pour renverser l'usurpateur. Alors il se défit de moi malgré lui, car il n'avoit pas envie de se rendre coupable de ma mort. LE PRINCE. Voilà un malheur complet. Mon fils est foible et in gal; sa vertu mal soutenue le rend méprisable; il s'allie avec ses ennemis et soulève ses sujets; il ne prévoit point l'orage; il se décou rage dès qu'il éclate; il perd les occasions de punir l'usurpateur; il demande lâchement la vie, et il ne l'obtient pas. O ciel, vous vous joueż de la gloire des princes et de la prospérité des Etats! Voilà le petit-fils d'Édouard qui a vaincu Philippe et ravagé son royaume! Voilà mon fils de moi qui ai pris Jean, et fait trembler la France et l'Espagne. LVI. - CHARLES VII ET JEAN DUC DE BOURGOGNE. La cruauté et la perfidie augmentent les périls, loin de les diminuer. LE DUC. -Maintenant que toutes nos affaires sont finies, et que nous n'avons plus d'intérêt parmi les vivants, parlons, je vous prie, sans passion. Pourquoi me faire assassiner? Un dauphin faire cette trahison à son propre sang, à son cousin, qui.... CHARLES. A son cousin qui vouloit tout brouiller, et qui pensa ruiner la France. Vous prétendiez me gouverner comme vous aviez gouverné les deux dauphins mes frères, qui étoient avant moi. LE DUC. Mais, quoi! assassiner? Cela est infâme. CHARLES. - Assassiner est le plus sûr. LE DUC. - Quoi! dans un lieu où vous m'aviez attiré par les promesses les plus solennelles! J'entre dans la barrière (il me semble que j'y suis encore) avec Noailles, frère du captal de Buch: ce perfide Tanneguy du Châtel me massacre inhumainement avec ce pauvre Noailles. CHARLES. - Vous déclamerez tant qu'il vous plaira, mon cousin, je m'en tiens à ma première maxime: quand on a affaire à un homme aussi violent et aussi brouillon que vous l'étiez, assassiner est le plus sûr. LE DUC. Le plus sûr! vous n'y songez pas. CHARLES. J'y songe; c'est le plus sûr, vous dis-je. LE DUC. - Est-ce le plus sûr de se jeter dans tous les périls où vous vous êtes précipité en me faisant périr? Vous vous êtes fait plus de mal en me faisant assassiner, que je n'aurois pu vous en faire. CHARLES. - Il y a bien à dire. Si vous ne fussiez mort, j'étois perdu, et la France avec moi. LE DUC. Avois-je intérêt de ruiner la France? Je voulois la gouverner, et point la détruire ni l'abattre; il auroit mieux valu souffrir quelque chose de ma jalousie et de mon ambition. Après tout, j'étois de votre sang, et assez près de succéder à la couronne; j'avois un très-grand intérêt d'en conserver la grandeur. Jamais je n'aurois pu me résoudre à me liguer contre la France avec les Anglois ses ennemis; mais votre trahison et mon massacre mirent mon fils, quoiqu'il fût bon homme, dans une espèce de nécessité de venger ma mort, et de s'unir aux Anglois. Voilà le fruit de votre perfidie: c'étoit de former une ligue de la maison de Bourgogne avec la reine votre mère et avec les Anglois, pour renverser la monarchie françoise. La cruauté et la perfidie, bien loin de diminuer les périls, les augmentent sans mesure. Jugez-en par votre propre expérience: ma mort, en vous délivrant d'un ennemi, vous en fit de bien plus terribles, et mit la France dans un état cent fois plus déplorable. Toutes les provinces furent en feu; toute la campagne étoit au pillage; et il a fallu des miracles pour vous tirer de l'abîme où cet exécrable assassinat vous avoit jeté. Après cela, vous venez encore me dire d'un ton décisif: « Assassiner est le plus sûr! >>> CHARLES. - J'avoue que vous m'embarrassez par le raisonnement, et je vois que vous êtes bien subtil en politique; mais j'aurai ma revanche par les faits. Pourquoi croyez-vous qu'il