CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE AVEC LA MOTTE. 365 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE DE FÉNELON AVEC HOUDARD DE LA MOTTE, LETTRE PREMIÈRE. DE LA MOTTE A FÉNELON. Il se montre sensible au souvenir et à l'estime de l'archevéque de Cambrai. Paris, 28 août 1713. MONSEIGNEUR, Je viens de voir entre les mains de M. l'abbé Dubois un extrait d'une de vos lettres où vous daignez vous souvenir de moi: elle m'a donné une joie excessive; et je vous avoue franchement qu'elle a été jusqu'à l'orgueil. Le moyen de s'en défendre, quand on reçoit quelque louange d'un homme aussi louable et autant loué que vous l'êtes? Je n'en suis revenu, monseigneur, qu'en me disant à moi-même que vous aviez voulu me donner des leçons sous l'apparence d'éloges, et qu'il n'y avoit là que de quoi m'encourager; c'en est encore trop de votre part, monseigneur, et je vous en remercie avec autant de reconnoissance que d'envie d'en profiter. Je me proposerai toujours votre suffrage dans ma conduite et dans mes écrits, comme la plus précieuse récompense où je puisse aspirer. J'ai grand regret à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et que je n'ai pas reçue; je ne puis cependant m'en tenir malheureux, puisque cet accident m'a attiré de votre part une nouvelle attention dont je connois tout le prix. De grâce, monseigneur, continuez-moi des bontés qui me sont devenues nécessaires depuis que je les éprouve. Je suis, monseigneur, avec le plus profond respect et le plus parfait dévouement, etc. Votre très-humble et très-obéissant serviteur, DE LA MOTTE. II. DE FENELON A LA MOTTE. Sur les défauts de la poésie françoise, et sur la traduction de l'Iliade en vers françois, que La Motte étoit sur le point de publier. Cambrai, 9 septembre 1713. Les paroles qu'on vous a lues, monsieur, ne sont point des compliments; c'est mon cœur qui a parlé. Il s'ouvriroit encore davantage avec un grand plaisir, si j'étois à portée de vous entretenir librement. Vous pouvez faire de plus en plus honneur à la poésie françoise par vos ouvrages; mais cette poésie, si je ne me trompe, auroit encore 1. Depuis cardinal et ministre. (ED.) besoin de certaines choses, faute desquelles elle est un peu gênée, et elle n'a pas toute l'harmonie des vers grecs et latins. Je ne saurois décider là-dessus, mais je m'imagine que si je vous proposois mes doutes dans une conversation, vous développeriez ce que je ne pourrois démêler qu'à demi. On m'a dit que vous allez donner au public une traduction d'Homère en françois. Je serai charmé de voir un si grand poëte parler notre langue. Je ne doute point ni de la fidélité de la version, ni de la magnificence des vers. Notre siècle vous aura obligation de lui faire connoître la simplicité des mœurs antiques, et la naïveté avec laquelle les passions sont exprimées dans cette espèce de tableau. Cette entreprise est digne de vous; mais comme vous êtes capable d'atteindre à ce qui est original, j'aurois souhaité que vous eussiez fait un poëme nouveau, où vous auriez mêlé de grandes leçons avec de fortes peintures. J'aimerois mieux vous voir un nouvel Homère que la postérité traduiroit, que de vous voir le traducteur d'Homère même. Vous voyez bien que je pense hautement pour vous: c'est ce qui vous convient. Jugez par là, s'il vous plaît, de la grande estime, du goût, et de l'inclination très-forte avec laquelle je veux être parfaitement tout à vous, monsieur, pour toute ma vie. III. FR., AR., DUC DE CAMBRAI. DE LA MOTTE A FÉNELON. Sur le même sujet. Paris, 14 décembre 1713. MONSEIGNEUR, C'en est fait, je compte sur votre bienveillance, et je l'ai sentie parfaitement dans la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Ainsi, monseigneur, vous essuierez, s'il vous plaît, toute ma sincérité; je ferois scrupule de vous déguiser le moins du monde mes sentiments. On vous a dit que j'allois donner une traduction de l'Iliade en vers françois, et vous vous attendiez, ce me semble, à beaucoup de fidélité; mais je vous l'avoue ingénument, je n'ai pas cru qu'une traauction fidèle de l'Iliade pût être agréable en françois. J'ai trouvé partout, du moins par rapport à notre temps, de grands défauts joints à de A grandes beautés; ainsi je m'en suis tenu à une imitation très-libre, et j'ai osé même quelquefois être tout à fait original. Je ne crois pas cependant avoir altéré le