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CHIRON. Mais ne t'avois-je pas prédit que ta colère te feroit faire toutes ces folies?

ACHILLE. - Il est vrai, tu me l'avois dit cent fois; mais la jeunesse écoute-t-elle ce qu'on lui dit? Elle ne croit que ce qu'elle voit. Oh! si je pouvois redevenir jeune !

CHIRON. Tu redeviendrois emporté et indocile
ACHILLE. Non, je te le promets.

CHIRON. - Hé! ne m'avois-tu pas promis cent et cent fois, dans mon antre de Thessalie, de te modérer quand tu serois au siége de Troie? L'as-tu fait ?

ACHILLE. J'avoue que non.

CHIRON. Tu ne le ferois pas mieux quand tu reviendrois jeune; tu promettrois comme tu promets, et tu tiendrois ta promesse comme tu l'as tenue.

ACHILLE. La jeunesse est donc une étrange maladie!
CHIRON. - Tu voudrois pourtant encore en être malade.

ACHILLE. - Il est vrai; mais la jeunesse seroit charmante si on pouvoit la rendre modérée et capable de réflexion. Toi, qui connois tant de remèdes, n'en as-tu point quelqu'un pour guérir cette fougue, ce bouillon du sang, plus dangereux qu'une fièvre ardente?

CHIRON. Le remède est de se craindre soi-même, de croire les gens sages; de les appeler à son secours, de profiter de ses fautes passées pour prévoir celles qu'il faut éviter à l'avenir, et d'invoquer souvent Minerve, dont la sagesse est au-dessus de la valeur emportée de Mars.

ACHILLE. Eh bien! je ferai tout cela si tu peux obtenir de Jupiter qu'il me rappelle à la jeunesse florissante où je me suis vu. Fais qu'il te rende aussi la lumière, et qu'il m'assujettisse à tes volontés comme Hercule le fut à celles d'Eurysthée.

CHIRON. - J'y consens; je vais faire cette prière au père des dieux; Je sais qu'il m'exaucera. Tu renaîtras, après une longue suite de siècles, avec du génie, de l'élévation, du courage, du goût pour les Muses, mais avec un naturel impatient et impétueux: tu auras Chiron à tes côtés; nous verrons l'usage que tu en feras.

IV. ACHILLE ET HOMÈRE.

Manière aimable de faire naître dans le cœur d'un jeune prince l'amour des belles-lettres et de la gloire.

ACHILLE. Je suis ravi, grand poëte, d'avoir servi à t'immortaliser. Ma querelle contre Agamemnon, ma douleur de la mort de Patrocle, mes combats contre les Troyens, la victoire que je remportai sur Hector, t'ont donné le plus beau sujet de poëme qu'on ait jamais vu.

HOMÈRE. J'avoue que le sujet est beau; mais j'en aurois bien pu trouver d'autres. Une preuve qu'il y en a d'autres, c'est que j'en ai trouvé effectivement. Les aventures du sage et patient Ulysse valent bien la colère de l'impétueux Achille.

ACHILLE. Quoi! comparer le rusé et trompeur Ulysse au fils de Thétis, plus terrible que Mars! Va, poëte ingrat, tu sentiras....

HOMÈRE. - Tu as oublié que les ombres ne doivent point se mettre en colère. Une colère d'ombre n'est guère à craindre. Tu n'as plus d'autres armes à employer que de bonnes raisons.

ACHILLE. - Pourquoi aussi viens-tu me désavouer que tu me dois la gloire de ton beau poëme? L'autre n'est qu'un amas de contes de vieilles; tout y languit; tout sent son vieillard dont la vivacité est éteinte et qui ne sait point finir.

