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REVUE MUSICALE.

Presque tous les musiciens d'aujourd'hui ont du talent; mais comment l'emploient-ils? En déshonorant la musique, en s'efforçant de travestir par le grotesque et le trivial un art dont la vocation est d'élever les âmes. L'orchestre de Chérubini, de Spontini, parlait jadis au monde des victoires de la France; qu'est-ce que racontent à l'Europe les ritournelles qui depuis quinze ans grincent à nos oreilles, qu'est-ce que lai veulent toutes ces partitions d'où se dégage un écœurant parfum d'ambre et de patchouli que traîne après soi la société interlope pour laquelle on les écrit par pacotilles? L'Europe s'en amuse, et la patrie de Beethoven, de Mendelssohn et de Schumann ne se lasse point de les entendre et d'y applaudir d'autant plus fort que ce sujet amène l'occasion de reparler un peu de notre décadence morale et de s'apitoyer à nouveau sur la Babylone moderne. N'importe, si la critique a ses mauvais jours, elle a aussi ses compensations quand du milieu de cette bacchanale obstinée et de cette incessante foire aux mirlitons un chef-d'œuvre surgit tout à coup. Quelle fête alors d'avertir le public, de diriger son goût de ce côté! Le public pris en masse ne s'y connaît pas; il flotte tantôt d'ici, tantôt de là, non sans une vague idée cependant, sans une sorte de pressentiment de ce qui pourrait bien être le beau, et c'est à gouverner cette impression, à ramener le mouvement à certains principes, que la critique doit veiller. Lorsque l'an passé, à pareille époque, la Messe de Verdi fit son apparition, nous fûmes ici des premiers à signaler cette œuvre qui nous revient aujourd'hui forte de la double consécration du temps et du succès. Avons-nous besoin d'ajouter que notre admiration reste la même, et que nous avons éprouvé un égal ravissement en écoutant, récité par des voix divines, ce grand poème si humain et comme palpitant à chaque page de ce quelque chose de vibrante dont parle Joseph de Maistre?

Naturellement avec les auditions l'éternelle glose a recommencé : belle musique, mais profane! trop de couleur et trop de drame pour l'église! comme si, dans une époque telle que la nôtre, il pouvait y avoir un idéal religieux en dehors de l'idéal poétique, comme si l'adagio du quatuor en ut mineur, le chœur d'Idoménée, n'étaient pas aussi bien des oratorios. Je vais plus loin, et je soutiens que, dans une période de foi, les morceaux dont je parle eussent naïvement accompagné les cérémonies du sanctuaire, car en ces temps-là tout ce qui touche à l'art étant empreint d'un caractère élevé, nulle ligne de démarcation n'existe entre le ciel et la terre, et ce qui appartient au monde appartient également au domaine de Dieu. Ces incompatibilités, c'est nous, fils d'un âge incrédule et gouailleur, qui les avons créées en cessant de respecter l'art, en poussant la musique vers les voies perverses où nous

