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connaître1. Dès que cet homme sait qu'il existe, dès qu'il se connaît, il se trouve un être imparfait, limité, fini; et, en même temps qu'il sent ses imperfections et ses bornes, il conçoit un être infini et parfait. Il ne s'agit pas plus d'un être infini abstrait que d'un être fini abstrait. Nous ne sommes pas encore dans l'abstraction ni dans la logique, nous sommes dans la réalité et dans la psychologie. Rien n'est général, tout est particulier : c'est un être particulier qui se sent imparfait et fini, et qui part de là pour concevoir un être tout aussi réel que lui-même, mais infini et parfait 2. Plus tard, voyant sa psychologie méconnue, attaquée par la logique de l'école sensualiste, ici, par celui qu'on pourrait appeler le Locke français, Gassendi, là par un compatriote de Locke, dont Locke ne se doute pas qu'il est le disciple, Hobbes; Descartes, étonné et irrité, se défend tantôt bien et tantôt mal; quelquefois il renvoie à leurs auteurs leurs prémisses abstraites 3, et demeure sur le solide terrain des faits de conscience; quelquefois aussi, pour battre ses adversaires avec leurs propres armes, il met ou laisse mettre en syllogismes ses faits de conscience, et défend ces syllogismes au pied de la logique ordinaire. La vérité est que ce ne sont pas là des questions de logique, mais de psychologie. L'honneur de l'école écossaise est d'être une école psychologique; son tort, surtout en 1742, est de n'avoir point eu une psychologie assez profonde pour atteindre à celle de Descartes, et pour entrer naturellement, et par la porte légitime, dans la grande métaphysique et dans la vraie ontologie.

Attentifs à nous préserver de tout esprit de système, et toujours guidés par le sens commun, qui accepte tout ce qui est vrai et ne rejette que ce qui est faux, après avoir soutenu la démonstration cartésienne, nous recevons très-volontiers la preuve a posteriori si chère à Locke, et que Hutcheson reprend en sous-œuvre et développe avec complaisance. Cette preuve est, à nos yeux, et très-solide et très-lumineuse; nous ferons remarquer seulement qu'elle repose, en dernière analyse, sur le principe de causalité et sur la loi qui fait précisément la majeure de l'argument cartésien, à savoir qu'il doit y avoir au moins dans la cause tout ce qui paraît dans l'effet. Or, Hutcheson, pas plus que Locke, ne discerne le principe de causalité, ce principe que ses successeurs et singulièrement Reid doivent un jour mettre en lumière et défendre avec tant de force contre les attaques de Hume. Hutcheson fait comme Locke, il le remarque à peine; et pourtant, ôtez ce prin'Nous avons prouvé que Je pense, donc je suis, n'était pas un syllogisme, t. I, leç. vi, p. 27, 35, et t. V, leç. vi, Ibid. Ibid. 213. et 2 série, t. III, leçon xxv.

P.

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T. III, p. 66,

cipe, toute l'intelligence qui brille dans le monde et dans l'homme ne fait pas sortir de l'enceinte de l'humanité et du monde. La théodicée est fondée sur le principe de causalité; ce principe ne vient des sens par aucune abstraction et généralisation, car il est universel et nécessaire; et c'est un principe rationnel a pricri qui fait la force de ces mêmes preuves empiriques auxquelles Hutcheson prête une valeur exclusive. Ainsi, sans le principe de causalité et la loi qui y est attachée, même au sein de ce magnifique univers, il n'y a pas de Dieu pour l'homme. Il y a plus avec le principe de causalité, vous aurez un Dieu, il est vrai, mais un Dieu qui sera égal ou supérieur à ce qu'il a fait, un Dieu dont l'intelligence, la force, la bonté, surpasseront, jusqu'à un certain point, la bonté, la force et l'intelligence manifestée dans l'univers; vous n'aurez pas un Dieu qui soit vraiment parfait et possède en un degré vraiment infini toutes les qualités de son ouvrage. En effet, l'homme et le monde trahissent une intelligence, une bonté et même une force trèsgrandes, mais qui ne sont ni parfaites ni infinies. C'est pourtant cette notion de perfection infinie attribuée à la cause du monde et de l'homme qui constitue la vraie et entière idée de Dieu. Hutcheson définit Dieu : «Un être très-supérieur à l'homme, gouvernant l'univers par sa raison et sa sagesse1.» Cette définition est très-défectueuse. Dieu n'est pas seulement de beaucoup supérieur à l'homme et au monde, il leur est supérieur infiniment, de toute la différence qui sépare le fini de l'infini, le contingent du nécessaire, le relatif de l'absolu. On peut dire qu'il y a à la fois une ressemblance intime entre Dieu et le monde, puisque l'effet ne peut pas ne pas exprimer la cause en un certain degré, et aussi qu'il y a entre le monde et Dieu l'abîme qui sépare l'infini de tout ce qui n'est pas précisément lui2. Si donc le principe de causalité commence la théodicée, l'idée seule de l'infini l'achève. Or Locke et Hutcheson emploient le principe de causalité sans en avoir le droit, et ils détruisent l'idée de l'infini en la confondant avec celle de l'indéfini.

