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le culte de Dieu vivant, pour se soumettre à celui d'un cadavre et d'un tombeau qui ne sauraient donner la vie dont ils sont privés. Enfin il ne peut y avoir qu'un seul Dieu, de la souveraine puissance du quel toutes les créatures relèvent. La seconde raison est que les images, que les païens adorent par le dernier et par le plus déplorable de tous les aveuglemens, n'ont aucun sentiment puisqu'elles ne sont que de terre. Or il n'y a personne qui ait assez peu de lumière pour ne pas reconnaître que l'homme, à qui Dieu a donné une taille droite et élevée afin qu'il regarde le ciel d'où il est descendu et où il doit retourner, ne doit pas s'abaisser et se courber vers la terre qu'il foule aux pieds. La troisième raison est: que les esprits qui président aux religions païennes, ayant été condamnés par la bouche de Dieu et chassés de sa présence, sont errans et vagabonds sur la terre où, bien loin de procurer aucun avantage à ceux qui les adorent, ce qui n'appartient qu'à Dieu seul, ils les empoisonnent par des erreurs pernicieuses et les détournent de la fin à laquelle ils doivent tendre. Il ne faut donc pas adorer ces esprits qui sont condamnés par la bouche de Dieu, et ce serait un crime de s'abaisser au-dessous d'eux, puisqu'il est aisé de s'élever au-dessus en suivant la justice, et de les chasser par la force du nom de Dieu. Si ces raisons font voir la vanité des religions païennes, il est clair que ceux qui prient les morts, qui se courbent vers la terre, qui adorent des esprits impurs, s'éloignent de la raison, et qu'ils subiront le supplice dû à l'impiété par laquelle ils se sont soulevés contre le père commun du genre humain et se sont souillés par d'exécrables sacrifices.

XIX. Quiconque veut tâcher de se rendre digne du nom qu'il porte, et conserver l'excellence de sa nature, doit s'élever au-dessus de la terre, regarder fixement le ciel, et bien loin de chercher sous les pieds un Dieu pour l'adorer, le chercher en haut, tout ce qui est au-dessous de l'homme étant sans doute moindre que l'homme. Or comme Dieu est plus grand que l'homme, il est aussi au-dessus de lui dans la plus haute et non pas dans la plus basse région du monde. C'est pourquoi il est certain qu'il n'y a point de religion là où il y a des images et des idoles. La religion consiste dans les choses de Dieu les choses de Dieu sont cé

lestes. Les images ni les idoles n'ont rien de céleste, parce qu'elles ne sont que de terre, et par conséquent il n'y a point de religion dans les images. Tout homme qui aura un peu de pénétration reconnaîtra par le nom même d'image la vérité de ce que je dis; car une image est quelque chose d'opposé à la vérité. Ce qui la représente et ce qui l'imite n'est pas elle. L'imitation et la représentation ne sont pas une chose sérieuse; ce n'est qu'un divertissement et un jeu. Ainsi il n'y a point de religion dans les images, mais seulement une imitation, ou, s'il est permis de parler ainsi, une comédie de religion. Il faut donc préférer la vérité à toutes sortes de faussetés. Il faut fouler la terre aux pieds pour s'élever au ciel, car quiconque abaissera vers la terre son âme, qui est descendue du ciel, tombera lui-même au lieu où il l'aura abaissée. C'est pourquoi il faut toujours se souveuir de sa dignité et toujours tendre vers le lieu de son origine. Quiconque s'acquittera fidèlement de ce devoir aura la justice et la sagesse, et méritera le titre d'homme. Quand Dieu le verra non couché sur la terre comme les animaux, mais droit et élevé vers le ciel, tel qu'il l'a fait, il le reconnaîtra pour son enfant.