n'est pas bon d'assassiner? n'avez-vous pas fait assassiner mon oncle le duc d'Orléans? Alors vous pensiez sans doute comme moi, et vous n'étiez pas encore si philosophe. LE DUC. - Il est vrai, et je m'en suis mal trouvé, comme vous voyez. Une bonne preuve que l'assassinat est un mauvais expédient est de voir combien il m'a réussi mal. Si j'eusse laissé vivre le duc d'Orléans, vous n'auriez jamais songé à m'ôter la vie, et je m'en serois fort bien trouvé. Celui qui commence de telles affaires doit prévoir qu'elles finiront par lui: dès qu'il entreprend sur la vie des autres, la sienne n'a plus qu'un quart d'heure d'assuré. CHARLES. Eh bien! mon cousin, nous avons tous deux tort. Je n'ai pas été assassiné à mon tour comme vous, mais j'ai souffert d'étranges malheurs. LVII. - LOUIS XI ET LE CARDINAL BESSARION. Un savant qui n'est pas propre aux affaires vaut encore mieux qu'un esprit inquiet et artificieux qui ne peut souffrir ni la justice ni la bonne foi. LOUIS. Bonjour, monsieur le cardinal. Je vous recevrai aujourd'hui plus civilement que quand vous vintes me voir de la part du pape. Le cérémonial ne peut plus nous brouiller; toutes les ombres sont ici pêle-mêle et incognito; les rangs sont confondus. BESSARION. - J'avoue que je n'ai pas encore oublié votre insulte, quand vous me prites par la barbe, dès le commencement de ma harangue. LOUIS. - Cette barbe grecque me surprit, et je voulois couper court pour la harangue, qui eût été longue et superflue. BESSARION. - Pourquoi cela? Ma harangue étoit des plus belles: je l'avois composée sur le modèle d'Isocrate, de Lysias, d'Hypéride et de Périclès. LOUIS. Je ne connois point tous ces messieurs-là. Vous aviez éte voir le duc de Bourgogne mon vassal, avant que de venir chez moi; il auroit bien mieux valu ne lire pas tant vos vieux auteurs, et savoir mieux les règles du siècle présent: vous vous conduisites comme un pédant qui n'a aucune connoissance du monde. BESSARION. - J'avois pourtant étudié à fond les lois de Dracon, celles de Lycurgue et de Solon, les Lois et la République de Platon, tout ce qui nous reste des anciens rhéteurs qui gouvernoient le peuple; enfin les meilleurs scoliastes d'Homère, qui ont parlé de la police d'une république. LOUIS. - Et moi je n'ai jamais rien lu de tout cela; mais je sais bien qu'il ne falloit pas qu'un cardinal, envoyé par le pape pour faire rentrer le duc de Bourgogne dans mes bonnes grâces, allât le voir avant que de venir chez moi. BESSARION. - J'avois cru pouvoir suivre l'usteron proteron des Grecs; je savois même, par le philosophe, que ce qui est le premier quant à l'intention est le dernier quant à l'exécution. LOUIS. Oh! laissons là votre philosophie: venons au fait. BESSARION. - Je vois en vous toute la barbarie des Latins, chez qui la Grèce désolée, après la prise de Constantinople, a essayé en vain de défricher l'esprit et les lettres. LOUIS. L'esprit ne consiste que dans le bon sens, et point dans le grec; la raison est de toutes les langues. Il falloit garder l'ordre et mettre le seigneur devant son vassal. Les Grecs, que vous vantez tant, n'étoient que des sots, s'ils ne savoient pas ce que savent les hommes les plus grossiers. Mais je ne puis m'empêcher de rire quand je me souviens comment vous voulûtes négocier: dès que je ne convenois pas de vos maximes, vous ne me donniez pour toute raison que des passages de Sophocle, de Lycophron et de Pindare. Je ne sais comment j'ai retenu ces noms, dont je n'avois jamais ouï parler qu'à vous: mais je les ai retenus à force d'être choqué de vos citations. Il étoit question des places de la Somme, et vous me citiez un vers de Ménandre