et l'obligeant de continuer son œuvre. Ce n'était pas seulement la terre qui se dérobait sous ses pas, c'était le sol moral qui s'effondrait, c'était l'appui des principes qui s'écroulait : il se sentait précipité dans l'abîme. En entrant chez son père, il tombe sur un siége, comme accablé d'un fardeau trop lourd, et rejetant aussitôt ce poids qui l'écrase : « Mon père, dit-il, le duc d'Enghien a été fusillé cette nuit! Nous voilà ramenés aux horreurs de 93! La main qui nous en retirait nous y plonge! » Il ajoutait avec désespoir qu'il lui semblait impossible de servir désormais le premier consul. Le comte de Ségur, déjà conseiller d'état, comme on sait, partagea toutes les impressions de son fils. Atterré d'abord et gardant le silence, son premier mouvement fut

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