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XIV. LES RICHES ET LES AVARES.

L'histoire de Naboth est ancienne, et chaque jour la voit se renouveler. Quel est le riche, en effet, qui chaque jour ne désire pas le bien d'autrui? Parmi les plus opulents, quel est celui qui ne s'efforce pas d'expulser le pauvre de son champ et de chasser le malheureux de l'héritage de ses pères? Qui se contente de ce qu'il possède? Quel est le riche enfin dont les convoitises ne s'allument pas à la vue de la propriété voisine? Il n'est donc pas né qu'un Achab, mais, ce qui est pis, chaque jour Achab naît, et jamais il ne meurt à ce siècle. Si un périt, il s'en élève un grand nombre; il y a toujours plus d'hommes pour enlever que pour perdre. Il n'y a pas qu'un seul pauvre Naboth qui ait été tué; chaque jour Naboth est foulé aux pieds, chaque jour le pauvre est frappé de mort. Terrifié par ces exemples, le genre humain quitte la terre; le pauvre émigre avec ses petits, chargé de tout ce qui lui est cher; sa femme suit en pleurant, comme si elle accompagnait son mari au tombeau. Moins affligée cependant est celle qui déplore les funérailles des siens; car, si elle a perdu la protection de son mari, elle a du moins son tombeau; si elle n'a plus ses fils, du moins elle ne gémit pas sur leur exil, elle ne gémit pas sur la faim qui tourmente sa jeune famille, faim plus cruelle que la mort.

Jusqu'où étendez-vous, ô riches, vos désirs insensés? Prétendez-vous habiter seuls sur la terre? Pourquoi rejetez-vous celui que la nature a rendu votre égal, et réclamez-vous pour vous seuls la possession de toutes choses? La terre a été établie en commun pour les riches et pour les pauvres. Pourquoi vous attribuez-vous seuls, ô riches, un droit exclusif? La nature ne connaît pas de

riches, elle nous engendre tous pauvres car nous ne naissons pas avec des vêtements, et nous ne sommes pas engendrés avec de l'or et de l'argent. La nature nous met au jour, nus, ayant besoin d'aliments, de boisson, n'ayant pas de quoi nous couvrir, et elle reçoit nus ceux qu'elle a procréés; elle ne sait pas mesurer sur les limites de vastes domaines les limites d'un tombeau. Le coin d'un champ suffit également au pauvre et au riche, et la terre qui, durant sa vie, ne pouvait satisfaire les désirs du riche, comprend bientôt le riche tout entier. La nature ne sait donc pas discerner quand nous naissons, ni davantage quand nous mourons; elle nous crée tous semblables; tous semblables nous trouvons dans son sein, notre dernier asile. Qui distinguerait les morts? Ouvrez la terre et, si vous le pouvez, indiquez-moi le riche; peu après, remuez ce gazon, et, si vous reconnaissez le pauvre, reprochez-lui sa pauvreté. Quelle différence y a-t-il donc entre le pauvre et le riche, si ce n'est peut-être qu'avec celui-ci plus de choses périssent. Les étoffes de soie, les tissus brodés d'or, dont on enveloppe le corps du riche, sont une perte pour les vivants, non un secours pour les défunts. On te couvre de parfums, ô riche, et tu n'exhales que puanteur; ces ornements que tu dérobes à autrui, ne font rien pour ta laideur.

Et cependant tu laisses des héritiers, qui entrent en procès; tu laisses à des héritiers plutôt un dépôt héréditaire, qu'un commodat volontaire, et les voilà qui craignent de diminuer ce qui leur a été laissé, qui craignent même d'y toucher. Si ces héritiers sont gens de bien, ils gardent le dépôt; s'ils sont prodigues, ils le dissipent. Ainsi, ou tu condamnes des héritiers honnêtes à une perpétuelle inquiétude, ou tu mets des héritiers malhonnêtes à même de condamner tes actions.

Mais pourquoi penses-tu, durant ta vie, abonder de toutes choses? O riche, tu ne sais pas combien tu es pauvre, et combien tu souffres de manque, toi qui te pro

clames riche! Plus tu as et plus tu désires; et quelques richesses que tu amasses, cependant tu te trouves encore dans l'indigence. Le lucre enflamme l'avarice au lieu de l'éteindre. La cupidité a, pour ainsi dire, ses degrés; plus elle en a franchi, plus elle se hâte vers le sommet, d'où sa chute ne sera que plus grave. Cet homme était plus supportable lorsqu'il possédait moins; en considérant sa fortune, il se contentait de la médiocrité; son patrimoine, en s'accroissant, a tout à la fois accru la vivacité de ses désirs. Il ne veut pas dégénérer dans ses vœux, être pauvre dans ses désirs. Il y a donc en même temps chez lui deux choses intolérables: l'ambitieux espoir du riche, qui s'accroît, et l'habitude de mendier qui persiste.

