SOCRATE. Vos historiens nous sont inconnus; on n'en a que des morceaux extraits et rapportés par des relateurs peu critiques. Il faudroit savoir à fond votre langue, lire tous vos livres, voir surtout les originaux, et attendre qu'un grand nombre de savants eût fait cette étude à fond, afin que, par le grand nombre d'examinateurs, la chose pût être pleinement éclaircie. Jusque-là votre nation me paroît un spectacle beau et grand de loin, mais très-douteux et équivoque. CONFUCIUS. Voulez-vous ne rien croire, parce que Fernand Mendez Pinto a beaucoup exagéré? Douterez-vous que la Chine ne soit un vaste et puissant empire, très-peuplé et bien policé; que les arts n'y fleurissent; qu'on n'y cultive les hautes sciences; que le respect des lois n'y soit admirable? SOCRATE. - Par où voulez-vous que je me convainque de toutes ces choses? CONFUCIUS. Par vos propres relateurs. SOCRATE. Il faut donc que je les croie, ces relateurs? SOCRATE. Pourquoi non? Et que je les croie dans le mal comme dans le bien? Ré pondez, de grâce. CONFUCIUS. - Je le veux. SOCRATE. - Selon ces relateurs, le peuple de la terre le plus vain, le plus superstitieux, le plus intéressé, le plus injuste, le plus menteur, c'est le Chinois. CONFUCIUS. Il y a partout des hommes vains et menteurs. SOCRATE. Je l'avoue; mais à la Chine les principes de toute la nation, auxquels on n'attache aucun déshonneur, sont de mentir et de se prévaloir du mensonge. Que peut-on attendre d'un tel peuple pour les vérités éloignées, et difficiles à éclaircir? Ils sont fastueux dans toutes leurs histoires: comment ne le seroient-ils pas, puisqu'ils sont même si vains et si exagérants pour les choses présentes qu'on peut examiner de ses propres yeux, et où l'on peut les convaincre d'avoir voulu imposer aux étrangers? Les Chinois, sur le portrait que j'en ai ouï faire, me paroissent assez semblables aux Égyptiens. C'est un peuple tranquille et paisible, dans un beau et riche pays; un peuple vain qui méprise tous les autres peuples de l'univers; un peuple qui se pique d'une antiquité extraordinaire, et qui met sa gloire dans le nombre de siècles de sa durée; c'est un peuple superstitieux jusqu'à la superstition la plus grossière et la plus ridicule, malgré sa politesse; c'est un peuple qui a mis toute sa sagesse à garder ses lois, sans examiner ce qu'elles ont de bon; c'est un peuple grave, mystérieux, composé, et rigide observateur de toutes ses anciennes coutumes pour l'extérieur, sans y chercher la justice, la sincérité et les autres vertus intérieures; c'est un peuple qui a fait de grands mystères de plusieurs choses trèssuperficielles, et dont la simple explication diminue beaucoup le prix. Les arts y sont fort médiocres, et les sciences n'y étoient presque rien de solide quand nos Européens ont commencé à les connoître. CONFUCIUS. N'avions-nous pas l'imprimerie, la poudre à canon, la géométrie, la peinture, l'architecture, l'art de faire la porcelaine, enfin une manière de lire et d'écrire bien meilleure que celle de vos Occidentaux? Pour l'antiquité de nos histoires, elle est constante par nos observations astronomiques. Vos Occidentaux prétendent que nos calculs sont fautifs; mais les observations ne leur sont pas suspectes, et ils avouent qu'elles cadrent juste avec les révolutions du ciel. SOCRATE. Voilà bien des choses que vous mettez ensemble, pour réunir tout ce que la Chine a de plus estimable; mais examinons-les de près l'une après l'autre. CONFUCIUS. Volontiers. SOCRATE. L'imprimerie n'est qu'une commodité pour les gens de mettres, et elle ne mérite pas une grande gloire. Un artisan, avec des qualités peu estimables, peut être l'auteur d'une telle invention: elle est même imparfaite chez vous, car vous n'avez que l'usage des planches; au lieu que les Occidentaux ont avec l'usage des planches celui des caractères, dont ils font telle composition qu'il leur