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י.

JOURNAL

DES SAVANTS.

JUILLET 1846.

De la philosophie écossaise.

Pour bien comprendre et apprécier une école philosophique, il faut l'étudier dans le temps où elle est née, et au milieu des circonstances qui lui ont donné naissance ou qui ont favorisé son développement. Quand je recherche d'où peuvent être venus à la philosophie écossaise le spiritualisme éclairé, le bon sens et la forte moralité qui la distinguent, j'en aperçois deux causes diversement puissantes. D'abord il se formait, de plusieurs côtés, une assez vive réaction contre le système de Locke, ou du moins contre les conséquences qu'en avaient promptement tirées les disciples intempérants du sage auteur de l'Essai sur l'entendement humain. Et puis il était naturel que les interprètes de cette révolte du sens commun et de la moralité publique parussent plus particulièrement dans un pays justement célèbre pour son bon sens et son esprit moral et religieux.

Dans le premier quart du xvm siècle, la philosophie de Locke était en possession de la domination philosophique en Angleterre. Elle avait pénétré partout. Déjà même, sur le continent, elle comptait de nombreux partisans. C'était le temps où Voltaire allait lui gagner la France entière. Cet étonnant succès, qui semblait s'accroître chaque jour, n'était pourtant pas sans contradicteurs. Locke en avait rencontré dès son vivant et dans son propre pays. Newton, malgré son amitié pour lui,

s'en était séparé en philosophie. Dans une lettre intime, du 16 septembre 16931, Newton avoue à Locke qu'il lui est venu la pensée qu'il renversait les fondements de la morale par le principe avancé dans le premier livre de son ouvrage : il lui confesse qu'il l'a regardé comme un partisan de Hobbes. Si, du vivant même de Locke et dans tout l'éclat de sa renommée, sa doctrine avait inspiré à un homme tel que Newton des doutes aussi graves, qu'on juge de ce qui dut arriver après sa mort, lorsque les écrivains qui s'intitulaient libres penseurs, et dont plusieurs étaient ses amis et ses élèves, firent paraître ce que renfermait le système où ils puisaient leurs inspirations. Les écrits de Dodwel2, de Collins3, de Mandeville", de Toland, contenaient les attaques les plus audacieuses, non-seulement contre la religion révélée, mais contre la religion naturelle et contre les principes de toute morale. La liberté de l'homme et la vertu désintéressée étaient particulièrement les objets de leur ingénieux et hardi scepticisme. Toute idée dont on ne retrouvait pas aisément l'origine dans les impressions des sens, était mise en doute. L'Église menacée dans ses dogmes se défendit; et, hors de l'Église, plus d'un esprit élevé et généreux se portèrent au secours de la raison et de la vertu. De là, contre la philosophie de Locke, une opposition tantôt exagérée et violente, tantôt sérieuse et mesurée. L'interprète le plus considérable de cette opposition fut un disciple de Newton, Samuel Clarke, dont le nom demeure honorablement attaché à la défense de la liberté humaine et de la divine providence". Schaftsbury lui-même n'avait pas craint de faire remonter à Locke la triste philosophie qui commençait à se répandre. On ne pouvait accuser Schaftsbury de jalousie ou d'animosité envers Locke. C'était un grand seigneur étranger aux querelles des lettrés ; c'était de plus un ami particulier de Locke; il aimait et vénérait sa personne; il était reconnaissant des soins qu'il en avait reçus dans son enfance; il partageait ses opinions reli

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Elle est rapportée par M. Dugald-Stewart, dans le discours préliminaire de l'Encyclopédie britannique, II partie, section 2°, et 2° série de nos Cours, t. III, leç. xv, sur la vie de Locke. — Discours épistolaire où l'on prouve, par l'Ecriture et par les premiers Pères, que l'âme est un principe naturellement mortel. Londres, 1706. Voyez la lettre à Dodwel et la réplique à Clarke, recueillies et traduites en français sous ce titre : Essai sur la nature et la destination de l'âme, 1769; voyez aussi les Discours sur la liberté de penser, les Recherches philosophiques sur la liberté, etc.* Fable des Abeilles, 1706, avec le commentaire, 1714, 2° édit., 1723; avec six nouveaux dialogues, 1729 et 1732. Il y en a une traduction française en 4 vol. de 1750. Adeisidemon, 1708, les Lettres à Séréna, 1704, etc. - • OEuvres de Samuel Clarke, 4 vol. in-fol., 1738. Voyez particulièrement ses Réponses à Dodwel.

