HARPAGON. Jamais homme n'a dit tant de choses aussi peu vra:semblables que vous. DORANTE. - Elles n'en sont pas moins vraies, et la preuve en est bien aisée. Y a-t-il rien de plus ruineux que d'emprunter à grosses usures? Vous savez ce que font vos enfants, vous savez ce qui vous est arrivé à vous-même: ils ne le font que parce que vous leur refusez les secours les plus nécessaires; s'ils continuent, ils se trouveront, à votre mort, accablés de dettes: il ne tient qu'à vous de l'empêcher, et vous n'en faites rien, et vous me venez parler de l'amitié que vous avez pour eux, et de l'envie que vous avez de les rendre heureux! Ah! vous n'aimez que votre argent; vous vivez de la vue de vos coffres-forts; vous préférez ce plaisir à tous les autres, dont vous êtes moins touché. Vous paroissez vous épargner tout, et vous ne vous refusez rien; car vous ne vous demandez à vous-même que d'augmenter toujours vos trésors, et c'est ce que vous faites nuit et jour. Allez, vous n'aimez pas plus vos enfants et leurs intérêts que votre réputation, que vous sacrifiez à l'avarice. Ai-je tort de dire que vous n'aimez que vous? COMPOSÉS POUR L'ÉDUCATION DU DUC DE BOURGOGNE. I. LE FANTASQUE. Qu'est-il donc arrivé de funeste à Mélanthe? rien au dehors, tout au dedans. Ses affaires vont à souhait: tout le monde cherche à lui plaire. Quoi donc! c'est que sa rate fume. Il se coucha hier les délices du genre humain; ce matin on est honteux pour lui, il faut le cacher. En se levant, le pli d'un chausson lui a déplu: toute la journée sera orageuse, et tout le monde en souffrira. Il fait peur, il fait pitié: il pleure comme un enfant, il rugit comme un lion. Une vapeur maligne et farouche trouble et noircit son imagination, comme l'encre de son écritoire barbouille ses doigts. N'allez pas lui parler des choses qu'il aimoit le mieux il n'y a qu'un moment: par la raison qu'il les a aimées, il ne sauroit plus les souffrir. Les parties de divertissement qu'il a tant désirées lui deviennent ennuyeuses, il faut les rompre. Il cherche à contredire, à se plaindre, à piquer les autres; il s'irrite de voir qu'ils ne veulent point se facher. Souvent il porte ses coups en l'air, comme un taureau furieux qui, de ses cornes aiguisées, va se battre contre les vents. Quand il manque de prétexte pour attaquer les autres, il se tourne contre lui-même; il se blâme, il ne se trouve bon à rien, il se décourage, il trouve fort mauvais qu'on veuille le consoler. Il veut être seul, et ne peut supporter la solitude. Ii revient à la compagnie, et s'aigrit contre elle. On se tait, ce silence affecté le choque. On parle tout bas, il s'imagine que c'est contre lui. On parle tout haut, il trouve qu'on parle trop, et qu'on est trop gai pendant qu'il est triste. On est triste, cette tristesse lui paroît un reproche de ses fautes. On rit, il soupçonne qu'on se moque de lui. Que faire? Etre aussi ferme et aussi patient qu'il est insupportable, et attendre en paix qu'il revienne demain aussi sage qu'il étoit hier. Cette humeur étrange s'en va comme elle vient. Quand elle prend, on diroit que c'est un ressort de machine qui se démonte tout à coup: il est comme on dépeint les possédés, sa raison est comme à l'envers; c'est la déraison elle-même en personne. Poussez-le, vous lui ferez dire en plein jour qu'il est nuit; car il n'y a plus ni jour ni nuit pour une tête démontée par caprice. Quelquefois il ne peut s'empêcher d'être étonné de ses excès et de ses fougues. Malgré son chagrin, il sourit des paroles extravagantes qui lui ont échappé. Mais quel moyen de prévoir ces orages et de conjurer la tempête? Il n'y en a aucun; point de bons almanachs pour prédire ce mauvais temps. Gardez-vous bien de dire : « Demain nous irons nous divertir dans un tel jardin, » l'homme d'aujourd'hui ne sera point celui de demain; celui qui vous promet maintenant disparoîtra tantôt : vous ne saurez plus où le prendre pour le faire souvenir de sa parole; en sa place vous trouverez un je ne sais quoi qui n'a ni forme ni nom, qui n'en peut avoir, et que vous ne sauriez définir deux instants de suite FENELON - п. 11 de la même manière. Etudiez-le bien, puis dites-en tout ce qu'il vous plaira; il ne sera plus vrai le moment d'après que vous l'aurez dit. Ce je ne sais quoi veut et ne veut pas; il menace, il tremble; il mêle des hauteurs ridicules avec des bassesses indignes. Il pleure, il rit, il badine, il est furieux. Dans sa fureur la plus bizarre et la plus insensée, il est plaisant, éloquent, subtil, plein de tours