XX. J'ai achevé, je crois, une grande et difficile partie de l'œuvre que j'ai entreprise; et Dieu ayant daigné me suggérer mes paroles, j'ai réfuté assez fortement les erreurs invétérées. Mais maintenant ce qui me reste à faire sera sans doute encore fort difficile; car j'ai à combattre la philosophie dont on m'oppose la doctrine et l'éloquence. Au lieu que l'on n'avait employé jusqu'ici que le suffrage de la multitude et le consentement des nations pour op-. primer la vérité, on emploie maintenant l'autorité des plus excellens hommes en toute sorte de sciences. Or il est certain que le jugement d'un petit nombre de savans doit être préféré à celui d'un grand nombre de personnes qui n'ont que l'ignorance en partage. Je ne désespère pas pourtant de convaincre, avec l'aide Dieu, les philosophes, et je losophes, et je ne puis m'imaginer qu'ils aient une opiniâtreté assez déraisonnable pour nier qu'ils voient la lumière lorsque je la leur aurai mise devant les yeux. S'ils cherchent sincèrement la vérité, comme ils en font profession, je leur ferai voir clairement qu'elle est trouvée et qu'elle ne pourrait l'ètre par la seule péné

tration de leur esprit, ni par la seule force de la nature.

LIVRE III.

DE LA FAUSSE SAGESSE DES PHILOSOPHES.

I. Comme la vérité paraît encore enveloppée de quelque nuage, ce qui arrive tant par l'ignorance du peuple qui est engagé en de vaines et ridicules superstitions, que par la faute des philosophes dont le travail ne sert souvent qu'à confondre les matières qu'ils traitent au lieu de les débrouiller, je souhaiterais avoir une éloquence non égale à celle de Cicéron, parce qu'elle était tout à fait extraordinaire et admirable, mais au moins approchant de la sienne, afin de pouvoir apporter à la vérité un secours d'une puissance égale à la sienne, et de répandre sa lumière, afin qu'elle dissipe entièrement les ténèbres et les erreurs que les peuples et les philosophes ont semées parmi les hommes. J'ai deux raisons qui me portent à faire ce souhait. L'une est que la vérité sera peut-être plus capable de plaire aux hommes, quand elle sera parée des ornemens par lesquels le mensonge a coutume de les surprendre; l'autre que je serai bien aise de vaincre les philosophes avec les armes dans lesquelles ils mettent leur principale confiance. Mais parce que Dieu a voulu que la vérité fût plus agréable avec sa seule beauté naturelle qu'avec ces ornemens étrangers qui ne serviraient qu'à la défigurer, au lieu que le mensonge serait horrible si on lui avait ôté le masque dont il est couvert, je me contente de la médiocrité de mon esprit. Ce n'a pas été aussi dans mon éloquence, mais dans la vérité que j'ai mis ma confiance quand j'ai entrepris cet ouvrage. Il est peut-être au-dessus de mes forces, mais quand je succomberais sous le poids, j'espère que Dieu ne laisserait pas de faire triompher la vérité. Si les plus fameux orateurs perdent quelquefois des causes contre des avocats médiocres, parce qu'alors la vérité a la force de se maintenir toute seule par l'évidence qui l'environne, quel sujet aurais-je de craindre qu'en cette occasion, qui est une des plus importantes qui se puisse présenter,