ou de Callimaque. Je voulois demeurer uni aux Suisses et au duc de Lorraine contre le duc de Bourgogne; vous me prouviez, par le Gorgias de Platon, que ce n'étoit pas mon véritable intérêt. Il s'agissoit de savoir si le roi d'Angleterre seroit pour ou contre moi; vous m'alléguiez l'exemple d'Epaminondas. Enfin vous me consolâtes de n'avoir jamais guère étudié. Je disois en moi-même: «Heureux celui qui ne sait point tout ce que les autres ont dit, et qui sait un peu ce qu'il faut dire! >>> BESSARION. Vous m'étonnez par votre mauvais goût. Je croyois que vous aviez assez bien étudié: on m'avoit dit que le roi votre père vous avoit donné un assez bon précepteur, et qu'ensuite vous aviez pris plaisir en Flandre, chez le duc de Bourgogne, à faire raisonner tous les jours les philosophes. LOUIS. - J'étois encore bien jeune quand je quittai le roi, mon père, et mon précepteur: je passai à la cour de Bourgogne, où l'inquiétude et l'ennui me réduisirent à écouter un peu quelques savants. Mais j'en fus bientôt dégoûté; ils étoient pédants et imbéciles; comme vous, ils n'entendoient point les affaires; ils ne connoissoient point les divers caractères des hommes; ils ne savoient ni dissimuler, ni se taire, ni s'insinuer, ni entrer dans les passions d'autrui, ni trouver des ressources dans les difficultés, ni deviner les desseins des autres; ils étoient vains, indiscrets, disputeurs, toujours occupés de mots et de aits inutiles, pleins de subtilités qui ne persuadent personne, incapables d'apprendre à vivre et de se contraindre. Je ne pus souffrir de tels animaйх. BESSARION. - Il est vrai que les savants ne sont pas d'ordinaire trop propres à l'action, parce qu'ils aiment le repos des muses; il est vrai aussi qu'ils ne savent guère se contraindre, ni dissimuler, parce qu'ils sont au-dessus des passions grossières des hommes, et de la flatterie que les tyrans demandent. LOUIS. Allez, grande barbe, pédant hérissé de grec: vous perdez le respect qui m'est dû. BESSARION. - Je ne vous en dois point. Le sage, suivant les stoïciens et toute la secte du Portique, est plus roi que vous. Vous ne l'avez jamais été que par le rang et par la puissance; vous ne le fûtes jamais, comme le sage, par un véritable empire sur vos passions. D'ailleurs, vous n'avez plus qu'une ombre de royauté; d'ombre à ombre je ne vous cède point. LOUIS. Voyez l'insolence de ce vieux pédant! BESSARION. J'aime encore mieux être pédant que fourbe, tyran et ennemi du genre humain. Je n'ai pas fait mourir mon frère; je n'ai pas tenu en prison mon fils; je n'ai employé ni le poison ni l'assassinat pour me défaire de mes ennemis; je n'ai point eu une vieillesse affreuse, semblable à celle des tyrans que la Grèce a tant détestés. Mais, il faut vous excuser: avec beaucoup de finesse et de vivacité, vous aviez beaucoup de choses d'une tête un peu démontée. Ce n'étoit pas pour rien que vous étiez fils d'un homme qui s'étoit laissé mourir de faim, et petit-fils d'un autre qui avoit été renfermé tant d'années. Votre fils même n'a la cervelle guère assurée; et ce sera un grand honneur pour la France, si la couronne passe après lui dans une branche plus sensée. LOUIS. J'avoue que ma tête n'étoit pas tout à fait bien réglée; j'avois des foiblesses, des visions noires, des emportements furieux: mais j'avois de la pénétration, du courage, de la ressource dans l'esprit, des talents pour gagner les hommes et pour accroître mon autorité; je savois fort bien laisser à l'écart un pédant inutile à tout, et découvrir les qualités utiles dans les sujets les plus obscurs. Dans les langueurs mêmes de ma dernière maladie, je conservai encore assez de