sens du poëme; et quoique je l'aie fort abrégé, j'ai prétendu rendre toute l'action, tous les sentiments, tous les carac Xtères. Sans vouloir vous prévenir, monseigneur, il y a un préjugé assez favorable pour moi; c'est qu'aux assemblées publiques de l'Académie françoise, j'en ai déjà récité cinq ou six livres, dont quelques-uns de ceux qui connoissent le mieux le poème original m'ont félicité d'un air bien sincère: ils m'ont loué même de fidélité dans les imitations les plus hardies, soit que, n'ayant pas présent le détail de l'Iliade, ils crussent le retrouver dans mes vers, soit qu'ils comptassent pour fidélité les licences mêmes que j'ai prises pour tâcher de rendre ce poème ✔ aussi agréable en françois qu'il peut l'être en grec. Je ne m'étends pas X davantage, monseigneur, parce qu'on imprime actuellement l'ouvrage; vous jugerez bientôt de la conduite que j'y ai tenue, et de mes raisons bonnes ou mauvaises, dont je rends compte dans une assez longue préface. Condamnez, approuvez, monseigneur; tout m'est égal, puisque je suis sûr de la bienveillance. Permettez-moi de vous demander vos vues sur la poésie françoise. J'y sens bien quelques défauts, et surtout dans nos vers alexandrins une monotonie un peu fatigante; mais je n'en entrevois pas les remèdes, et je vous serai trèsobligé, si vous daignez me communiquer là-dessus quelques-unes de vos lumières. Je suis avec le plus profond et le plus tendre respect, etc. IV. DE FENELON A LA MOTTE. Sur la nouvelle traduction de l'Iliade par La Motte. Cambrai, 16 janvier 1714. Je reçois, monsieur, dans ce moment votre IIliade. Avant que de l'ouvrir, j'y vois quel est votre cœur pour moi, et le mien en est fort touché. Mais il me tarde d'y voir aussi une poésie qui fasse honneur à notre nation et à notre langue. J'attends de la préface une critique au-dessus de tout préjugé; et du poème l'accord du parti des moder- X nes avec celui des anciens. J'espère que vous ferez admirer Homère par tout le parti des modernes, et que celui des anciens le trouvera avec tous ses charmes dans votre ouvrage. Je dirai avec joie: Proxima Phœbi versibus ille facit. Je suis avec l'estime la plus forte, monsieur, votre, etc. V. DE FÊNELON A LA MOTTE. Sur le même sujet. Cambrai, 26 janvier 1714. Je viens de vous lire, monsieur, avec un vrai plaisir; l'inclination très-forte dont je suis prévenu pour l'auteur de la nouvelle Iliade m'a mis en défiance contre moi-même. J'ai craint d'être partial en votre faveur, et je me suis livré à une critique scrupuleuse contre vous: mais j'ai été contraint de vous reconnoître tout entier dans un genre de poésie presque nouveau à votre égard. Je ne puis néanmoins vous dissimuler ce que.j'ai senti. Ma remarque tombe sur notre versification, et nullement sur votre personne. C'est que les vers de nos odes, où les rimes sont entrelacées, ont une variété, une grâce et une harmonie que nos vers héroïques ne peuvent égaler. Ceux-ci fatiguent l'oreille par leur uniformité. Le latin a une infinité d'inversions et de cadences. Au contraire, le françois n'admet presque aucune in version de phrase: il procède toujours méthodiquement par un nominatif, par un verbe et par son régime. La rime gêne plus qu'elle n'orne les vers. Elle les charge d'épithètes; elle rend souvent la diction forcée et pleine d'une vaine parure. En allongeant les discou, elle les affoiblit. Souvent on a ra X cours à un vers inutile pour en amener un bon. Il faut avouer que la sévérité de nos règles a rendu notre versification presque impossible. Les grands vers sont presque toujours ou languissants ou raboteux. J'avoue ma mauvaise délicatesse; ce que je fais ici est plutôt ma confession, que la censure des vers françois. Je dois me condamner quand je critique ce qu'il y a de meilleur. La poésie lyrique est, ce me semble, celle qui a le plus de grâce dans notre langue. Vous devez approuver qu'on la vante, car elle vous fait grand honneur. Mais passons de la versification françoise à votre nouveau poème. On vous reproche d'avoir trop d'esprit. On dit qu'Homère en montroit beaucoup moins; on vous accuse de briller sans cesse par des traits vifs et ingénieux. Voilà un défaut qu'un grand nombre d'auteurs vous envient: ne l'a pas qui veut. Votre parti conclut de cette accusation que vous avez surpassé le poète grec. Nescio quid majus nascitur Iliade. On dit que vous avez corrigé