elle soit opprimée par des hommes qui ont beaucoup d'éloquence et beaucoup d'esprit, mais qui n'avancent que des faussetés manifestes. La vérité paraîtra fort claire, non de la clarté qu'elle tirera d'un discours aussi faible que le mien, mais de celle qu'elle a de son propre fonds. Quelque connaissance que les philosophes aient eue des sciences profanes, ils n'en ont eu aucune de la vérité, parce qu'elle ne s'acquiert ni par la voie de méditation, ni par celle de la discussion. Je ne les blâme pas d'avoir désiré de la connaltre, parce que Dieu a mis ce désir dans le cœur de l'homme, mais je les condamne d'avoir travaillé inutilement, parce qu'ils ne savaient ni où était la vérité, ni de quelle manière ou par quel esprit il fallait se conduire en sa recherche. Ainsi ils se sont engagés dans l'erreur au temps même qu'ils prétendaient en délivrer les autres. La suite naturelle de mon sujet m'oblige à entreprendre dans ce livre-ci de les réfuter. Il n'y a point d'erreur qui ne procède ou d'une fausse religion, ou d'une fausse philosophie. Ainsi, pour renverser toutes les erreurs, il faut ruiner ces deux principes. L'Écriture nous ayant appris qu'il n'y a que de la vanité dans les pensées des philosophes, il faut encore le faire voir par de solides raisons, de peur que quelqu'un surpris par le beau nom de la sagesse, ou ébloui par le faux éclat de l'éloquence, n'écoute plutôt la voir des hommes que celle de Dieu. Quand Dieu parle, il le fait simplement et en peu de paroles. Et certes, il n'était pas à propos qu'il en usát autrement, ni qu'il apportât des preuves, comme s'il ne méritait pas d'être cru sans en apporter. Il a parlé, non comme un philosophe qui raisonne et qui dispute, mais comme un juge souverain qui prononce des arrêts. Pour nous, qui avons des passages formels de l'Écriture par lesquels nous prouvons tous les points de notre religion, nous ferons voir qu'il est facile d'établir la vérité puisque l'on parle quelquefois si avantageusement du mensonge qu'on le rend presque aussi croyable que la vérité. Nous ne devons donc pas redouter si fort l'éloquence des philosophes. Ils ont pu passer pour des hommes savans, mais ils n'ont pu passer pour des hommes véritables en leurs paroles, parce qu'ils n'ont pas appris la vérité de celui qui peut seul l'enseigner. Ce ne nous sera pas un notable avantage de les convaincre d'ignorance en un

point où ils la reconnaisssent eux-mêmes, parce 1 jamais trouvée. S'ils avaient pu la trouver, ils qu'ils ne peuvent trouver de créance sur un su- l'auraient trouvée depuis le temps qu'ils la jet où ils en devaient pourtant plutôt trouver cherchent. Ainsi le temps qu'ils ont perdu et la que sur un autre. Je tâcherai seulement de peine qu'ils ont prise inutilement ne font que prouver qu'ils n'ont jamais rien avancé de si trop voir que la possession de la sagesse n'est véritable, que quand ils ont avoué franchement ni la fin ni le fruit de leur travail. Les philosoqu'ils ne savaient rien. phes ne s'adonnent donc pas à l'étude de la sagesse, bien qu'ils croient s'y adonner. Ils se tourmentent inutilement à chercher sans savoir ni ce qu'ils cherchent ni le lieu où il se trouve. Enfin les philosophes ne possèdent pas la sagesse, soit qu'ils la cherchent ou qu'ils ne la cherchent pas; car il est certain que l'on ne trouve une chose que si on ne la cherche point, ou si on la cherche d'une autre manière qu'il faut la chercher. Examinons pourtant si par cette étude on ne peut rien trouver ou si l'on peut trouver quelque chose.

II. Après avoir fait voir dans les deux livres précédens la fausseté de la religion païenne et la source d'où cette fausseté procède, je tâcherai de découvrir en celui-ci la fausseté de la philosophie, afin que les nuages de toutes les erreurs soient dissipés et qu'il n'y ait plus rien qui empêche la vérité de paraître avec l'éclat qui lui est propre. Je commencerai par le nom de philosophie, afin qu'ayant coupé la tête, il soit plus aisé d'abattre le corps, si néanmoins on peut appeler corps ce qui n'a que des parties séparées et éparses, qui, étant privées du principe de la vie, ne manifestent qu'un mouvement de palpitation. Le nom de philosophie et l'explication que l'on en donne d'ordinaire marquent assez qu'elle ne signifie autre chose que l'étude de la sagesse. Quelle meilleure preuve pourrais-je jamais avoir pour montrer que la philosophie n'est pas la sagesse, que celle qui se tire du nom même de philosophie? Celui qui s'adonne à la sagesse ne la possède pas encore, mais il l'étudie pour la posséder. Personne n'ignore le rapport que l'étude a avec les autres arts que l'on étudie; de ce que l'on apprend un art on ne le sait pas encore. C'est par retenue et par une honnête pudeur que les philosophes, au lieu de s'appeler sages, ont seulement fait profession de rechercher la sagesse. Pythagore inventa le premier ce nom; car, étant un peu plus sage que ceux qui croyaient l'être beaucoup, il jugea fort bien que l'homme ne saurait parvenir par son étude à la sagesse et ne crut pas devoir prendre le nom d'une chose à laquelle il n'osaít aspirer. Quand on lui demandait de quoi il faisait profession, il répondait qu'il faisait profession de chercher la sagesse. Si la philosophie est la recherche de la sagesse, elle n'est donc pas la sagesse; car il y a différence entre la recherche et la chose recherchée. La recherche n'est pas raisonnable quand elle a pour but ce qui ne peut se trouver. C'est pourquoi je prétends que les philosophes ne cherchent pas le sagesse puisqu'ils ne l'ont