HOMÈRE. Tu ressembles à bien des gens qui, faute de connoître les divers genres d'écrire, croient qu'un auteur ne se soutient pas quand il passe d'un genre vif et rapide à un autre plus doux et plus modéré. Ils devroient savoir que la perfection est d'observer toujours les divers caractères, de varier son style suivant le sujet, de s'élever ou de s'abaisser à propos, et de donner, par ce contraste, des caractères plus marqués et plus agréables. Il faut sonner de la trompette, toucher de la lyre et jouer même de la flûte champêtre. Je crois que tu voudrois que je peignisse Calypso avec ses nymphes dans sa grotte, ou Nausicaa sur le rivage de la mer, comme les héros et les dieux mêmes combattant aux portes de Troie. Parle de guerre, c'est ton fait, et ne te mêle jamais de décider sur la poésie en ma présence.

ACHILLE. O que tu es fier, bonhomme aveugle! tu te prévaux de

ma mort.

HOMÈRE. Je me prévaux aussi de la mienne. Tu n'es plus que l'ombre d'Achille, et moi je ne suis que l'ombre d'Homère.

ACHILLE. - Ah! que ne puis-je faire sentir mon ancienne force à cette ombre ingrate!

HOMÈRE. Puisque tu me presses tant sur l'ingratitude, je veux enfin te détromper. Tu ne m'as fourni qu'un sujet que je pouvois trouver ailleurs; mais moi je t'ai donné une gloire qu'un autre n'eût pu te donner et qui ne s'effacera jamais.

ACHILLE. Comment! tu t'imagines que sans tes vers le grand Achille ne seroit pas admiré de toutes les nations et de tous les siècles? HOMERE. Plaisante vanité, pour avoir répandu plus de sang qu'un autre au siége d'une ville qui n'a été prise qu'après ta mort! Hé, combien y a-t-il de héros qui ont vaincu de grands peuples et conquis de grands royaumes! cependant ils sont dans les ténèbres de l'oubli; on ne sait pas même leurs noms. Les Muses seules peuvent immortaliser les grandes actions. Un roi qui aime la gloire la doit chercher dans ces deux choses: premièrement il faut la mériter par la vertu, ensuite se faire aimer par les nourrissons des Muses, qui peuvent les chanter à toute la postérité.

ACHILLE. Mais il ne dépend pas toujours des princes d'avoir de grands poëtes: c'est par hasard que tu as conçu, longtemps après ma mort, le dessein de faire ton Iliade.

HOMÈRE. Il est vrai; mais quand un prince aime les lettres, il se forme pendant son règne beaucoup de poëtes. Ses récompenses et son estime excitent entre eux une noble émulation; le goût se perfectionne.

Il n'a qu'à aimer et qu'à favoriser les Muses, elles feront bientôt paroître des hommes inspirés pour louer tout ce qu'il y a de louable en lui. Quand un prince manque d'un Homère, c'est qu'il n'est pas digne d'en avoir un; son défaut de goût attire l'ignorance, la grossièreté et la barbarie. La barbarie déshonore toute une nation et ôte toute espérance de gloire durable au prince qui règne. Ne sais-tu pas qu'Alexandre, qui est depuis peu descendu ici-bas, pleuroit de n'avoir point un poëte qui fit pour lui ce que j'ai fait pour toi ? c'est qu'il avoit le goût bon sur la gloire. Pour toi, tu me dois tout, et tu n'as point de honte de me traiter d'ingrat! Il n'est plus temps de s'emporter; ta colère devant Troie étoit bonne à me fournir le sujet d'un poème; mais je ne puis chanter les emportements que tu aurois ici, et ils ne te feroient point d'honneur. Souviens-toi seulement que la Parque t'ayant ôté tous les autres avantages, il ne te reste plus que le grand nom que tu tiens de mes vers. Adieu. Quand tu seras de plus belle humeur, je viendrai te chanter dans ce bocage certains endroits de l'Iliade: par exemple, la défaite des Grecs en ton absence, la consternation des Troyens dès qu'on te vit paroître pour venger Patrocle, les dieux mêmes étonnés de te voir comme Jupiter foudroyant. Après cela, dis, si tu l'oses, qu'Achille ne doit point sa gloire à Homère.