nouveaux, quoiqu'il ne lui reste pas seulement une ombre de raison. Prenez bien garde de ne lui rien dire qui ne soit juste, précis et exactement raisonnable: il sauroit bien en prendre avantage, et vous donner adroitement le change; il passeroit d'abord de son tort au vôtre, et deviendroit raisonnable pour le seul plaisir de vous convaincre que vous ne l'êtes pas. C'est un rien qui l'a fait monter jusques aux nues; mais ce rien, qu'est-il devenu? Il s'est perdu dans la mêlée; il n'en est plus question: il ne sait plus ce qui l'a fâché, il sait seulement qu'il se fâche, et qu'il veut se fâcher; encore même ne le sait-il pas toujours. Il s'imagine souvent que tous ceux qui lui parlent sont emportés, et que c'est lui qui se modère; comme un homme qui a la jaunisse croit que tous ceux qu'il voit sont jaunes, quoique le jaune ne soit que dans ses yeux. Mais peut-être qu'il épargnera certaines personnes auxquelles il doit plus qu'aux autres, et qu'il paroît aimer davantage. Non; sa bizarrerie ne connoît personne, elle se prend sans choix à tout ce qu'elle trouve le premier venu lui est bon pour se décharger; tout lui est égal, pourvu qu'il se fache: il diroit des injures à tout le monde. Il n'aime plus les gens, il n'en est point aimé; on le persécute, on le trahit; il ne doit rien à qui que ce soit. Mais attendez un moment, voici une autre scène. Il a besoin de tout le monde; il aime, on l'aime aussi; il flatte, il s'insinue, il ensorcelle tous ceux qui ne pouvoient plus le souffrir; il avoue son tort, il rit de ses bizarreries, il se contrefait, et vous croiriez que c'est lui-même dans ses accès d'emportement, tant il se contrefait bien. Après cette comédie, jouée à ses propres dépens, vous croyez bien qu'au moins il ne fera plus le démoniaque. Hélas! vous vous trompez: il le fera encore ce soir, pour s'en moquer demain sans se corriger. II. LA MÉDAILLE. Je crois, monsieur, que je ne dois point perdre de temps pour vous informer d'une chose très-curieuse, et sur laquelle vous ne manquerez pas de faire bien des réflexions. Nous avons en ce pays un savant nommé M. Wanden, qui a de grandes correspondances avec les antiquaires d'Italie. Il prétend avoir reçu par eux une médaille antique, que je n'ai pu voir jusqu'ici, mais dont il a fait frapper des copies qui sont très-bien faites, et qui se répandront bientôt, selon les apparences, dans tous les pays où il y a des curieux. J'espère que dans peu de jours je vous en enverrai une. En attendant, je vais vous en faire la plus exacte description que je pourrai. D'un côté, cette médaille, qui est fort grande, représente un enfant d'une figure très-belle et très-noble; on voit Pallas qui le couvre de son égide; en même temps les trois Grâces sèment son chemin de fleurs; Apollon, suivi des Muses, lui offre sa lyre; Vénus paroît en l'air dans son char attelé de colombes, qui laisse tomber sur lui sa ceinture; la Victoire lui montre d'une main un char de triomphe, et de l'autre lui présente une couronne. Les paroles sont prises d'Horace: Non sine dis animosus infans. Le revers est bien différent. Il est manifeste que c'est le même enfant, car on reconnoît d'abord le même air de tête: mais il n'a autour de lui que des masques grotesques et hideux, des reptiles venimeux, comme des vipères et des serpents, des insectes, des hiboux, enfin des harpies sales, qui répandent de l'ordure de tous côtés, et qui déchirent tout avec leurs ongles crochus. Il y a une troupe de satyres impudents et moqueurs, qui font les postures les plus bizarres, qui rient, et qui montrent du doigt la queue d'un poisson monstrueux, par où finit le corps de ce bel enfant. Au bas, on lit ces paroles, qui, comme vous savez, sont aussi d'Horace : Turpiter atrum desinit in piscem. Les savants se donnent beaucoup de peine pour découvrir en quelle occasion cette médaille a pu être frappée dans l'antiquité. Quelquesuns soutiennent qu'elle représente Caligula, qui, étant fils de Germanicus, avoit donné dans son enfance de hautes espérances pour le bonheur de l'empire, mais qui dans la suite devint un monstre. D'autres veulent que tout ceci ait été fait pour Néron, dont les commencements furent si heureux, et la fin si horrible. Les uns et les autres conviennent qu'il s'agit d'un jeune prince éblouissant, qui promettoit beaucoup et dont toutes les espérances ont été trompeuses. Mais il y en a d'autres, plus défiants, qui ne croient point que cette médaille soit antique. Le mystère que fait M. Wanden pour cacher l'original donne de grands soupçons. On