Obrazy na stronie
PDF
ePub

curien, la vertu et la jouissance individuelles, aboutissent à un résultat identique : l'homme est un vase beaucoup trop faible pour entrer en lutte contre l'univers entier. Le sceptique à son tour qui a cherché le repos par le moi, a été lancé dans l'agitation délétère de l'éternel procès dialectique: il se voit condamné à contredire à tout jamais toute assertion positive. Le stoïcien est obligé de confesser que l'homme est trop faible pour être heureux; l'épicurien reconnaît que le monde est trop mauvais pour qu'on puisse être heureux; tandis que le sceptique irrité s'écrie que l'homme et l'univers sont par trop problématiques pour qu'il puisse être question de bonheur. Restait une dernière ressource devant laquelle le stoïcien et l'épicurien ne reculèrent pas. Comment le sage pourrait-il être vaincu et devenir malheureux? Ne lui reste-t-il pas la suprême ressource de se donner la mort? De sorte que cette prétendue victoire sur le monde aboutit à le fuir, à se sauver en se détruisant! Peut-on avouer plus clairement la complète défaite de ce moi, d'abord si sûr de lui-même ? En cherchant à ne compter que sur lui, le moi humain avait transformé le non-moi tout entier en quelque chose de mauvais. La vie est un mal, s'écrie Sénèque, l'univers est un mal, le moi à son tour qui est trop faible pour tenir tête au non-moi, est lui aussi un mal.

Voilà comment le monde gréco-romain en était venu à un résultat qui avait été le point de départ de la civilisation juive. La confiance en la gloire de l'humanité a décidément pris fin. D'une génération à l'autre on entend augmenter les plaintes sur les faiblesses, les misères, les péchés de la nature humaine, qui hors d'état de plaire aux dieux, est devenue l'objet de leur colère. La philosophie grecque sur le déclin répète les lamentations que la conscience juive avait connues dès les premiers temps historiques. C'est d'abord le corps qui est le grand obstacle, quoique Sénèque reconnaisse que la cause du mal est bien en nous, dans le plus profond de notre être. Ce péché qui a son siége dans l'esprit exerce son action sur l'humanité tout entière. Nous sommes tous esclaves du péché, dit Sénèque, avec cette seule différence que la chaîne de l'un est

plus longue que celle de l'autre ; seulement, tandis que le sage se regimbe contre sa croix, le fou y plante de nouveaux clous. Nos ancêtres se sont plaints, nous nous plaignons, la postérité se plaindra à son tour de la corruption des mœurs, du règne de la méchanceté; de ce que l'humanité va en empirant et de ce que toutes les choses saintes sont en décadence. Mais il en a été et il en sera toujours de même. On surprend les échos des psaumes de la pénitence et les dispositions d'un jour d'humiliation et de jeûne, chez ces sages qui s'étaient livrés à tous les efforts imaginables pour trouver en eux-mêmes appui et consolation contre les maux du monde extérieur. Ce désespoir et cette mélancolie n'ont du reste rien d'efféminé, ni de maladif; c'est bien la mâle douleur d'une race qui n'a pas été matée. Pour la première fois le paganisme proclame la nature humaine pécheresse et contemple ce monde comme une vallée de larmes.

Mais comment peut-il en être ainsi, si l'homme et le monde ont été créés par un Dieu intelligent, sage et bon? Aussi le plus grand penseur du premier siècle, chez lequel le platonisme et le stoïcisme se rejoignent, avec une prédominance du premier, Plutarque, n'hésite-t-il pas à admettre un mauvais principe primitif. A l'en croire, cette foi au diable aurait été partagée par la plupart et par les meilleurs d'entre les philosophes. Fallût-il reconnaître ici une influence des idées juives, la disposition à les accueillir n'en impliquerait pas moins que le monde grec avait dû renoncer à son idéal.

Les tentatives infructueuses des philosophes pratiques pour trouver dans la force humaine le moyen d'être heureux, avaient fait naître le besoin d'une rédemption objective. Le besoin d'un secours d'en haut, si général et si profond à cette époque, était la conséquence de cette étude de soi-même excessive, cultivée par les stoïciens, les épicuriens et les sceptiques. Les malheurs publics, à partir du commencement de l'empire, avaient contribué à rendre plus acéré encore cet aiguillon de la connaissance de soi-même. Les tristes faits dont on était journellement témoin, ne confirmaient que trop les déclarations peu flatteuses des diverses écoles philosophiques sur la nature

[ocr errors]

humaine aussi les sages n'eurent-ils bientôt pour unique mission que de délivrer des misères de l'époque et du péché qui minait le cœur même de l'homme. Avant de commencer à philosopher, chacun doit reconnaître ses propres faiblesses et le besoin qu'il a d'un puissant secours. Celui qui aspire à devenir bon doit, en tout premier lieu, reconnaître qu'il est méchant. Le philosophe est avant tout un médecin auquel s'adressent, non pas les gens en santé, mais les malades: il n'enseigne pas, il guérit; il doit réveiller tout premièrement chez ses disciples le sentiment de leur misère et de leur ignorance. Ce qu'il s'agit de poursuivre ce n'est pas la vérité mais la délivrance du mal.

Pour trouver cette main rédemptrice, les stoïciens et les épicuriens s'adressent d'abord aux sages contemporains, puis aux philosophes de l'antiquité. Malheureusement on consuma son temps à discourir sur ce que pouvait être ce sage pour arriver à reconnaître que le meilleur n'est finalement qu'un homme.

