mocratique de la souveraineté du peuple. La Bruyère n'a pas tort : « Tout est dit, et l'on vient trop tard, depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. >> Revenons à notre analyse. Raison s'offre comme maîtresse à l'amant; elle est fille de Dieu, qui l'autorise à se faire aimer. Seule elle peut protéger l'homme contre les caprices de Fortune. A ce propos, Jean de Meung décrit le séjour de cette déesse et fait preuve de sens et d'imagination dans cette description allégorique qu'on n'a pas assez remarquée. Les détails nous entraîneraient trop loin, mais je veux au moins détacher de ce tableau l'image de l'enivrement et de l'inextinguible soif des imprudents qui s'abreuvent aux eaux de l'un des fleuves de Fortune : L'ung rent eaues (eaux) si docereuses, Si savouréës, si mielleuses, Qu'il n'est nus qui de celi boive, Boive en néis (même) plus qu'il ne doive, Qui sa soif en puisse estanchier, Raison puise dans l'histoire force arguments pour prouver les corruptions et les trahisons de Fortune, 1 Roman de la Rose, éd. Méon, t. II, p. 91, v. 6007 et suiv. et elle n'oublie ni Néron ni Crésus. Elle parle si longuement que son auditeur s'ennuie, et quelquefois si crûment, qu'il finit par lui demander compte des licences de son langage. Raison, sur ce point, aggrave ses torts par son apologie. Cet entretien, qui n'est guère qu'un monologue, ne contient pas moins de trois mille vers inutilement prodigués, car l'amant n'en est que plus décidé à poursuivre sa conquête. Après ce long sermon survient un personnage déjà introduit par Guillaume de Lorris : c'est Ami; et l'amitié, avec Jean de Meung, ne sera pas moins prolixe et peut-être plus licencieuse que Raison. Si la morale de Raison était équivoque, celle d'Ami ne l'est pas, étant mauvaise de tout point. Il regrette l'âge d'or, où l'on ne s'engageait pas irrévocablement, et il place dans la bouche d'un mari jaloux, qui finit par battre sa femme, une longue diatribe contre le mariage. Plus tard Jean de Meung nous dira sa pensée sur le célibat, et comme chez lui le célibat n'est pas traité plus favorablement que le mariage, nous ne voyons guère, ou mieux, nous voyons trop ce qu'il nous veut. Dans cette description de l'âge d'or renouvelée des Grecs et des Latins, le poëte a jeté quelques vers qui prouvent que son énergique pinceau peut s'adoucir dans l'occasion; je n'en apporterai pas d'autre preuve que ce passage où nous voyons que pendant cet âge d'innocence et de bonheur Zéphyr et Flore sa femme, « qui des fleurs est déesse et dame, » De floretes lor estendoient Les coustepointes qui rendoient Tel resplendor par ces herbages, Tant iert (elle était) par ses flors revelée. Rien n'est plus vif, plus gracieux, que ce petit tableau; mais Jean de Meung ne se complait pas à ces délicatesses, et à quelques pages de là nous le retrouvons rude, et même grossier, lorsque, plus hardi que ne le sera Voltaire, qui s'est contenté de dire: Le premier qui fut roi fut un soldat heureux", il explique ainsi l'origine de la royauté : Ung grant vilain entre eus eslurent Heureux temps où la supériorité sautait ainsi aux yeux! Ce mode d'élection se pratiquait après le premier cadastre de la terre, et comme garantie de la propriété, qui paraît à Jean de Meung, comme à J.-J. Rousseau, l'origine non-seulement de l'inégalité 1 Arbres touffus. 2 * Roman de la Rose, t. II, p. 198, v. 8461 et suiv. Mérope, acte 1, scène 111. -La hardiesse tant vantée du vers de Voltaire, dit spirituellement M. J.-J. Ampère, dɔit s'humilier devant celle de Jean de Meung. » Roman de la Rose, t. 11, p. 250, v. 9645 et suiv. des conditions, mais de tous les crimes qui déshonorent et qui épouvantent la terre. On voit que les rêveries les plus téméraires datent de loin; elles sont ici à la charge de l'ami qui endoctrine l'amant. C'est encore lui qui prend les femmes à partie et qui lance contre elles le plus insolent des réquisitoires. Il est vrai qu'il ne parle pas des bonnes; mais il a déjà eu soin de nous dire qu'il y a moins de bonnes femmes que de phénix. Or il n'y a jamais qu'un phénix. Ainsi, toutes les femmes étant trompeuses, il en résulte qu'il faut les tromper : c'est la seule conclusion qu'on puisse tirer de cet étrange et monstrueux discours de l'ami que trois mille vers achèvent à peine. Avec ce nouveau langage, le songe gracieux de Guillaume de Lorris dégénère sous Jean de Meung en mauvais rêve. L'amant n'en persiste pas moins dans son projet il s'adresse à Richesse pour arriver jusqu'à Bel-Accueil; mais le chemin de Folle-Largesse lui est interdit, et il serait contraint de renoncer à son entreprise, si Amour en personne, touché de sa fidélité, ne convoquait enfin le ban et l'arrière-ban de ses vassaux pour faire le siége de la tour où gémit Bel-Accueil. C'est ici que se dévoile le dessein principal de Jean de Meung, car il amène parmi les vassaux du dieu deux personnages nouveaux qu'Amour ne connaît pas et qu'il interroge : c'est Faux-Semblant et Contrainte-Abstinence. Faux-Semblant, nous l'avons dit, est le symbole du vice dont Tartuffe sera le type; dans cette ébauche puissante, se trouvent épars tous les traits, toutes les couleurs dont se formera le personnage de Molière; Molière les trouvera dans l'esquisse confuse et sur la riche palette de Jean de Meung; il en fera un caractère, un homme, un être vivant et concret. Faux-Semblant, quoiqu'il parle et même qu'il agisse, demeure à l'état d'abstraction et d'allégorie; c'est encore Papelardie, mais détachée de la muraille où Guillaume de Lorris l'avait fixée, plus vigoureusement peinte et mise en mouvement par des ressorts grossièrement ajustés. Il se trahit luimême il est l'instrument, la machine de guerre du poëte; il n'a qu'une vie d'emprunt; il se démasque complaisamment, tandis qu'il faut démasquer Tartuffe. Tartuffe pense comme Faux-Semblant, mais il ne dira pas comme lui : Trop a grant peine en laborer, J'aim (j'aime) miex devant la gent orer Du manteau de papelardie '. Tartuffe ne croit pas en Dieu, mais si on lui deman dait : « Donc ne crains-tu pas Dieu ? » il ne répon drait pas comme Faux-Semblant : « Non, certes. » Faux-Semblant nous dira avec la même impudence quels sont ses compagnons habituels : Je mains (demeure) avec les orguilleus, Et les grans besognes exploitent, Et vont traçant (cherchant) les grans pitances, 1 Roman de la Rose, t. II, p. 356, v. 11715. 11 |