que vous voulez seulement la garantir des excès des personnes dont la vanité ne connoît point de bornes. Ce qui est essentiel est de ne vous relâcher jamais sur aucune des immodesties qui sont indignes du christianisme. Vous pouvez vous servir des raisons de bienséance et d'intérêt, pour aider et pour soutenir la religion en ce point. Une jeune fille hasarde tout pour le repos de sa vie, si elle épouse un homme vain, léger et déréglé. Donc il lui est capital de se mettre à portée d'en trouver un sage, réglé, d'un esprit solide et propre à réussir dans les emplois. Pour trouver un tel homme, il faut être modeste et ne laisser voir en soi rien de frivole et d'évaporé. Quel est l'homme sage et discret qui voudra une femme vaine, et dont la vertu paroît ambigue, à en juger par son extérieur? Mais votre principale ressource est de gagner le cœur de mademoiselle votre fice pour la vertu chrétienne. Ne l'effarouchez point sur la piété par une sévérité inutile; laissez-lui une liberté honnête et une joie innocente; accoutumez-la à se réjouir en deçà du péché et à mettre son plaisir loin des divertissements contagieux. Cherchez-lui des compagnies qui ne la gâtent point, et des amusements, à certaines heures, qui ne la dégoûtent jamais des occupations sérieuses du reste de la journée. Tâchez de lui faire goûter Dieu; ne souffrez pas qu'elle ne le regarde que comme un juge puissant et inexorable, q i veille sans cesse pour nous censurer et pour nous contraindre en toute occasion; faites-lui voir combien il est doux, combien il se proportionne à nos besoins et a pitié de nos foiblesses; familiarisez-la avec lui comme avec un père tendre et compatissant. Ne lui laissez point regarder l'oraison comme une visiveté annuyeuse et comme une gêne d'esprit où l'on se met pendant que l'imagination échappée s'égare. Faites-lui entendre qu'il s'agit de rentrer souvent au dedans de soi pour y trouver Dieu, parce que son règne est au dedans de nous. Il s'agit de parler simplement à Dieu à toute heure pour lui avouer nos fautes, pour lui représenter nos besoins et pour prendre avec lui les mesures nécessaires par rapport à la correction de nos défauts. Il s'agit d'écouter Dieu dans le silence intérieur, en disant: J'écouterai ce que le Seigneur dit au dedans de moi. Il s'agit de prendre l'heureuse habitude d'agir en sa présence et de faire gaiement toutes choses, grandes ou petites, pour son amour. Il s'agit de renouveler cette présence toutes les fois qu'on s'aperçoit de l'avoir perdue. Il s'agit de laisser tomber les pensées qui nous distraient dès qu'on les remarque, sans se distrare à force de combattre les distractions et sans s'inquiéter de leur fréquent retour. Il faut avoir patience avec soi-même et ne se rebuter jamais, quelque légèreté d'esprit qu'on éprouve en soi. Les distractions involontaires ne nous éloignent point de Dieu; rien ne lui est si agréable que cette humble patience d'une âme toujours prête à recommencer pour revenir vers lui. Mademoiselle votre fille entrera bientôt dans l'oraison, si vous lui en ouvrez bien la véritable entrée. Il ne s'agit ni de grands efforts d'esprit, ni de saillies d'imagination, ni de sentiments délicieux, que Dieu donne et qu'il ôte comme il lui plaît. Quand on ne connoît point d'autre oraison que celle qui consiste dans toutes ces choses si sensibles et si propres à nous flatter intérieurement, on se décourage bientôt; car une telle oraison tarit, et on croit alors avoir tout perdu. Mais dites-lui que l'oraison ressemble à une société simple, familière et tendre, ou, pour mieux dire, qu'elle est cette société même. Accoutumez-la à épancher son cœur devant Dieu, à se servir de tout pour l'entretenir, et à lui parler avec confiance, comme on parle librement et sans réserve à une personne qu'on aime et dont on est sûr d'être aimé du fond du cœur. La plupart des personnes qui se bornent à une certaine oraison contrainte sont avec Dieu comme on est avec les personnes qu'on respecte, qu'on voit rarement, par pure formalité, sans les aimer et sans être aimé d'elles; tout s'y passe en cérémonies et en compliments; on s'y gêne, on s'y ennuie, on a impatience de sortir. Au contraire, les personnes véritablement intérieures sont avec Dieu comme on est avec ses intimes amis; on ne mesure point ce qu'on dit, parce qu'on ne sait à qui on parle; on ne dit rien que de l'abondance et de la simplicité du cœur; on parle à Dieu des affaires communes, qui sont sa gloire et notre salut. Nous lui disons nos défauts que nous voulons corriger, nos devoirs que nous avons besoin de remplir, nos tentations qu'il faut