V. ULYSSE ET ACHILLE.

Caractère de ces deux guerriers.

ULYSSE. - Bonjour, fils de Thétis. Je suis enfin descendu, après une longue vie, dans ces tristes lieux, où tu fus précipité dès la fleur de ton âge.

ACHILLE. J'ai vécu peu, parce que les destins injustes n'ont pas permis que j'acquisse plus de gloire qu'ils n'en veulent accorder aux mortels.

ULYSSE. Ils m'ont pourtant laissé vivre longtemps parmi des dangers infinis, d'où je suis toujours sorti avec honneur.

ACHILLE. - Quel honneur de prévaloir toujours par la ruse! Pour moi, je n'ai point su dissimuler; je n'ai su que vaincre.

ULYSSE. - Cependant j'ai été jugé après ta mort le plus digne de por

ter tes armes.

ACHILLE. Bon! tu les as obtenues par ton éloquence, et non par ton courage. Je frémis quand je pense que les armes faites par le dieu Vulcain, et que ma mère m'avait données, ont été la récompense d'un discoureur artificieux.

ULYSSE. - Sache que j'ai fait plus que toi. Tu es tombé mort devant la ville de Troie, qui était encore dans toute sa gloire: et c'est moi qui l'ai renversée.

ACHILLE. Il est plus beau de périr par l'injuste courroux des dieux après avoir vaincu ses ennemis, que de finir une guerre en se cachant dans un cheval, et en se servant des mystères de Minerve pour tromper ses ennemis.

ULYSSE. --As-tu donc oublié que les Grecs me doivent Achille même? Sans moi, tu aurois passé une vie honteuse parmi les filles du roi Lycomède. Tu me dois toutes les belles actions que je t'ai contraint de faire.

ACHILLE. Mais enfin je les ai faites, et toi tu n'as rien fait que des tromperies. Pour moi, quand j'étois parmi les filles de Lycomède, c'est que ma mère Thétis, qui savoit que je devois périr au siége de Troie, m'avoit caché pour sauver ma vie. Mais toi qui ne devois point mourir, pourquoi faisois-tu le fou avec ta charrue quand Palamède découvrit si bien la ruse? Oh qu'il y a de plaisir de voir tromper un trompeur! Il mit (t'en souviens-tu?) Télémaque dans le champ, pour voir si tu ferois passer la charrue sur ton propre fils.

ULYSSE. Je m'en souviens; mais j'aimois Pénélope, que je ne voulois pas quitter. N'as-tu pas fait de plus grandes folies pour Briséis, quand tu quittas le camp des Grecs, et fus cause de la mort de ton ami Patrocle?

ACHILLE. - Oui; mais quand j'y retournai, je vengeai Patrocle et je vainquis Hector. Qui as-tu vaincu en ta vie, si ce n'est Irus, ce gueux d'Ithaque?

ULYSSE. Et les amants de Pénélope, et le Cyclope Polypheme! ACHILLE. -Tu as pris les amants en trahison: c'étoient des hommes amolllis par les plaisirs, et presque toujours ivres. Pour Polyphême, tu n'en devrois jamais parler. Si tu eusses osé l'attendre, il t'auroit fait payer bien chèrement l'œil que tu lui crevas pendant son sommeil.

ULYSSE. Mais enfin j'ai essuyé pendant vingt ans, au siége de Troie et dans mes voyages, tous les dangers et tous les malheurs qui peuvent exercer le courage et la sagesse d'un homme. Mais qu'as-tu jamais eu à conduire? Il n'y avoit en toi qu'une impétuosité folle, et une fureur que les hommes grossiers ont nommée courage. La main du lâche Paris en est venue à bout.

ACHILLE. Mais toi, qui te vantes de ta prudence, ne t'es-tu pas fait tuer sottement par ton propre fils Télégone, qui te naquit de Circé? Tu n'eus pas la précaution de te faire reconnoître par lui. Voilà un plaisant sage, pour me traiter de fou!