Donne-moi, dit-il, ta vigne, et elle me servira de jardin potager. Voilà donc où tend toute cette folie, où aboutit cette fureur. Il s'agit d'avoir de l'espace pour de misérables légumes. Ce n'est donc pas l'utilité que vous recherchez dans la possession, c'est l'exclusion d'autrui que vous voulez. Vous avez plus soin de dépouiller le pauvre, que de vous enrichir vous-mêmes. Vous regardez comme injurieux pour vous que le pauvre ait quelque chose que l'on juge digne de la possession du riche. Vous considérez comme perdu pour vous tout ce qui n'est pas à vous. Quel plaisir trouvez-vous dans les nécessités que la nature oblige à satisfaire? C'est pour tous qu'a été créé ce monde, que vous, riches, qui êtes en petit nombre, vous vous efforcez de revendiquer pour vous. En effet, ce n'est pas uniquement la possession de la terre, mais le ciel même, l'air, la mer, que le petit nombre des riches voudrait tourner à son seul usage. Or cet air que tu' renfermes dans tes possessions immenses, combien de populations ne peut-il pas nourrir? Est-ce que les anges se sont divisé les espaces du ciel, pour que tu fasses de la terre un partage et que tu y traces des limites?

Le Prophète s'écrie: «Malheur à ceux qui ajoutent maison à maison et métairie à métairie! » Et il leur reproche leur impuissante avarice. Car ils voudraient ne point habiter avec des hommes, et c'est pourquoi ils excluent leurs voisins; mais ils ne peuvent éviter ce voisinage, parce que, lorsqu'ils ont exclu des premiers voisins, ils en trouvent d'autres; et lorsqu'ils les ont chassés, ils trouvent nécessairement encore d'autres voisins. Ils ne peuvent, en effet, habiter seuls sur la terre. Les oiseaux s'associent aux oiseaux, et c'est presque toujours par le vol d'une troupe considérable que le ciel est voilé comme par un nuage; les brebis se joignent aux brebis, les poissons aux poissons; les animaux ne regardent pas comme un dommage, mais comme un agréable commerce, cette communauté où ils vivent le plus souvent, et dans ces relations fréquentes ils trouvent une consolation en même temps qu'un secours. Toi seul, ô homme, tu repousses tout compagnon; tu estimes les bêtes, leur construis des demeures, et tu détruis les demeures des hommes. Tu introduis la mer dans tes domaines, afin de te procurer les monstres qui la peuplent; tu recules les limites de la terre pour ne pas avoir de voisin.

tu

Riches, vous enlevez tout aux pauvres; vous leur arrachez tout, vous ne leur laissez rien, et cependant c'est plutôt vous, riches, qui endurez les tourments de la pauvreté! Les pauvres sont affamés, lorsqu'ils n'ont rien; vous, lorsque vous regorgez de biens. C'est donc à vousmêmes que vous infligez le châtiment que vous voudriez faire supporter aux pauvres. Ainsi les désirs qui vous travaillent vous apportent toutes les misères de la plus complète pauvreté. Les pauvres, du moins, n'ont rien dont ils puissent faire usage; mais vous, ni vous ne vous servez de vos richesses, ni vous ne laissez autrui s'en servir. Vous arrachez l'or aux entrailles de la terre, mais c'est pour le cacher de nouveau, et que de vies vous enfouissez dans cet or!

Et pour qui réservez-vous ces biens? N'avez-vous pas lu ce qui est écrit du riche avare: «Il entasse des trésors et il ignore pour qui il les amasse. » Un héritier oisif attend votre mort, un héritier importun se plaint de ce que vous mourez trop tard. Pour lui, c'est un supplice que d'accroître son héritage; il se hâte de le dissiper. Or qu'y a-t-il de plus misérable que de ne pas même inspirer de reconnaissance à celui pour qui vous avez travaillé ? C'est pour lui que, pendant des journées entières, vous avez enduré les douleurs de la faim, ne pouvant consentir aux dépenses quotidiennes de votre table; c'est pour lui que vous vous préparez avec raffinement ces abstinences de chaque jour.

J'ai connu un riche qui, lorsqu'il partait pour la campagne, avait coutume de compter les petits pains qu'on lui apportait de la ville, afin de savoir par leur nombre le nombre de jours qu'il devait passer aux champs. Il ne voulait pas ouvrir son grenier, qu'il avait fermé, de peur d'en diminuer les amas. Chaque jour on prenait dans les provisions un seul pain, qui pouvait à peine rassasier cet avare. J'ai appris même d'une personne digne de foi, que si parfois on lui servait un œuf, il se plaignait de ce que l'on tuait ainsi un poulet. Je cite cet exemple, afin que vous sachiez que la justice de Dieu exerce des représailles, vengeant ainsi par vos jeûnes les larmes des

pauvres.

Quel acte religieux ce serait que le jeûne, si vous retranchiez pour les pauvres le luxe de vos repas ! Ce riche était à coup sûr moins blâmable, de la table duquel tombaient les restes que recueillait le pauvre Lazare, afin de se rassasier. Et cependant la table même de ce riche était servie de la substance des pauvres, et les vins qu'on versait dans sa coupe, qu'étaient-ils autre chose que le sang du grand nombre de ceux qu'il avait poussés au suicide?

Combien d'hommes périssent, ô riches, en pourvoyant à vos plaisirs? Funeste est votre faim, funeste votre

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