vaincre, les délicatesses et les artifices de notre amour-propre qu'il faut réprimer. On lui dit tout; on l'écoute sur tout; on repasse ses commandements, et on va jusqu'à ses conseils. Ce n'est plus un entretien de cérémonie; c'est une conversation libre, de vraie amitié: alors Dieu devient l'ami du cœur, le père dans le sein duquel l'enfant se console, l'époux avec lequel on n'est plus qu'un même esprit par la grâce. On s'humilie sans se d courager; on a une vraie confiance en Dieu, avec une entière défiance de soi; on ne s'oublie jamais pour la correction de ses fautes, mais on s'oublie pour n'écouter jamais les conseils flatteurs de l'amour-propre. Si vous mettez dans le cœur de mademoiselle votre fille cette piété simple et nourrie par le fond, elle fera de grands progrès. 1. Ps. LXXIV, 9 PREMIER DIALOGUE'. Contre l'affectation du bel esprit dans les sermons. Le but de l'éloquence est d'instruire les hommes, et de les rendre meilleurs : l'orateur n'atteindra pas ce but, s'il n'est désintéressé. A. Eh bien! monsieur, vous venez donc d'entendre le sermon où vous vouliez me mener tantôt? Pour moi, je me suis contenté du prédicateur de notre paroisse. B. Je suis charmé du mien; vous avez bien perdu, monsieur, de n'y être pas. J'ai arrêté une place, pour ne manquer aucun sermon du carême. C'est un homme admirable: si vous l'aviez une fois entendu, il vous dégoûteroit de tous les autres. A. Je me garderai donc bien de l'aller entendre, car je ne veux point qu'un prédicateur me dégoûte des autres; au contraire, je cherche un homme qui me donne un tel goût et une telle estime pour la parole de Dieu, que j'en sois plus disposé à l'écouter partout ailleurs. Mais puisque j'ai tant perdu, et que vous, plein de ce beau sermon, vous pouvez, monsieur, me dédommager, de grâce, dites-nous quelque chose de ce que vous avez retenu. B. Je défigurerois ce sermon par mon récit: ce sont cent beautés qui échappent; il audroit être le prédicateur même pour vous dire.... A. Mais encore? Son dessein, ses preuves, sa morale, les principales vérités qui ont fait le corps de son discours? Ne vous reste-t-il rien dans l'esprit? est-ce que vous n'étiez pas attentif? B. Pardonnez-moi, jamais je ne l'ai été davantage. B. Non; mais c'est que ce sont des pensées si délicates, et qui dépendent tellement du tour et de la finesse de l'expression, qu'après avoir charmé dans le moment, elles ne se retrouvent pas aisément dans la suite. Quand même vous les retrouveriez, dites-les dans d'autres termes, ce n'est plus la même chose, elles perdent leur grâce et leur force. A. Ce sont donc, monsieur, des beautés bien fragiles; en les voulant toucher on les fait disparoître. J'aimerois ben mieux un discurs qui eût plus de corps et moins d'esprit; il feroit une forte impression, on retiendroit mieux les choses. Pourquoi parle-t-on, sinon pour persuader, pour instruire, et pour faire en sorte que l'auditeur retienne? C. Vous voilà, monsieur, engagé à parler. B. Eh bien! disons donc ce que j'ai retenu. Voici le texte : Cinerem tanquam panem manducabam. « Je mangeois la cendre comme mon pain. » Peut-on trouver un texte plus ingénieux pour le jour des 1. Les interlocuteurs sont désignés par les lettres A B, C. Cendres? Il a montré que, selon ce passage, la cendre doit être aujourd'hui la nourriture de nos âmes; puis il a enchâssé dans son avantpropos, le plus agréablement du monde, l'histoire d'Artémise sur les cendres de son époux. Sa chute à son Ave Maria a été pleine d'art. Sa division étoit heureuse; vous en jugerez. « Cette cendre dit-il, quoiqu'elle soit un signe de pénitence, est un principe de félicité: quoiqu'elle semble nous humilier, elle est un remède qui donne l'immortalité. » Il a repris cette division en plusieurs manières, et chaque fois il donnoit un nouveau lustre à ses antithèses. Le reste du discours n'étoit ni moins poli. ni moins brillant: la diction étoit pure, les pensées nouvelles, les périodes nombreuses; chacune finissoit par quelque trait surprenant. Il nous a fait des peintures morales où chacun se trouvoit: il a fait une anatomie des passions du cœur humain, qui égale les maximes de M. de La Rochefoucauld. Enfin, selon moi, c'étoit un ouvrage achevé. Mais vous, monsieur, qu'en pensez-vons? A. Je crains de vous parler sur ce sermon, et de vous ôter l'estime que vous en avez; on doit respecter la parole de Dieu, profiter de toutes les vérités qu'un prédicateur a expliquées, et éviter l'esprit de critique, de peur d'affiblir l'autorité du ministère. B. Non, monsieur, ne craignez rien. Ce n'est point par curiosité que je vous questionne: j'ai besoin d'avoir là-dessus de bonnes idées; je veux m'instruire solidement, non-seulement pour mes besoins, mais encore pour ceux d'autrui, car ma profession m'engage à prêcher. Parlez-moi donc sans réserve, et ne craignez ni de me contredire, ni de me scandaliser. A. Vous le voulez, il faut vous obéir. Sur votre rapport même, je conclus que c'étoit un méchant sermon. B. Comment cela? A. Vous I allez voir. Un sermon où les applications de l'Écriture sont fausses, où une histoire profane est rapportée d'une manière froide et puérile, où l'on voit régner partout une vaine affectation de bel esprit, est-il bon? B. Non. sans doute: mais le sermon que je vous rapporte ne me semble point de ce caractère. A. Attendez, vous conviendrez de ce que je dis. Quand le prédicateur a choisi pour texte ces paroles: Je mangeois la cendre comme mon pain, devoit-il se contenter de trouver un rapport de mots entre ce texte et la cérémonie d'aujourd'hui? Ne devoit-il pas commencer par entendre le vrai sens de son texte, avant que de l'appliquer au sujet? B. Oui, sans doute. A. Ne falloit-il donc pas reprendre les choses de plus haut, et tâcher d'entrer dans toute la suite du psaume? N'étoit-il pas juste d'examiner si l'interprétation dont il s'agissoit étoit contraire au sens véritable, avant que de la donner au peuple comme la parole de Dieu? B. Cela est vrai: mais en quoi peut-elle y être contraire? A. David, ou quel que soit l'auteur du psaume ci, parle de ses malheurs en cet endroit. Il dit que ses ennemis lui insultoient cruellement, le voyant dans la poussière, abattu à leurs pieds, réduit (c'est ici une expression poétique) à se nourrir d'un pain de cendres et d'une eau mêlée de larmes. Quel rapport des plaintes de David, renversé de son trône et persécuté par son fils Absalon, avec l'humiliation d'un chrétien qui se met des cendres sur le front pour penser à la mort, et pour se détacher des plaisirs du monde? N'y avoit-il point d'autre texte à prendre dans l'Écriture? JésusChrist, les apêtres, les prophètes, n'ont-ils jamais parlé de la mort et de la cendre du tombeau, à laquelle Dieu réduit notre vanité? Les Ecritures ne sont-elles pas pleines de mille figures touchantes sur cette vérité? Les paroles mêmes de la Genèse, si propres, si naturelles à cette cérémonie, et choisies par l'Église même, ne seront-elles donc pas dignes du choix d'un prédicateur? Appréhendera-t-il, par une fausse délicatesse, de redire souvent un texte que le Saint-Esprit et l'Église ont voulu répéter sans cesse tous les ans? Pourquoi donc laisser cet endroit, et tant d'autres de l'Écriture, qui conviennent, pour en chercher un qui ne convient pas? C'est un goût dépravé, une passion aveugle, de dire quelque chose de nouveau. B. Vous vous échauffez trop, monsieur: il est vrai que ce texte n'est point conforme au sens littéral. C. Pour moi, je veux savoir si les choses sont vraies, avant que de les trouver belles. Mais le reste? A. Le reste du sermon est du même genre que le texte. Ne le voyezvous pas, monsieur? A quel propos faire l'agréable dans un sujet si effrayant, et amuser l'auditeur par le récit profane de la douleur d'Artémise, lorsqu'il faudroit tonner, et ne donner que des images terribles de la mort? B. Je vous entends, vous n'aimez pas les traits d'esprit. Mais, sans cet agrément, que deviendroit l'éloquence? Voulez-vous réduire tous les prédicateurs à la simplicité des missionnaires? Il en faut pour le peuple; mais les honnêtes gens ont les oreilles plus délicates, et il est nécessaire de s'accommoder à leur goût. A. Vous me menez ailleurs: je voulois achever de vous montrer combien ce sermon est mal conçu; il ne me restoit qu'à parler de la division: mais je crois que vous comprenez assez vous-même ce qui me la fait désapprouver. C'est un homme qui donne trois points pour sujet de tout son discours. Quand on divise, il faut diviser simplement, naturellement; il faut que ce soit une division qui se trouve toute faite dans le sujet même; une division qui éclaircisse, qui range les matières, qui se retienne aisément, et qui aide à retenir tout le reste; enfin une division qui fasse voir la grandeur du sujet et de ses parties. Tout au contraire, vous voyez ici un homme qui entreprend d'abord de vous éblouir, qui vous débite trois épigrammes ou trois énigmes, qui les tourne et retourne avec subtilité; vous croyez voir des tours de passe-passe. Est-ce là un air sérieux et grave, propre à vous faire espérer quelque chose d'utile et d'important? Mais revenons à ce que vous disiez: vous demandez si je veux donc bannir l'éloquence de la chaire? |