ULYSSE. Va, je te laisse avec l'ombre d'Ajax, aussi brutal que toi, et aussi jaloux de ma gloire.

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Lorsque Ulysse délivra ses compagnons, et qu'il contraignit Circé de leur rendre leur première forme, chacun d'eux fut dépouillé de la figure d'un animal, dont Circé l'avoit revêtu par l'enchantement de sa verge d'or'. Il n'y eut que Grillus, qui étoit devenu pourceau, qui ne put jamais se résoudre à redevenir homme. Ulysse employa inutilement toute son éloquence pour lui persuader qu'il devoit rentrer dans son premier état. Plutarque a parlé de cette fable; et j'ai cru que c'é

1. Voyez Homère, Odyss., liv. X.

toit un sujet propre à faire un dialogue, pour montrer que les hommes seroient pires que les bêtes, si la solide philosophie et la vraie religion ne les soutenoient.

ULYSSE.-N'êtes-vous pas bien aise, mon cher Grillus, de me revoir, et d'être en état de reprendre votre ancienne forme?

GRILLUS. Je suis bien aise de vous voir, favori de Minerve; mais, pour le changement de forme, vous m'en dispenserez, s'il vous plaît. ULYSSE. - Hélas! mon pauvre enfant, savez-vous bien comment vous êtes fait? Assurément vous n'avez point la taille belle: un gros corps courbé vers la terre, de longues oreilles pendantes, de petits yeux à peine entr'ouverts, un groin horrible, une physionomie très-désavantageuse, un vilain poil grossier et hérissé! Enfin vous êtes une hideuse personne; je vous l'apprends, si vous ne le savez pas. Si peu que vous ayez de cœur, vous vous trouverez trop heureux de redevenir homme. GRILLUS. - Vous avez beau dire, je n'en ferai rien; le métier de cochon est bien plus juli. Il est vrai que ma figure n'est pas fort élégante, mais j'en serai quitte pour ne me regarder jamais au miroir. Aussi bien, de l'humeur dont je suis depuis quelque temps, je n'ai guère à craindre de me mirer dans l'eau, et de m'y reprocher ma laideur. j'aime mieux un bourbier qu'une claire fontaine.

ULYSSE. Cette saleté ne vous fait-elle point horreur? Vous ne vivez que d'ordure; vous vous vautrez dans les lieux infects; vous y êtes toujours puant à faire bondir le cœur.

GRILLUS. Qu'importe? tout dépend du goût. Cette odeur est plus douce pour moi que celle de l'ambre, et cette ordure est du nectar pour moi.

ULYSSE. J'en rougis pour vous. Est-il possible que vous ayez sitôt oublié tout ce que l'humanité a de noble et d'avantageux?

GRILLUS. - Ne me parlez plus de l'humanité: sa noblesse n'est qu'imaginaire; tous ses maux sont réels, et ses biens ne sont qu'en idée J'ai un corps sale et couvert d'un poil hérissé, mais je n'ai plus besoin d'habits; et vous seriez plus heureux dans vos tristes aventures, si vous aviez le corps aussi velu que moi, pour vous passer de vêtement. Je trouve partout ma nourriture, jusque dans les lieux les moins enviés. Les procès et les guerres, et tous les autres embarras de la vie, ne sont plus rien pour moi. Il ne me faut ni cuisinier, ni barbier, ni tailleur, ni architecte. Me voilà libre et content à peu de frais. Pourquoi me rengager dans les besoins des hommes?

ULYSSE. - Il est vrai que l'homme a de grands besoins; mais les arts qu'il a inventés pour satisfaire à ces besoins se tournent à sa gloire et font ses délices.

GRILLUS. Il est plus simple et plus sûr d'être exempt de tous ces besoins, que d'avoir les moyens les plus merveilleux d'y remédier. Il vaux mieux jouir d'une santé parfaite sans aucune science de la médecine, que d'être toujours malade avec d'excellents remèdes pour se quérir

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