la voyons se démener, et c'est si vrai que, lorsque nous cherchons une forme pour exprimer notre sentiment religieux, nous remontons le cours des ans, et fouillons dans la bibliothèque du passé, dont les airs de danse, par cela seul qu'ils furent composés naïvement comme peignait Van Eyck, comme écrivait Sébastien Bach, deviennent pour nous presque des psaumes. Vous mettez à contribution les formules dont se servait, il y a cent ans, Hændel, lorsqu'il travaillait pour le concert ou le théâtre, et chacun de s'édifier aussitôt, de murmurer : « A la bonne heure, voilà qui s'appelle de la musique d'église! >> mais alors faire vieux serait la suprême ressource, et l'église n'admettrait musicalement que ce qui est mort. Un tel propos ne se discute pas. Mozart, ni Beethoven, quand ils composent leur musique sacrée, ne se croient obligés de sacrifier à l'archaïsme. Le Lacrymosa du Requiem, l'Incarnatus de la Messe solennelle, parlent la même langue que la Flûte enchantée et que les symphonies. Ils gardent le costume de leur temps plutôt que d'aller se vêtir à l'ancienne mode. Verdi, dans sa Messe, n'a pas suivi d'autre système. Quant à ce reproche qu'on lui fait d'avoir dramatisé le texte, en vérité c'est nous la donner belle! Le drame! je voudrais bien savoir comment un musicien s'y prendrait pour l'éviter? J'ai cité Mozart et Beethoven, mais Orlando Lasso lui-même et Sébastien Bach sont dramatiques en pareil cas, et vous vous attendiez à voir un tempérament comme Verdi s'abstraire de son sujet, rester en dehors! c'était là ne connaître ni l'homme ni le musicien. Ce qu'il faut admirer au contraire dans cette musique, c'est la profonde émotion, la subjectivité du maître; le sujet ne lui vient pas par les côtés, il est tout entier dans son œuvre. De la première note à la dernière, il traduit, commente cette prose sublime selon sa conscience et selon son art; il s'humilie, implore, espérant tout de l'infinie miséricorde de ce Dieu qui laisse le champ libre au repentir. On sent que la mort ne prévaudra pas; même en ces ténèbres l'espoir luit par certaines éclaircies lumineuses; Agnus Dei, lux æterna! Vous pensez à Dante :

Una melodia dolce
Correva per l'aer luminoso.

Nous n'avons point à controverser la question de culte et d'orthodoxie; mais nous maintenons que ces cris d'angoisse et d'épouvante, ces regrets, ces prières, ces tendresses de l'âme qui se refuse obstinément à désespérer, tout cela jaillit du fond d'entrailles humaines, et c'est pourquoi l'œuvre durera.

L'exécution de cette année a plus d'ensemble encore et plus d'éclat. La basse est excellente, le ténor une vraie trouvaille, du moins pour nous, qui sommes condamnés à si rude abstinence. Nos ténors français du moment me font l'effet de ces paysans de Millet attachés à leur glèbe et poussant lourdement, péniblement la charrue. Remplir son labeur

quotidien, suffire à sa tâche et gagner ses appointemens comme l'artisan gagne sa journée n'est point tout; on y voudrait un peu de charme, et c'est ce qui nous manque. Aussi quel délicieux régal quand s'élève une voix sincère, une voix jeune, bien timbrée et de bon aloi! En outre M. Masini sait chanter, et telles phrases qui jusqu'alors passaient inaperçues, l'Ingemisco et l'offertoire par exemple, provoquent maintenant chaque fois un frémissement d'approbation. Je me tais sur les deux femmes pour ne pas me répéter; du côté de la Waldmann, mêmes qualités sympathiques, même résonnance; du côté de Teresa Stolz, même fulguration. Elle est partout présente, anime tout: sa voix, qui vient de se perdre dans les profondeurs de l'abîme, reparaît soudain parmi les astres; vous la suivez ému, ravi, car vous savez qu'en elle est la parole du maître, et qu'elle ne faillira pas. Depuis la Frezzolini, un tel foyer ne s'était vu. Nous connaissons tous la cantatrice; mais, si vous ne l'avez point vue au théâtre et voulez avoir un avant-goût de la tragédienne, écoutez la Stolz réciter les paroles finales du Libera: après les furieux déchaînemens de l'orchestre et des chœurs, ce parlando rapide, sourd, dit en a parte comme dans l'isolement de l'âme qui se replie sur ellemême, est d'un effet sublime, et si l'honneur revient à Verdi de l'avoir trouvé, celle qui le rend d'un pareil ton ne saurait être qu'une grande artiste. La restauration d'un théâtre italien à Paris offre assurément peu de chances, et nous n'avons assisté depuis des années qu'à des mésaventures; cette Messe de Verdi et la soudaine adoption par la société parisienne des virtuoses qui l'interprètent change l'aspect du tableau. Rien ne donne à supposer qu'une expérience habilement dirigée dans ce sens ne réussirait pas. Ce sont les maîtres qui font les troupes, et pour celle que nous entendons à cette heure, l'auteur de Rigoletto et d'Ayda est ce que fut jadis Rossini pour la troupe de Barbaja, ce que fut Meyerbeer pour celle de Véron. Verdi a créé cet ensemble à son image; qu'il s'installe à Paris l'hiver prochain, monte et dirige Ayda avec Teresa Stolz et la Waldmann, comme il a conduit l'exécution de sa Messe, et vous verrez si le grand public d'autrefois et si la mode leur feront défaut.