Il fallut alors recourir à un secours supérieur à la terre et le besoin de délivrance devint ainsi un fait religieux. Le dualisme de Platon reparaît: la rédemption qu'on n'a pu trouver en soi-même, on ira la demander à un monde supérieur et à des moyens extérieurs. Il est nécessaire que Dieu révèle la vérité; on soupire après une communion immédiate de l'âme avec Dieu. Au lieu de le chercher dans le monde, on compte ou sur des médiateurs célestes pour tendre la main à l'humanité ou sur une élévation spirituelle de l'homme, se mettant en état de contempler la divinité. La philosophie devient un culte, le philosophe un hiérophante. Les cérémonies religieuses et l'extase deviennent la suprême ressource. Les Grecs d'Alexandrie se trouvèrent ainsi préparés à accueillir la doctrine juive d'une révélation immédiate. On emprunta donc toutes les cérémonies du culte mosaïque tout en les mettant sur le compte de Pythagore, qui devint l'apôtre de tous les magiciens et thaumaturges de l'époque. On aboutit ainsi à la plus grossière superstition: le philosophe était devenu un magicien. Tout cela était une conséquence de la foi à un monde supérieur dont le nôtre n'est que

l'ombre. La foi au merveilleux découlait d'un grand mépris du monde visible auquel on avait cessé de croire la doctrine platonicienne portait ses fruits. Le monde supérieur ne possède-t-il pas plus de réalité que celui dans lequel nous nous mouvons? ne sommes-nous pas plus certains de l'existence du premier que de celle du second?

On ne devait pas seulement être tenté de s'élever jusqu'à ce monde supérieur : toute la tendance réclamait que la divinité à son tour sortit de son éloignement pour se rapprocher des hommes. Platon et Plutarque imaginèrent à cet effet des êtres intermédiaires. Mais ce fut surtout le juif Philon, qui tout en acceptant la doctrine platonicienne, la dépassa par sa doctrine d'un être divin intermédiaire. Reflet de Dieu, type du monde et spécialement des hommes, son logos est destiné à combler l'abîme qui sépare les deux mondes. S'il avait été possible d'arriver au sentiment de la réconciliation par la méthode spéculative, ce juif alexandrin aurait atteint le but. Par sa spéculation sur le logos il avait en principe surmonté le dualisme. Mais il fallait plus encore. Ce n'était qu'à la nouvelle que le logos était devenu chair et qu'on avait contemplé sa gloire, que l'humanité sentirait que l'abîme qui la séparait de la divinité était décidément comblé.

Le paganisme de son côté avait cherché un Dieu devenu homme pour opérer la réconciliation entre les deux mondes. Les mythologues platonisants du temps de l'empire avaient fait jouer ce rôle à Hercule et à Apollon. Toutes les notions essentielles (Dieu, vie éternelle, médiateur) se trouvaient éparses dans la conscience religieuse contemporaine, mais il leur manquait un contenu que la main de l'homme était hors d'état de créer. La philosophie avait toutefois préparé le cadre destiné à recevoir le tableau. Grâce à un travail de plusieurs siècles, elle était arrivée à une conception de l'univers dans laquelle se trouvaient formulées toutes les qualités que devait posséder une religion, aspirant à satisfaire les populations de l'empire romain qui ne croyaient plus aux cultes traditionnels. Enfin le suffrage de la philosophie avait contribué à déterminer quelle serait la prépondérante parmi les religions de l'Orient qui s'offraient alors à l'Occident comme vraies.

En premier lieu elle avait débouté de toute prétention les religions naturistes qui sans elle auraient pu avoir des chances, vu la position de l'empire. L'homme ne se sentait pas dépendant de la nature, car la philosophie lui avait enseigné que la nature n'est pas l'absolu. Il ne pouvait non plus être question de revenir aux anciens dieux de la Grèce ou de Rome, car c'étaient là des divinités nationales, incompatibles avec le cosmopolitisme qui gagnait toujours plus de terrain. Il fallait donc une religion universaliste qui tout en s'établissant au sein du dualisme régnant, le dominât. Dieu doit être spirituel et élevé au-dessus du monde et le monde ne pas être vide de Dieu. Toutes les idées étaient donc éparses dans le sein de l'humanité, il ne fallait qu'une puissante impulsion historique pour leur donner conscience de leur propre force. La philosophie avait dressé la porte monumentale par laquelle la religion nouvelle allait faire son entrée. Elle avait donné conscience de l'abîme séparant le monde d'au delà de celui d'en deçà: le christianisme le comble en s'écriant: Au commencement était la Parole, et la Parole était Dieu; et cette Parole s'est faite chair et a habité parmi nous. La question de savoir comment l'homme peut parvenir à la paix de l'âme avait inspiré maint in-folio aux stoïciens et aux épicuriens la religion nouvelle y répond par la bonne nouvelle : Gloire à Dieu dans les lieux très hauts, paix sur la terre, bienveillance envers les hommes.

C'est en vain que quelques hommes se jetèrent à la traverse pour prévenir la rupture avec le passé. On eut recours aux méthodes d'interprétation les plus ingénieuses pour trouver le monotheisme dans la mythologie polythéiste, pour donner un sens spirituel aux religions naturistes, et pour découvrir une haute signification morale dans les cérémonies grossièrement sensualistes des cultes secrets. Cette tentative de prévenir une rupture au moyen d'explications rationalistes n'aboutit pas. L'humanité apprit pour la première fois par expérience que quoique la religion et la philosophie soient souvent prises l'une pour l'autre, elles n'en sont pas moins deux choses différentes, et que quand un peuple a perdu la foi aux puissances qu'il vénérait jadis, on ne saurait la lui rendre par des raisonnements. La religion des mystères se montra moins rebelle. On put

« PoprzedniaDalej »