On voit par là à quel point les deux démonstrations de l'existence de Dieu, a priori et a posteriori, loin de s'exclure, se soutiennent réciproquement. Supprimez le spectacle admirable du monde et de l'âme, jamais la raison n'en rechercherait la cause; il faut donc armer la raison du principe de causalité pour qu'elle s'élève au-dessus de ce monde et

1 Pars III, cap. 1 : « Ut autem constet quæ vis huic nomini subsit, Deum primo ■ dicimus naturam quamdam humano genere multo superiorem, mundum hunc universum ratione et consilio moderantem. » — Sur cette ressemblance et cette différence, voyez nos écrits, passim, et particulièrement t. II, leç. XXIV, p. 393.

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par delà l'humanité. Supprimez l'idée d'absolue perfection et d'infinitude, quelle portée est laissée à la sensibilité et à la conscience, quelle vertu peuvent avoir, pour nous révéler un Dieu parfait, l'homme et le monde où tout est mêlé, tout est imparfait, où l'ombre est à côté de la lumière, et tant de misères à côté de tant de grandeurs? Il faut donc unir la raison et l'expérience, l'esprit et les scns, pour compléter et fortifier leurs témoignages l'un par l'autre, et, sur ce double fondement, nous élever à la meilleure connaissance de Dieu.

Hutcheson consacre plusieurs chapitres à l'exposition de tous les at tributs de Dieu. Je trouve qu'il les déduit les uns des autres un peu trop géométriquement, comme l'avait fait Clarke lui-même, et comme, en général, le font trop les métaphysiciens. Hutcheson eût été plus vrai et plus lumineux si, substituant une induction sublime et sûre à l'aveugle déduction, il se fût contenté de tirer les attributs de l'auteur du monde et de l'homme des attributs mêmes de l'homme et du monde, en ajoutant la perfection et l'infinitude1. Il est fâcheux de réunir en soi les défauts contraires de deux méthodes opposées, de la théodicée rationnelle et de la théodicée expérimentale : il faut choisir.

Il m'est impossible de ne pas admirer comment Hutcheson, après avoir déclaré la nature des êtres et des substances inaccessibles à notre esprit, entre résolument dans la nature de Dieu, et, à l'endroit de cet être, de cette substance qui n'est pas, ce semble, la plus facile de toutes à connaître, arrive à une connaissance intime et profonde qui aurait dû étonner un peu l'humilité de sa philosophie. En principe, Hutcheson déclare que nous ne pouvons pénétrer dans la nature des choses; et, dans l'application, il traite avec tant de détail des attributs, des vertus et des opérations de Dieu, qu'en vérité on se demande ce qu'après cela il reste de Dieu qui lui demeure inaccessible. Je relève cette contradiction dans Hutcheson parce qu'elle a passé dans l'école écossaise. Au fond, cette école est dogmatique comme le sens commun et l'humanité; mais souvent elle met en avant sur les limites de la connaissance humaine, des maximes d'une telle timidité que, si elles les suivait fidèlement, elle ne serait qu'une école empirique, condamnée au scepticisme sur tous les grands objets de la pensée.

Hutcheson fait un dénombrement très-considérable des attributs de Dieu : indépendance et nécessité, unité, immatérialité, simplicité, immutabilité, immensité, éternité, infinité même plus ou moins bien entendue, omniscience, omnipotence, etc. Mais savez-vous par où finit cette liste si

'Sur cette induction, voyez surtout le t. II, p. 847, 390, etc.

longue? Par cet attribut médiocrement en harmonie avec ce qui précéde, l'incompréhensibilité.

D'après Hutcheson, nous savons certainement que Dieu existe, de plus nous connaissons si bien ses attributs propres et naturels, que nous les déduisons les uns des autres comme des équations algébriques1. Comment donc se fait-il maintenant qu'il nous soit incompréhensible? C'est, dit Hutcheson, qu'il est infini. Je réponds que, pour Hutcheson, l'infini ne doit être, comme pour Locke, qu'une augmentation indéfinie des qualités du fini; dans ce cas l'infini ne serait que le fini; il ne serait donc pas incompréhensible. Mais Hutcheson a plus raison qu'il ne devrait. Dieu est vraiment infini, et par là en effet, l'incompréhensibilité lui appartient; mais il faut bien entendre dans quel sens et dans quelle

mesure.