III. La philosophie semble ne comprendre que deux choses: la science et la conjecture. La science ne procède pas de l'esprit et ne peut s'acquérir par le seul effet de la méditation et de la pensée. Il n'y a que Dieu qui ait dans luimême la science de cette sorte. Les hommes n'en ont aucune qui ne leur vienne du dehors. La divine providence nous a donné des yeux, des oreilles et d'autres organes par où ce que nous savons entre dans l'âme. Car prétendre découvrir par conjecture ou par raisonnement les causes des choses naturelles, et savoir, par exemple, si le soleil n'est qu'aussi grand qu'il paraît, ou s'il est beaucoup plus grand que la terre, si la lune est un globe ou si elle n'est qu'un demi-globe, si les étoiles sont attachées au firmament ou si elles ont un mouvement libre au travers de l'air, quelle est l'épaisseur de la terre, et sur quel fondement elle est aftermie, ce serait une témérité pareille à celle de ceux qui entreprendraient de décrire une ville assise dans un pays éloigné, qu'ils n'auraient jamais vue et de la quelle ils n'auraient jamais entendu que prononcer le nom; ce serait sans doute une folie de vouloir parler de la sorte sur un sujet sur lequel il serait aisé de nous convaincre de fausseté. L'extravagance de ceux qui se vantent de savoir des choses naturelles qu'il n'est pas possible de savoir, est beaucoup plus extraordinaire et plus étrange. C'est pourquoi Socrate et les académiciens qui l'ont suivi ont eu raison de nier qu'il y eût aucune science, parce

que, quand on prétend parvenir à la science par le raisonnement, on ne fait que deviner.

Il n'y a donc plus que des conjectures dans la philosophie, car dès que l'on a ôté la science, il ne reste plus que les conjectures. On a des conjectures touchant les choses dont on ne sait rien de certain. Ceux qui disputent sur la physique conjecturent que les choses sont telles qu'ils se les feignent: ils ne le savent donc pas ; quand on sait, on a de la certitude; quand on n'a pas de certitude, on ne sait pas et on n'a qu'une conjecture. Servons-nous encore une fois de l'exemple' que je viens d'apporter. Raisonnons chacun selon notre opinion de l'état d'une ville dont nous ne connaissons que le nom. Il y a apparence, dira quelqu'un, qu'elle est assise dans une plaine, que ses murailles sont de pierres, que les maisons sont fort hautes, que les rues sont larges et qu'il y a quantité de temples et d'ornemens. Entreprenons encore de décrire les mœurs et la manière de vivre des habitans. Quand nous en aurons dit ce qui nous sera venu dans l'esprit, un autre en parlera tout autrement, et après lui un troisième, et d'autres après celui-là. Lequel de tous aura dit la vérité? Aucun peut-être ne l'aura dite; mais on a dit tout ce qui se rencontre dans les villes, selon le cours commun des choses et selon l'usage le plus ordinaire. Ainsi il faut nécessairement que l'on ait dit au moins une partie de la vérité. S'il arrive que par hasard quelqu'un ait dit une partie de la vérité, on ne le pourra savoir. Peut-être que tous se seront trompés en quelque chose et qu'en quelque chose ils auront approché de la vérité. C'est donc une extravagance de prétendre apprendre par raisonnement comment une ville que nous n'avons jamais vue est faite. S'il survenait quelqu'un qui y eût été, il se moquerait de notre folie de parler par conjecture d'une chose dont nous n'avons point de connaissance. Mais sans parler d'un pays si éloigné d'où personne ne viendra pour réfuter ce que nous en aurons avancé, disons maintenant par supposition et par conjecture ce que l'on fait ou dans le marché ou dans le palais. Si ces lieux-là sont encore trop éloignés de nous, disons ce qui se fait dans une maison ou dans un appartement qui n'est séparé que par une cloison du lieu où nous sommes. Personne ne le peut savoir, s'il ne l'a vu ou entendu, Personne aussi