les endroits où il sommeille. Pour moi, qui entends de loin les cris des combattants, je me borne à dire: Non nostrum inter vos tantas componere lites; Cette guerre civile du Parnasse ne m'alarme point. L'émulation peut produire d'heureux efforts, pourvu qu'on n'aille point jusqu'à mépriser le goût des anciens sur l'imitation de la simple nature, sur l'observation inviolable des divers caractères, sur l'harmonie, et sur le sentiment qui est l'âme de la parole. Quoi qu'il arrive entre les anciens et les modernes, votre rang est réglé dans le parti des derniers. Vitis ut arboribus decori est, ut vitibus uvæ, Au reste, je prends part à la juste marque d'estime que le roi vient de vous donner. C'est plus pour lui que pour vous que j'en ai de la joie. En pensant à vos besoins, il vous met dans l'obligation de travailler à la gloire. Je souhaite que vous égaliez les anciens dans ce travail, et que vous soyez à portée de dire comme Horace : Nec, si plura velim, tu dare deneges'. C'est avec une sincère et grande estime que je serai le reste de ma vie, etc. 1. Hor., lib. IV, od. III, v. 21-24. - 2. Virg. Ecl. III, v. 108-109. 3. Virg., Ecl. v, v. 32-34. - 4. Hor., lib. III, Od. XVI, v. 38 Sur le même sujet, et sur la dispute des anciens et des modernes. Paris, 15 février 1714. MONSEIGNEUR, Quoi! vous avez craint d'être partial en ma faveur, et vous voulez bien que je le croie! Je goûte si parfaitement ce bonheur, qu'il ne falloit pas moins que votre approbation pour l'augmenter. Je ne désirerois plus (ce que je n'espère guère) que l'honneur et le plaisir de vous voir et de vous entendre. Qu'il me seroit doux de vous exposer tous mes sentiments, d'écouter avidement les vôtres et d'apprendre sous vos yeux à bien penser! Je sens même, tant vos bontés me mettent à l'aise avec vous, que je disputerois quelquefois, et qu'à demi persuadé, je vous donnerois encore, par mes instances, le plaisir de me convaincre tout à fait. Je ne sais pourquoi je m'imagine ce plaisir; car je défère absolument à tout ce que vous alléguez contre la versification françoise. J'avoue que la latine a de grands avantages sur elle: la liberté de sès inversions, ses mesures différentes, l'absence même de la rime, lui donnent une variété qui manque à la nôtre. Le malheur est qu'il n'y a point de remède, et qu'il ne nous reste plus qu'à vaincre, à force de travail, l'obstacle que la sévérité de nos règles met à la justesse et à la précision. Il me semble cependant que de cette difficulté même, quand elle est surmontée, naît un plaisir très-sensible pour le lecteur. Quand il sent que la rime n'a point gêné le poëte, que la mesure tyrannique du vers n'a point amené d'épithètes inutiles, qu'un vers n'est pas fait pour l'autre; qu'en un mot tout est utile et naturel, il se mêle alors au plaisir que cause la beauté de la pensée un étonnement agréable de ce que la contrainte ne lui a rien fait perdre. C'est presque en cela seul, à mon sens, que consiste tout le charme des vers: et je crois par conséquent que les poëtes ne peuvent être bien goûtés que par ceux qui ont comme eux le génie poétique. Comme ils sentent les difficultés mieux que les autres, ils font plus de grâce aux imperfections qu'elles entraînent, et sont aussi plus sensibles à l'art qui les surmonte. Quant à la versification des odes, je conviens encore avec vous qu'elle est plus agréable et plus variée; mais je ne crois pas qu'elle fût propre pour la narration. Comme chaque strophe doit finir par quelque chose de vif et d'ingénieux, cela entraîneroit infailliblement de l'affectation en plusieurs rencontres; et d'ailleurs dans un long poēme, ces espèces de couplets, toujours cadencés et partagés également, dégénéreroient à la fin en une monotonie du moins aussi fatigante que celle de nos grands vers. Je m'en rapporte à vous, monseigneur; car vous serez toujours mon juge, et je n'en veux pas d'autre dans la dispute que j'aurai peut-être à soutenir sur mon ouvrage. Cette guerre que vous prévoyez ne vous alarme point, pourvu, dites-vous, que l'on n'aille pas jusqu'à mépriser le goût des anciens. Peut-on jamais le mépriser, monseigneur? Quoi que nous fassions, ils seront toujours nos maîtres. C'est par l'exemple fréquent qu'ils nous ont donné du beau, que nous sommes à portée de reconnoître leurs défauts et de les éviter à peu près comme les nou FÉVELON. 11. 24 X X |