Disons d'abord que Dieu n'est point absolument incompréhensible, par cette raison manifeste, qu'étant la cause de cet univers, il y passe et s'y réfléchit comme la cause dans l'effet par là nous le connaissons. «Les cieux racontent sa gloire2, » et « depuis la création3, ses vertus invisibles sont rendues visibles dans ses ouvrages; » sa puissance, dans les milliers de mondes semés dans les déserts animés de l'espace; son intelligence, dans leurs lois harmonieuses; enfin, ce qu'il y a en lui de plus auguste, dans les sentiments de vertu, de sainteté et d'amour que contient le cœur de l'homme. Et il faut bien que Dieu ne nous soit point incompréhensible, puisque toutes les nations s'entretiennent de Dieu depuis le premier jour de la vie intellectuelle de l'humanité.

Oui, Dieu, comme cause de l'univers, s'y révèle pour nous; mais Dieu n'est pas seulement la cause de l'univers, il en est la cause parfaite et infinie, possédant en soi, non pas une perfection relative, qui n'est qu'un degré d'imperfection, mais une perfection absolue, une infinitude qui n'est pas seulement le fini multiplié par lui-même en des proportions que l'esprit humain peut toujours accroître; mais une infinitude vraie, c'est-à-dire l'absolue négation de toutes bornes dans toutes les puissances de son être. Dès lors, il répugne qu'un effet indéfini exprime adéquatement une cause infinie, il répugne donc que nous puissions connaître absolument Dieu par le monde et par l'homme, car Dieu n'y est pas tout entier. Songez-y: pour comprendre l'infini, il faut le comprendre infiniment, et cela nous est interdit. Dieu, tout en se manifestant, retient quelque chose en soi que nulle chose finie ne peut

Pars III, cap. 11, De virtutibus Dei naturalibus. - 'Le psalmiste.
Passim, et surtout t. II,
p. 393.

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manifester ni par conséquent nous permettre de comprendre absolument. Il reste donc en Dieu, malgré l'univers et l'homme, quelque chose d'inconnu, d'impénétrable, d'incompréhensible. Par delà les incommensurables espaces de l'univers, et sous toutes les profondeurs de l'âme humaine, Dieu nous échappe dans cette infinitude inépuisable d'où sa puissance infinie peut tirer sans fin de nouveaux mondes, de nouveaux êtres, de nouvelles manifestations qui ne l'épuiseraient pas plus que toutes les autres. Dieu nous est par là incompréhensible; mais cette incompréhensibilité même, nous en avons une idée nette et précise, car nous avons l'idée la plus précise de l'infinitude. Et cette idée n'est pas en nous un raffinement métaphysique; c'est une conception simple et primitive qui nous éclaire dès notre entrée en ce monde, lumineuse et obscure tout ensemble, expliquant tout et n'étant expliquée par rien, parce qu'elle nous porte d'abord au faîte et à la limite de toute explication. Quelque chose d'inexplicable à la pensée, voilà où tend la pensée elle-même; l'Etre infini, voilà le principe nécessaire de tous les êtres relatifs et finis. La raison n'explique pas l'inexplicable; elle le conçoit. Elle ne peut comprendre d'une manière absolue l'infinitude, elle la comprend en quelque degré dans ses manifestations indéfinies qui la découvrent et qui la voilent; et de plus, comme on l'a dit, elle la comprend en tant qu'incompréhensible.

C'est donc une égale erreur de déclarer Dieu absolument compréhensible et absolument incompréhensible. Il est l'un et l'autre, invisible et présent partout, répandu et retiré en lui-même, dans le monde, et hors du monde, si familier, si intime à ses créatures qu'on le voit en ouvrant les yeux, qu'on le sent en sentant battre son cœur ; et en même temps inaccessible dans son impénétrable majesté, mêlé à tout et séparé de tout, se manifestant dans la vie universelle et y laissant paraître à peine une ombre éphémère de son essence éternelle, se communiquant sans cesse et demeurant incommunicable, à la fois le Dieu vivant et le Dieu caché, Deus vivus et Deus absconditus 1.

Excusez ces longueurs, elles ne sont point inutiles : il fallait, dès l'abord, vous montrer dans la psychologie et la métaphysique d'Hutcheson le germe des qualités et des défauts de la psychologie et de la métaphysique écossaise. Les fondateurs de dynasties ont droit à l'atten

'Otez l'un ou l'autre des deux termes de cette antithèse, ou plutôt de cette harmonie, et vous avez le Dieu - Univers du panthéisme, ou le Dieu mort de la scholastique. Voy. t. II, p. 388-394, et les dernières pages de l'avant-propos de notre écrit Des Pensées de Pascal.

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