s'imagine voir quelque chose de notre temps figuré dans cette médaille; peut-être signifie-t-elle de grandes espérances qui se tourneront en de grands malheurs: il semble qu'on affecte de faire entrevoir malignement quelque jeune prince dont on tâche de rabaisser toutes les bonnes qualités par des défauts qu'on lui impute. D'ailleurs, M. Wanden n'est pas seulement curieux; il est encore politique, fort attaché au prince d'Orange, et on soupçonne que c'est d'intelligence avec lui qu'il veut répandre cette médaille dans toutes les cours de l'Europe. Vous jugerez bien mieux que moi, monsieur, ce qu'il en faut croire. Il me suffit de vous avoir fait part de cette nouvelle, qui fait raisonner avec beaucoup de chaleur tous nos gens de lettres, et de vous assurer que je suis toujours votre très-humble et très-obéissant serviteur, D'Amsterdam, le 4 mai 1691. III. VOYAGE SUPPOSE EN 1690. BAYLE. Il y a quelques années que nous fimes un beau voyage, dont vous serez bien aise que je vous raconte le détail. Nous partimes de Marseille pour la Sicile, et nous résolûmes d'aller visiter l'Egypte. Nous arrivâmes à Damiette, nous passâmes au grand Caire. Après avoir vu les bords du Nil, en remontant vers le sud, nous nous engageâmes 'insensiblement à aller voir la mer Rouge. Nous trouvåmes sur cette côte un vaisseau qui s'en alloit dans certaines Iles. qu'on assuroit être encore plus délicieuses que les îles Fortunées. La curiosité de voir ces merveilles nous fit embarquer; nous voguames pendant trente jours: enfin nous aperçûmes la terre de loin. A mesure que nous approchions, on sentoit les parfums que ces îles répandoient dans toute la mer. Quand nous abordames, nous reconnûmes que tous les arbres de ces îles étoient d'un bois odoriférant comme le cèdre. Ils étoient chargés en même temps de fruits délicieux, et de fleurs d'une odeur exquise. La terre même, qui étoit noire, avoit un goût de chocolat, et on en faisoit des pastilles. Toutes les fontaines étoient de liqueurs glacées; là, de l'eau de groseille; ici, de l'eau de fleur d'orange; ailleurs, des vins de toutes les façons. Il n'y avoit aucune maison dans toutes ces iles, parce que l'air n'y étoit jamais ni froid ni chaud. Il y avoit partout, sous les arbres, des lits de fleurs, où l'on se couchoit mollement pour dormir; pendant le sommeil, on avoit toujours des songes de nouveaux plaisirs; il sortoit de la terre des vapeurs douces qui représentoient à l'imagination des objets encore plus enchantés que ceux qu'on voyoit en veillant: ainsi on dormoit moins pour le besoin que pour le plaisir. Tous les oiseaux de la campagne savoient la musique, et faisoient entre eux des concerts. Les zéphyrs n'agitoient les feuilles des arbres qu'avec règle, pour faire une douce harmonie. Il y avoit dans tout le pays beaucoup de cascades naturelles: toutes ces eaux, en tombant sur des rochers creux, faisoient un son d'une mélodie semblable à celle des meilleurs instruments de musique. Il n'y avoit aucun peintre dans tout le pays: mais quand on vouloit avoir le portrait d'un ami, un beau paysage, ou un tableau qui représentat quelque autre objet, on mettoit de l'eau dans de grands bassins d'or ou d'argent, puis on opposoit cette eau à l'objet qu'on vouloit peindre. Bientôt l'eau, se congelant, devenoit comme une glace de miroir, où l'image de cet objet demeuroit ineffaçable. On l'emportoit où l'on vouloit, et c'étoit un tableau aussi fidèle que les plus polies glaces de miroir. Quoiqu'on n'eût aucun besoin de bâtiments, on ne laissoit pas d'en faire, mais sans peine. Il y avoit des montagnes dont la superficie étoit couverte de gazons toujours fleuris. Le dessous étoit d'un marbre plus solide que le nôtre, mais si tendre et si léger, qu'on le coupoit comme du beurre, et qu'on le transportoit cent fois plus facilement que du liége: ainsi on n'avoit qu'à tailler avec un ciseau, dans les montagnes, des palais ou des temples de la plus magnifique architecture; puis deux enfants emportoient sans peine le palais dans la place où l'on vouloit le mettre. Les hommes un peu sobres ne se nourrissoient que d'odeurs exquises. Ceux qui vouloient une plus forte nourriture mangeoient de cette terre mise en pastilles de chocolat, et buvoient de ces liqueurs glacées qui couloient des fontaines. Ceux qui commençoient à vieillir alloient se renfermer pendant huit jours dans une profonde caverne, où ils dormoient tout ce temps-là avec des songes agréables: il ne leur étoit permis d'apporter en ce lien ténébreux aucune lumière. Au bout de |