plaît en fort peu de temps. De plus il n'est pas tant question d'avoir un art pour faciliter les études, que de l'usage qu'on en fait. Les Athéniens de mon temps n'avoient pas l'imprimerie, et néanmoins on voyoit fleurir chez eux les beaux-arts et les hautes sciences; au contraire les Occidentaux, qui ont trouvé l'imprimerie mieux que les Chinois, étoient des hommes grossiers, ignorants et barbares. La poudre à canon est une invention pernicieuse pour détruire le genre humain; elle nuit à tous les hommes, et ne sert véritablement à aucun peuple : les uns imitent bientôt ce que les autres font contre eux. Chez les Occidentaux, où les armes à feu ont été bien plus perfectionnés qu'à la Chine, de telles armes ne décident rien de part ni d'autre on a proportionné les moyens de défensive aux armes de ceux qui attaquent; tout cela revient à une espèce de compensation, après laquelle chacun n'est pas plus avancé que quand on n'avoit que des tours et de simples murailles, avec des piques, des javelots, des épées, des arcs, des tortues et des béliers. Si on convenoit de part et d'autre de renoncer aux armes à feu, on se débarrasseroit mutuellement d'une infinité de choses superflues et incommodes; la valeur, la discipline, la vigilance et le génie auroient plus de part à la décision de toutes les guerres. Voilà donc une invention qu'il n'est guère permis d'estimer. CONFUCIUS. Méprisez-vous nos mathématiciens? SOCRATE. Ne m'avez-vous pas donné pour règle de croire les faits rapportés par nos relateurs? CONFUCIUS. Il est vrai; mais ils avouent que nos mathématiciens sont habiles. SOCRATE. - Ils disent qu'ils ont fait certains progrès, et qu'ils savent bien faire plusieurs opérations; mais ils ajoutent qu'ils manquent de méthode, qu'ils font mal certaines démonstrations, qu'ils se trompent sur des calculs, qu'il y a plusieurs choses très-importantes dont ils n'ont rien découvert. Voilà ce que j'entends dire. Ces hommes si entêtés de la connoissance des astres, et qui y bornent leur principale étude, se sont trouvés dans cette étude même très-inférieurs aux Occidentaux cui ont voyagé dans a Chine, et qui, selon les apparences, ne sont pas les plus parfaits astronomes de l'Occident. Tout cela ne répond point à cette idée merveilleuse d'un peuple supérieur à toutes les autres nations. Je ne dis rien de votre porcelaine: c'est plutôt le mérite de votre terre que de votre peuple; ou du moins, si c'est un mérite pour les hommes, ce n'est qu'un mérite de vil artisan. Votre architecture n'a point de belles proportions; tout y est bas et écrasé, tout y est confus et chargé de petits ornements qui ne sont ni nobles ni naturels. Votre peinture a quelque vie et une grâce je ne sais quelle; mais elle n'a ni correction de dessin, ni ordonnance, ni noblesse dans les figures, ni vérité dans les représentations; on n'y voit ni paysages naturels, ni histoires, ni pensées raisonnables et suivies; on n'est ébloui que par la beauté des couleurs et du vernis. CONFUCIUS. Ce vernis même est une merveille inimitable dans tout l'Occident. SOCRATE. Il est vrai: mais vous avez cela de commun avec les peuples les plus barbares, qui ont quelquefois le secret de faire en leur pays, par le secours de la nature, des choses que les nations les plus industrieuses ne sauroient exécuter chez elles. SOCRATE. Je conviens que vous avez dans votre écriture un grand avantage pour la mettre en commerce chez tous les peuples voisins qui parlent des langues différentes de la chinoise. Chaque caractère signifiant un objet, de même que nos mots entiers, un étranger peut lire vos écrits sans savoir votre langue, et il peut vous répondre par les mêmes caractères, quoique sa langue vous soit entièrement inconnue. De tels caractères, s'ils étoient partout en usage, seroient comme une langue commune par tout le genre humain, et la commodité en seroit infinie pour le commerce