On sait que dans le principe Hamlet à l'Opéra n'eut pas d'autre raison d'être que la présence de Mlle Nilsson. Sans la blonde Suédoise, inventée tout exprès pour la figuration du personnage d'Ophélie, jamais l'ouvrage de M. Thomas n'eût enrichi le répertoire de notre première scène lyrique. Poème et partition ne savaient que devenir, personne n'en voulait, quand Mlle Nilsson, déjà célèbre au Théâtre-Lyrique, fut engagée à l'Opéra; le directeur de ce temps-là, habitué à considérer les choses de la musique par le seul côté de la mise en scène, et possédant son Shakspeare juste assez pour se dire que sa nouvelle pensionnaire, avec sa taille élancée et flexible, son regard étrange, ses cheveux blonds, devait ressembler à la fille de Polonius, M. Perrin comprit tout de suite le

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parti qu'on pouvait tirer de la situation au point de vue des belles recettes, et la virtuose fit le succès. Quiconque aura suivi la brillante Suédoise dans ce rôle jugera comme nous que c'est perdre sa peine que de chercher à l'y remplacer. Christine Nilsson ne représentait pas cette Ophélie, elle l'était, ou plutôt cette Ophélie était Christine Nilsson en personne; les auteurs avaient repris, remanié le rôle sur sa mesure, et fait entrer dans le portrait toutes les grâces caractéristiques, tous les signes particuliers du modèle. On pourrait presque dire que le quatrième acte, -espèce d'oasis dans le désert, fut écrit sinon pour la cantatrice, du moins au plein courant de son inspiration., Le musicien à qui venait d'échoir une telle bonne fortune en utilisa précieusement les avantages et travailla sur le sujet et sur place, absolument comme travaillent les grandes habilleuses du jour. Par ce côté, tout de circonstance, Hamlet se rattache à la catégorie des pièces dites à tiroir; c'est un cadre spécial fabriqué pour mettre en évidence et faire valoir jusque dans ses défauts la physionomie d'une virtuose exceptionnelle et dont l'individualité ne se conteste pas. Essayez de changer la figure en conservant le cadre, à la place de cette belle fille du nord aux yeux de walkyrie, à la voix pleine de vibrations et de fascinations inconnues, mettez qui vous voudrez : la Sessi, la Devriès, Mme Carvalho, vous aurez des effets de rencontre plus ou moins heureux; mais cet imprévu, cette poésie, cet idéal que la Nilsson avait, adieu tout cela! Christine Nilsson fut l'oiseau rare, l'édition princeps illustrée; Mme Carvalho tout bourgeoisement est venue nous offrir l'édition du Conservatoire avec corrections, modifications et variantes à l'usage des jeunes élèves. Ceux qui aiment à faire d'un plaisir un objet d'étude, à mêler le solfége au théâtre, utile dulci, seront contens. Vous êtes à l'Opéra, et si le spectacle vous assomme, vous tâchez de vous consoler en pensant que vous prenez une leçon de chant. Tout ce que la science, le talent, la haute école, peuvent suggérer de compensations, Me Carvalho vous le donne et vous le prodigue, elle porte son art merveilleux jusque dans la manière de se costumer, et nous avons entendu le premier soir de sa rentrée un de ses amis s'écrier: «Elle a dix-sept ans et sort du Sacré-Cœur! » Mais tout cela ne fait pas qu'elle soit une bonne Ophélie. Ce rôle impose à la cantatrice trois conditions: il lui faut de la jeunesse, une voix timbrée en son medium, vibrante en ses altitudes, et beaucoup de spontanéité, c'est-à-dire encore et toujours de la jeunesse.