n'est assez hardi pour le dire, parce que, s'il le disait, on le convaincrait de fausseté, non par un grand nombre de paroles, mais par la seule évidence du fait. Les philosophes qui disputent touchant ce qui se passe dans le ciel commettent la même faute. Mais ils s'imaginent que personne ne les peut reprendre, parce que personne n'a été au lieu dont ils parlent. Si quelqu'un en pouvait descendre, et faire voir leurs impostures et leurs rêveries, ils se garderaient bien de raisonner sur un sujet dont ils ne peuvent jamais avoir de connaissance certaine. Que s'il n'y a point d'homme qui les reprenne, leur témérité n'en est pas pour cela plus heureuse, parce que Dieu, qui sait seul la vérité, les reprend, bien qu'il semble garder le silence et regarder leur prétendue sagesse comme une véritable folie.

IV. Zénon et les stoïciens ont eu raison de rejeter les conjectures; car ce n'est pas en effet le propre d'un homme sage, mais d'un extravagant et d'un téméraire de former des conjectures sur des sujets dont on ne peut rien savoir. Que si l'on ne peut avoir aucune science, comme Socrate l'a cru, et que l'on ne doive former aucune conjecture, comme Zénon le prétend, voilà toute la philosophie renversée. Mais elle ne l'est pas seulement par ces deux célèbres philosophes, elle l'est par tous les autres, et elle voit se lever contre elle les armes de tous ceux qui sembleraient la devoir défendre. Elle est divisée en plusieurs sectes qui sont différentes de sentimens. En laquelle se trouvera la vérité? Il est clair qu'elle ne se peut trouver en toutes. Fixons-en une où elle se trouve. Elle n'est donc en nulle des autres. Si nous les parcourons toutes, nous dirons toujours la même chose et nous ne donnerons rien à l'une d'entre elles que nous ne l'ayions ôté à ses rivales. Une secte ne s'établit que par la ruine des autres sectes. Nulle ne veut accorder aux autres la sagesse, parce que nulle ne veut avouer qu'elle soit tombée dans la folie. Mais comme chacune renverse les autres, chacune aussi est renversée de la même sorte. Cependant ce sont des philosophes qui accusent de folie, les autres sectes de philosophes. Vous n'en sauriez louer une qui ne soit blámée par d'autres. Vous ne sauriez lui accorder la vérité, que les philosophes ne la lui envient. Ajouterons-nous foi à une seule qui vantera sa