d'un bout du monde à l'autre. Si toutes les nations pouvoient convenir entre elles d'enseigner à tous leurs enfants ces caractères, la diversité des langues n'arrêteroit plus les voyageurs, il y auroit un lien universel de société. Mais rien n'est plus impraticable que cet usage universel de vos caractères; il y en a un si prodigieux nombre pour signifier tous les objets qu'on désigne dans le langage humain, que vos savants mettent un grand nombre d'années à apprendre à écrire. Quelle nation s'assujettira à une étude si pénible? Il n'y a aucune science épineuse qu'on n'apprît plus promptement. Que sait-on en vérité, quand on ne sait encore que lire et écrire? D'ailleurs peut-on espérer que tant de nations s'accordent à enseigner cette écriture à leurs enfants? Dès que vous renfermerez cet art dans un seul pays, ce n'est plus rien que de très-incommode; dès lors vous n'avez plus l'avantage de vous faire entendre aux nations d'une langue inconnue, et vous avez l'extrême désavantage de passer misérablement la meilleure partie de votre vie à apprendre à écrire; ce qui vous jette dans deux inconvénients, l'un d'admirer vainement un art pénible et infructueux, l'autre de consumer toute votre jeunesse dans cette étude sèche, qui exclut de tout progrès pour les connoissances les plus solides. CONFUCIUS. Mais notre antiquité, de bonne foi, n'en êtes-vous pas convaincu? SOCRATE Nullement: les raisons qui persuadent aux astronomes occidentaux que vos observations doivent être véritables peuvent avoir frappé de même vos astronomes, et leur avoir fourni une vraisemblance pour autoriser vos vaines fictions sur les antiquités de la Chine. Vos astronomes auront vu que telles choses ont dû arriver en tels et en iels temps, par les mêmes règles qui en persuadent nos astronomes d'Occident; ils n'auront pas manqué de faire leurs prétendues observations sur ces règles, pour leur donner une apparence de vérité. Un peuple fort vain et fort jaloux de la gloire de son antiquité, si peu qu'il soit intelligent dans l'astronomie, ne manque pas de colorer ainsi ses fictions, le hasard même peut les avoir un peu aidés. Enfin, il faudroit que les plus savants astronomes d'Occident eussent la commodité d'examiner dans les originaux toute cette suite d'observations. Les Egyptiens étoient grands observateurs des astres, et en même temps amoureux de leurs fables pour remonter à des milliers de siècles. Il ne faut pas douter qu'ils n'aient travaillé à accorder ces deux passions. CONFUCIUS. Que concluriez-vous donc sur notre empire? Il étoit hors de tout commerce avec vos nations où les sciences ont régné; il étoit environné de tous côtés par des nations grossières, il a certainement, depuis plusieurs siècles au-dessus de mon temps, des lois, une police et des arts que les autres peuples orientaux n'ont point eus. L'origine de notre nation est inconnue, elle se cache dans l'obscurité des siècles les plus reculés. Vous voyez bien que je n'ai ni entêtement ni vanité là-dessus. De bonne foi, que pensez-vous sur l'origine d'un tel peuple? SOCRATE. - Il est difficile de décider juste ce qui est arrivé parmi tant de choses qui ont pu se faire et ne se faire pas, dans la manière dont les terres ont été peuplées. Mais voici ce qui me paroît le plus naturel. Les peuples les plus anciens de nos histoires, les peuples les plus puissants et les plus polis, sont ceux de l'Asie et de l'Egypte: c'est là comme la source des colonies. Nous voyons que les Egyptiens ont fait des colonies dans la Grèce et en ont formé les mœurs. Quelques Asiatiques, comme les Phéniciens et les Phrygiens, ont fait de même sur toutes les côtes de la mer Méditerranée. D'autres Asiatiques de ces royaumes, qui étoient sur les bords du Tigre et de l'Euphrate, ont pu pénétrer jusque dans les Indes pour les peupler. Les peuples, en se multipliant, auront passé les fleuves et les montagnes, et