Or, quand elle créa le rôle, Christine Nilsson avait vingt-cinq ans, et sa voix comme sa personnalité venaient de donner leur mesure dans la reine de la nuit de la Flûte enchantée. On vous contera que le talent, la science, le grand art, tiennent lieu de tout, n'en croyez pas un mot; rien ne remplace le don de Dieu, certains effets veulent être obtenus comme en se jouant. Vous souvient-il de ce qu'était la Suédoise dans la scène de folie au quatrième acte? Quel entrain, quel brio démoniaque

et quel naturel! Les gammes chromatiques jaillissaient en fusées, les trilles battaient, se succédaient avec cette profusion, cette justesse inconsciente, qui vous émerveillent quand vous écoutez chanter un oiseau, et ce geste imprévu, bizarre, presque gauche, qu'elle fixait sur la dernière cadence, immobile, l'œil hagard, les bras étendus en croix, où le prenait-elle sinon dans la spontanéité de tout son être ravi et palpitant sous l'émotion? Ce n'était qu'un éclair que traversait l'idéal entrevu par Shakspeare, et n'est pas qui veut la belle Ophélie, même pour un quart d'heure. Mme Carvalho apporte à l'exécution de cette scène décisive toutes les ressources d'une grande cantatrice émérite, rien de plus; elle s'en tire, mais ne l'enlève pas. Avec elle, nous en sommes réduits à l'ordinaire de ce personnage de Molière qui veut qu'on fasse grande chère sans argent. Dans l'art comme ailleurs, l'étude et l'expérience ont leur prix, mais il est aussi d'autres monnaies ayant cours : la jeunesse, la voix, l'inspiration; ces trésors-là, Christine Nilsson, encore presqu'à ses débuts, ne vous les marchandait pas. Elle se dépensait librement, semait l'or, elle était du parti de maître Jacques contre Harpagon et vous faisait grande chère avec beaucoup d'argent. Le directeur de notre première scène lyrique n'eût peut-être pas demandé mieux que de laisser à l'Opéra-Comique la docte interprète de Mireille et de Roméo et Juliette. Malheureusement les circonstances le pressaient, force était pour lui de sortir de l'embarras où le mettait la subite disparition de son étoile errante. Nilsson manquait, Devriès se récusait obstinément; il s'est adressé à Mme Carvalho, et, l'engagement conclu à bon prix, comme on pense, il fallait que Mine Carvalho réussît. On ne se lasse pas de gémir, on déblatère contre les gros appointemens qui vous rendent la vie impossible, et en attendant on les paie, et pour rentrer dans son argent on pousse soi-même à la roue, on fabrique des succès et des ovations qui vont doubler et quadrupler des exigences avec lesquelles il va falloir compter le lendemain; c'est ce qu'en langage vulgaire on appelle un cercle vicieux ainsi va le monde.

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L'affiche cependant commence à varier peu à peu son thème. Voici maintenant les Huguenots, plus tard viendront Robert le Diable et Don Juan. On parle aussi du Comte Ory pour accompagner le nouveau ballet. Tout l'intérêt de cette reprise des Huguenots se concentrait sur Gabrielle Krauss jouant pour la première fois Valentine, un des plus beaux rôles du répertoire et des plus scabreux. Valentine en effet mène tout, Meyerbeer a fait de ce personnage l'âme de sa tragédie lyrique; à côté d'elle, Raoul n'est qu'un novice, un bachelier sentimental et chaste, presque imberbe, qui ne connaît rien de la vie et n'ose encore s'émanciper de la tutelle de son vieux domestique. Ce qui la plupart du temps nous empêche de mettre au point les figures du tableau, c'est la manière dont on nous les présente; il faut aussi compter avec le physique de l'acteur, et jamais un ténor de la corpulence de ceux auxquels nous

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