LE CERF SE VOYANT DANS L'EAU
Dans le cristal d'une fontaine Un cerf se mirant autrefois Louait la beauté de son bois, Et ne pouvait qu'avecque peine Souffrir ses jambes de fuseaux,
dont il voyait l'objet se perdre dans les eaux. Quelle proportion de mes pieds à ma tête! Disait-il en voyant leur ombre avec douleur: Des taillis les plus hauts mon front atteint le faîte; Mes pieds ne me font point d'honneur. Tout en parlant de la sorte,
Un limier le fait partir.
Il tâche à se garantir;
Dans les forêts il s'emporte : Son bois, dommageable ornement, L'arrêtant à chaque moment, Nuit à l'office que lui rendent
Ses pieds de qui ses jours dépendent. I se dédit alors et maudit les présents Que le ciel lui fait tous les ans.
Nous faisons cas du beau, nous méprisons l'utile: Et le beau souvent nous détruit. Ce cerf blâme ses pieds qui le rendent agile; Il estime un bois qui lui nuit.
Rien ne sert de courir; il faut partir à point; Le lièvre et la tortue en sont un témoignage. Gageons, dit celle-ci, que vous n'atteindrez point Sitôt que moi ce but. Sitôt ! êtes-vous sage? Repartit l'animal léger :
Ma commère, il vous faut purger Avec quatre grains d'ellébore
Sage ou non, je parie encore. Ainsi fut fait ; et de tous deux On mit près du but les enjeux. Savoir quoi, ce n'est pas
Ni de quel juge l'on convint.
Notre lièvre n'avait que quatre pas à faire; J'entends de ceux qu'il fait lorsque, près d'être atteint, Il s'éloigne des chiens, les renvoie aux calendes, . Et leur fait arpenter les landes. Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter, Pour dormir, et pour écouter
D'où vient le vent, il laisse la tortue
Aller son train de sénateur.
Elle part, elle s'évertue;
Plante que les anciens croyaient propre à combattre la folie.
Elle se hâte avec lenteur.
Lui cependant méprise une telle victoire, Tient la gageure à peu de gloire, Croit qu'il y va de son honneur De partir tard. Il broute, il se repose; Il s'amuse à toute autre chose
Qu'à la gageure. A la fin, quand il vit Que l'autre touchait presque au bout de la carrière, Il partit comme un trait; mais les élans qu'il fit Furent vains la tortue arriva la première.
Eh bien! lui cria-t-elle, avais-je pas raison? De quoi vous sert votre vitesse? Moi l'emporter! et que serait-ce Si vous portiez une maison?
L'àne d'un jardinier se plaignait au Destin De ce qu'on le faisait lever devant l'aurore. Les coqs, lui disait-il, ont beau chanter matin, Je suis plus matineux encore.
Et pourquoi? pour porter des herbes au marché. Belle nécessité d'interrompre mon somme! Le Sort, de sa plainte touché,
Lui donne un autre maître; et l'animal de somme Passe du jardinier aux mains d'un corroyeur. La pesanteur des peaux et leur mauvaise odeur Eurent bientôt choqué l'impertinente bête. J'ai regret, disait-il, à mon premier seigneur : Encor, quand il tournait la tête,
J'attrapais, s'il m'en souvient bien,
Quelque morceau de chou qui ne me coutait rien : Mais ici point d'aubaine, ou si j'en ai quelqu'une : C'est de coups. Il obtint changement de fortune; Et sur l'état d'un charbonnier
Il fut couché tout le dernier.
Autre plainte. Quoi donc ! dit le Sort en colère,
Ce baudet-ci m'occupe autant
Que cent monarques pourraient faire ! Croit-il être le seul qui ne soit pas content? N'ai-je en l'esprit que son affaire?
Le Sort avait raison. Tous gens sont ainsi faits. Notre condition jamais ne nous contente; La pire est toujours la présente. Nous fatiguons le ciel à force de placets. Qu'à chacun Jupiter accorde sa requete, Nous lui romprons encor la tête.
LE SOLEIL ET LES GRENOUILLES
Aux noces d'un tyran tout le peuple en liesse 1 Noyait son souci dans les pots.
Ésope seul trouvait que les gens De témoigner tant d'allégresse. Le Soleil, disait-il, eut dessein autrefois De songer à l'hyménée.
Aussitôt on ouït, d'une commune voix, Se plaindre de leur destinée
Les citoyennes des étangs.
Que ferons-nous s'il lui vient des enfants? Dirent-elles au Sort; un seul Soleil à peine Se peut souffrir une demi-douzaine Mettra la mer à sec et tous ses habitants. dieu joncs et marais
notre race est détruite,
Bientôt on la verra réduite
A l'eau du Styx. Pour un pauvre animal, Grenouilles, à mon sens, ne raisonnaient pas mal.
LE VILLAGEOIS ET LE SERPENT
Ésope conte qu'un manānt,
Charitable autant que peu sage, Réjouissance.
Un jour d'hiver se promenant A l'entour de son héritage, Aperçut un serpent sur la neige étendu, Transi, gelé, perclus, immobile, rendu, N'ayant pas à vivre un quart d'heure. Le villageois le prend, l'emporte en sa demeure Et sans considérer quel sera le loyer1 D'une action de ce mérite,
Il l'étend le long du foyer, Le réchauffe, le ressuscite. L'animal engourdi sent à peine le chaud, Que l'âme lui revient avecque la colère. Il lève un peu la tête, et puis siffle aussitôt; Puis fait un long repli, puis tâche à faire un saut Contre son bienfaiteur, son sauveur et son père. Ingrat, dit le manant, voilà donc mon salaire! Tu mourras! A ces mots, plein d'un juste courroux, Il vous prend sa cognée, il vous tranche la bête; Il fait trois serpents de deux coups,
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