insensiblement auront répandu leurs colonies jusque dans la Chine: rien ne les aura arrêtés dans ce vaste continent, qui est presque tout uni. Il n'y a guère d'apparence que les hommes soient parvenus à la Chine par l'extrémité du nord qu'on nomme à présent la Tartarie; car les Chinois paroissent avoir été, dès la plus grande antiquité, des peuples doux, paisibles, policés et cultivant la sagesse; ce qui est le contraire des nations violentes et farouches qui ont été nourries dans les pays sauvages du Nord. Il n'y a guère d'apparence non plus que les hommes soient arrivés à la Chine par la mer: les grandes navigations n'étoient alors ni usitées, ni possibles. De plus, les mœurs, les arts, les sciences et la religion des Chinois se rapportent très-bien aux mœurs, aux arts aux sciences, à la religion des Babyloniens et de ces autres peuples que nos histoires nous dépeignent. Je croirois donc que quelques siècles avant le vôtre, ces peuples asiatiques ont pénétré jusqu'à la Chine; qu'ils y ont fondé votre empire; que vous avez eu des rois habiles et de vertueux législateurs; que la Chine a été plus estimable qu'elle ne l'est aujourd'hui pour les arts et pour les mœurs; que vos historiens ont flatté l'orgueil de la nation; qu'on a exagéré des choses qui méritoient quelque louange; qu'on a mêlé la fable avec la vérité, et qu'on a voulu dérober à la postérité l'origine de la nation, pour la rendre plus merveilleuse à tous les autres peuples. CONFUCIUS. - Vos Grecs n'en ont-ils pas fait autant? SOCRATE. - Encore pis: ils ont leurs temps fabuleux qui approchent beaucoup du vôtre. J'ai vécu, suivant la supputation commune, environ trois cents ans après vous. Cependant, quand on veut, en rigueur, remonter au-dessus de mon temps, on ne trouve aucun historien qu'Hérodote, qui a écrit immédiatement après la guerre des Perses, c'està-dire environ soixante ans avant ma mort: cet historien n'établit rien de suivi, et ne pose aucune date précise par des auteurs contemporains, pour tout ce qui est beaucoup plus ancien que cette guerre. Les temps de la guerre de Troie, qui n'ont qu'environ six cents ans audessus de moi, sont encore des temps reconnus comme fabuleux. Jugez s'il faut s'étonner que la Chine ne soit pas bien assurée de ce grand nombre de siècles que ses histoires lui donnent avant votre temps. CONFUCIUS. - Mais pourquoi auriez-vous inclination de croire que nous sommes sortis des Babyloniens? SOCRATE. Le voici. Il y a beaucoup d'apparence que vous venez de quelque peuple de la haute Asie qui s'est répandu de proche en proche jusqu'à la Chine, et peut-être même dans les temps de quelque conquête des Indes, qui a mené le peuple conquérant jusque dans les pays qui composent aujourd'hui votre empire. Votre antiquité est grande; il faut donc que votre espèce de colonie se soit faite par quelqu'un de ces anciens peuples, comme ceux de Ninive ou de Babylone. Il faut donc que vous veniez de quelque peuple puissant et fastueux, car c'est encore le caractère de votre nation. Vous êtes seuls de cette espèce dans tous vos pays; et les peuples voisins, qui n'ont rien de semblable, n'ont pu vous donner ces mœurs. Vous avez, comme les anciens Babyloniens, l'astronomie, et même l'astrologie judiciaire, la superstition, l'art de deviner, une architecture plus somptueuse que proportionnée, une vie de délices et de faste, de grandes villes, un empire où le prince a une autorité absolue, des lois fort révérées, des temples en abondance, et une multitude de dieux de toutes les figures. Tout ceci n'est qu'une conjecture, mais elle pourroit être vraie. CONFUCIUS. - Je vais en demander des nouvelles au roi Yao, qui se promène, dit-on, avec vos anciens rois d'Argos et d'Athènes dans ce petit bois de myrtes. SOCRATE. - Pour moi, je ne me fie ni à Cécrops, ni à Inachus, ni à Pélops, pas même aux héros d'Homère, sur nos antiquités. ! |