fermeté d'esprit pour travailler à faire une paix avec Maximilien. Il attendoit ma mort et ne cherchoit qu'à éluder la conclusion: par mes émissaires secrets, je soulevai les Gantois contre lui; je le réduisis à faire malgré lui un traité de paix avec moi, où il me donnoit, pour mon fils, Marguerite avec trois provinces. Voilà mon chef-d'œuvre de politique dans ces derniers jours où l'on me croyoit fou. Allez, vieux pédant, allez chercher vos Grecs, qui n'ont jamais su autant de politique que moi: allez chercher vos savants, qui ne savent que lire et parler de leurs livres, qui ne savent ni agir ni vivre avec les hommes. BESSARION. - J'aime encore mieux un savant qui n'est pas propre aux affaires, et qui ne sait que ce qu'il a lu, qu'un esprit inquiet, artificieux et entreprenant, qui ne peut souffrir ni la justice ni la bonne foi, et qui renverse tout le genre humain. LVIII. LOUIS XI ET LE CARDINAL BALUE. Un prince fourbe et méchant rend ses sujets traîtres et infidèles. LOUIS. - Comment osez-vous, scélérat, vous présenter encore devant moi après toutes vos trahisons? BALUE. - Où voulez-vous donc que je m'aille cacher? Ne suis-je pas assez caché dans la foule des ombres? Nous sommes tous égaux ici-bas. LOUIS. C'est bien à vous à parler ainsi, vous qui n'étiez que le fils d'un meunier de Verdun BALUE. Hé! c'étoit un mérite auprès de vous que l'être de bas naissance: votre compère le prévôt Tristan, votre médecin Coictier, votre barbier Olivier le Diable, étoient vos favoris et vos ministres. Janfredy, avant moi, avoit obtenu la pourpre par votre faveur. Ma naissance valoit à peu près celle de ces gens-là. LOUIS. Aucun d'eux n'a fait des trahisons aussi noires que vous. BALUE. - Je n'en crois rien. S'ils n'avoient pas été de malhonnêtes gens, vous ne les auriez ni bien traités ni employés. LOUIS. - Pourquoi voulez-vous que je ne les aie pas choisis pour leur mérite? BALUE. Parce que le mérite vous étoit toujours suspect et odieux; parce que la vertu vous faisoit peur, et que vous n'en saviez faire aucun usage; parce que vous ne vouliez vous servir que d'âmes basses et vénales, prêtes à entrer dans vos intrigues, dans vos tromperies, dans vos cruautés. Un homme honnête, qui auroit eu horreur de tromper et de faire du mal, ne vous auroit été bon à rien, à vous qui ne vouliez que tromper et que nuire, pour contenter votre ambition sans bornes. Puisqu'il faut parler franchement dans le pays de vérité, j'avoue que j'ai été un malhonnête homme; mais c'étoit par là que vous m'aviez préféré à d'autres. Ne vous ai-je pas bien servi avec adresse pour jouer les grands et les peuples? Avez-vous trouvé un fourbe plus souple que moi pour tous les personnages? LOUIS. Il est vrai; mais en trompant les autres pour m'obéir, il ne falloit pas me tromper moi-même: vous étiez d'intelligence avec le pape pour me faire abolir la Pragmatique, contre les véritables intérêts de la France. BALUE. Hé! vous êtes-vous jamais soucié ni de la France ni de ses véritables intérêts? Vous n'avez jamais regardé que les vôtres. Vous vouliez tirer parti du pape, et lui sacrifier les canons pour votre intérêt: je n'ai fait que vous servir à votre mode. LOUIS. - Mais vous m'aviez mis dans la tête toutes ces visions, contre l'intérêt véritable de ma couronne même, à laquelle étoit attachée ma véritable grandeur. BALUE. - Point: je voulois que vous vendissiez chèrement cette pancarte crasseuse à la cour de Rome. Mais allons plus loin. Quand même je vous aurois trompé, qu'auriez-vous à me dire? LOUIS. Comment! à vous dire? Je vous trouve bien plaisant. Si nous étions encore vivants, je vous remettrois bien en cage. f |