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gieuses et politiques, qui étaient celles de toute sa famille'. Dans une de ses lettres à un jeune gentilhomme qui étudie à l'Université, il fait un juste éloge de l'Essai sur l'entendement humain : « Je ne suis pas fâché, dit-il2, de vous avoir prêté l'essai de M. Locke sur l'entendement humain. Il est aussi de mise à l'Université que dans le monde, et aussi propre à nous diriger dans les affaires de la vie que dans les sciences. Je ne connais aucun savant qui ait autant contribué que lui à retirer la philosophie de l'état de barbarie, à l'introduire dans le monde poli, et à la faire recevoir de ces hommes élégants à qui elle aurait fait horreur sous son ancienne forme. Il nous a appris à penser et à raisonner. » Schaftsbury parle ici comme le fit plus tard Voltaire; mais ailleurs il devance Rousseau et Turgot3. «En général tous nos esprits forts, qu'on appelle orninairement libres penseurs, ont adopté les principes de Hobbes. M. Locke, que j'honore infiniment, dont j'estime beaucoup les écrits sur le gouvernement, la politique, le commerce, les monnaies, l'éducation, la tolérance, etc., qui était un chrétien zélé et un bon croyant, comme je puis le témoigner, l'ayant connu très-particulièrement, a aussi donné dans le même travers, de sorte que les Tindals et les autres. amateurs de la liberté de penser se regardent comme ses disciples.... C'est M. Locke qui a porté le premier coup. Le caractère servile et les principes rampants de Hobbes, en fait de politique, sont une production empoisonnée de la philosophie de Locke. C'est Locke qui a renversé tous les fondements de la morale; il a détruit l'ordre et la vertu dans le monde, en prétendant que leurs idées, ainsi que celle de Dieu, étaient acquises et non pas innées, et que la nature ne nous avait donné aucun principe d'équité. Il joue misérablement sur le mot d'idée innée, et ce mot bien entendu signifie seulement une idée naturelle ou conforme à notre nature. Car qu'importe, au point de vue de la question, la naissance ou la sortie du fœtus hors du sein maternel? Il ne s'agit point du temps auquel nos idées se forment, ni du moment auquel un corps sort d'un autre; il s'agit de savoir si la constitution de l'homme est telle, que, devenu adulte, soit plus tôt soit plus tard, ce qui est assez indifférent en soi, l'idée de l'ordre et de la vertu ainsi que celle de Dieu naissent nécessairement et inévitablement en lui.... La vertu, suivant Locke, n'a point d'autre mesure, d'autre loi ni d'autre règle, que la mode et la coutume. La justice, la morale et l'équité, dépendent de la loi et de Sur les relations intimes de Locke avec Schaftsbury, voyez 2 série de nos Cours, t. III, la leçon sur la vie de Locke. Lettre 1", t. III, P. 318, de la traduction française, I" série de nos Cours, t. III, p. 203-214.- Lettre vIII,

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p. 350.

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la volonté. Dieu est libre et parfaitement libre de faire consister le bien et le mal en ce qu'il juge à propos de rendre bon ou mauvais selon son bon plaisir. Il peut, s'il le veut, faire que le vice soit vertu et que la vertu soit vice. C'est lui qui a institué le bien et le mal. Tout est de soi indifférent; et il n'y a ni bien ni mal qui découle de la nature des choses. De là vient que notre esprit n'a aucune idée du bien et du mal qui lui soit naturellement empreinte. L'expérience et notre catéchisme nous donnent l'idée du juste et de l'injuste. Il faut apparemment qu'il y ait aussi un cathéchisme pour les oiseaux qui leur apprenne à faire leurs nids et à voler quand ils ont des ailes.... Les puérilités scolastiques des siècles d'ignorance ont été remplacées, dans cet âge de science et de liberté, par une philosophie contraire, d'un génie particulier, et fort goûtée des gens d'esprit qui ont secoué le joug que l'on voulait imposer à leur liberté de penser. Mais je ne sais si ce changement n'est pas un remède aussi mauvais que le mal. »

Faites attention, je vous prie, au caractère de tous ces passages : l'esprit libéral y est empreint à chaque ligne. Ce ne sont point ici les anciens préjugés aux prises avec les paradoxes de la philosophie à la mode; c'est la liberté de penser protestant contre la licence qui s'autorise de son nom; c'est une philosophie généreuse s'efforçant d'arrêter des égarements capables de rendre toute philosophie suspecte à l'humanité. De tels accents ne pouvaient manquer d'être entendus dans une grande nation. En France, l'auteur de la Profession de foi du vicaire savoyard1 ne fit guère qu'étonner les âmes, parce qu'elles étaient en quelque sorte occupées par la philosophie régnante. Mais, supposez qu'il fût venu un peu plus tôt, et qu'il n'eût pas gâté ses écrits par sa vie et une admirable éloquence par tous les déréglements du paradoxe et de l'orgueil; supposez que Turgot, en quittant la Sorbonne, au lieu d'entrer dans les affaires, pour lesquelles il n'était pas né, se fût proposé une bien plus grande affaire que l'intendance de Limoges ou même l'administration du royaume, et qu'il eût formé autour de lui une école philosophique aussi libre que celle de l'Encyclopédie, mais plus raisonnable et plus honnête, je ne doute pas que l'école nouvelle n'eût au moins partagé la France. Ce que Rousseau et Turgot tentèrent vainement parmi nous dans la dernière moitié du xvII° siècle, de nobles et fermes esprits l'entreprirent chez nos voisins, dès le début du siècle, à l'exemple et sous l'inspiration de Schaftsbury.

Parmi les trois royaumes réunis sous le sceptre de la Grande-Bre

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