doctrine, ou ajouterons-nous foi à plusieurs qui l'accusent d'ignorance? Le sentiment de plusieurs doit sans doute être préféré à celui d'un seul. Personne ne juge sainement de soi, et, comme a dit un poëte célèbre, les hommes sont faits de telle façon qu'ils voient beaucoup mieux les affaires d'autrui que les leurs propres. Tout étant incertain de la sorte, ou il faut croire tout le monde, ou il ne faut croire personne. S'il ne faut croire personne, il n'y a personne qui soit sage, bien que chacun prétende l'être. S'il faut croire tout le monde, on peut dire de la même sorte que tout le monde n'est pas sage, parce qu'il n'y a personne à qui tous les autres ne disputent l'avantage de la sagesse. Ainsi ils périssent tous, comme les hommes de Cadmus qui se tuent les uns les autres, ainsi que le raconte Ja fable, parce qu'ils ont des épées et n'ont point de boucliers. S'il n'y a point de secte qui ne soit vaine et absurde au jugement des autres, il faut nécessairement qu'elles le soient toutes. Ainsi Ja philosophie se ruine et se détruit elle-même. Arcésilas, chef des académiciens, ayant fort bien prévu cette conséquence, amassa ce que chaque secte reprenait dans les autres, et les confessions que les plus fameux philosophes avaient faites de leur ignorance, se déclara contre tous et institua une nouvelle philosophie qui consistait à n'en admettre aucune. On a commencé à avoir depuis lui deux sortes de philosophie, l'ancienne qui prétend à la gloire de la science, et la nouvelle qui y renonce. Je vois comme une guerre civile entre ces deux sortes de philosophie. A laquelle des deux accorderons-nous la sagesse que l'on ne saurait partager? S'il est possible de pénétrer dans les secrets de la nature, ces nouveaux philosophes sont perdus; si cela n'est pas possible, les anciens sont confondus. Si les deux partis se maintiennent dans une force égale, la philosophie qui est comme leur reine ne laissera pas d'être ruinée, puisqu'elle sera divisée, et qu'elle trouvera sa ruine dans sa division. Si la faiblesse de notre nature nous rend incapables d'aucune science véritable, le parti d'Arcésilas a l'avantage. Mais ce parti-là même ne saurait entièrement subsister, parce qu'il est impossible qu'on ignore tout.

V. Il y a plusieurs choses que la condition de notre nature et la nécessité des affaires nous obligent de savoir. On pourrait mourir pour ne

pas savoir ce qui est utile à la conservation de la vie, ou ce qui lui est contraire. Il y a d'ailleurs quantité de vérités qui ont été découvertes par un long usage. Les astronomes ont remarqué le mouvement du soleil, de la lune et des astres, et la disposition des saisons. Les médecins ont appris à connaître les diversités des tempéramens, de la force des herbes et des remèdes. Les laboureurs connaissent la qualité des terroirs, les signes des pluies et des changemens qui arrivent dans l'air. Enfin il n'y a point d'art où il n'y ait quelque chose de certain. C'est pourquoi Arcésilas devait faire distinction entre ce qu'on peut savoir et ce qu'on ne peut savoir. Mais en faisant cette distinction il serait descendu au rang du vulgaire. Cependant ce vulgaire en sait quelquefois plus que les philosophes, parce qu'il ne sait que ce qu'il est obligé de savoir. Si on lui demande s'il ne sait rien ou s'il sait quelque chose, il déclare franchement ce qu'il sait et avoue de mème ce qu'il ne sait pas. Arcésilas a donc bien ruiné les opinions des autres, mais il a mal établi la sienne; car on ne saurait dire que la sagesse consiste à tout ignorer. Au contraire, pour être sage, il faut nécessairement savoir quelque chose. Ainsi en combattant les philosophes et en faisant voir qu'ils ne savaient rien, il a perdu lui-même cette qualité, puisqu'il fait profession de ne rien savoir. Celui qui accuse les autres d'ignorance doit être savant. Que s'il ne l'est pas, c'est un déréglement et une insolence de s'attribuer le titre de philosophe, pour le même sujet qui le fait le refuser aux autres. Les anciens qu'il attaque lui peuvent répondre de cette sorte: «Si vous nous avez convaincu de ne rien savoir, et que vous prétendiez que, puisque nous ne savons rien, nous ne sommes pas philosophes, vous ne l'ètes pas plus que nous, puisque vous avouez que vous ne savez rien.» Quel avantage a donc remporté Arcésilas, si ce n'est de s'ètre percé de la même épée dont il avait percé les autres.

VI. La sagesse ne se trouve-t-elle donc nulle part? Elle se trouve parmi les philosophes, mais aucun ne la reconnaît. Les uns croient que l'on peut tout savoir, et ceux-là n'ont pas la sagesse; les autres croient que l'on ne peut rien savoir, et ceux-là ne l'ont pas non plus. Les premiers donnent plus à l'homme que ce qui lui appar

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