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PARRHASIUS. - On ne voit donc point le mort? POUSSIN. On ne laisse point de remarquer sous cette draperie confuse la forme de la tête et de tout le corps. Pour les jambes, elles sont découvertes; on y peut remarquer non-seulement la couleur flétrie de la chair morte, mais encore la roideur et la pesanteur des membres affaissés. Ces deux esclaves qui emportent ce corps le long d'un grand chemin trouvent à côté du chemin de grandes pierres taillées en carré, dont quelques-unes sont élevées en ordre au-dessus des autres, en sorte qu'on croit voir les ruines de quelque majestueux édifice. Le chemin paroît sablonneux et battu.

PARRHASIUS. Qu'avez-vous mis aux deux côtés de ce tableau, pour accompagner vos figures principales?

POUSSIN. Au côté droit sont deux ou trois arbres dont le tronc est d'une écorce âpre et noueuse. Ils ont peu de branches, dont le vert, qui est un peu foible, se perd insensiblement dans le sombre azur du ciel. Derrière ces longues tiges d'arbres, on voit la ville d'Athènes.

PARRHASIUS. - Il faut un contraste bien marqué dans le côté gauche. POUSSIN. Le voici. C'est un terrain raboteux; on y voit des creux qui sont dans une ombre très-forte, et des pointes de roches fort éclairées. Là se présentent aussi quelques buissons assez sauvages. Il y a un peu au-dessus un chemin qui mène à un bocage sombre et épais: un ciel extrêmement clair donne encore plus de force à cette verdure sombre.

PARRHASIUS. - Bon, voilà qui est bien. Je vois que vous avez le grand art des couleurs, qui est de fortifier l'une par son opposition avec l'autre.

POUSSIN. - Au delà de ce terrain rude se présente un gazón frais et tendre. On y voit un berger appuyé sur sa houlette, et occupé à regarder ses moutons blancs comme la neige, qui errent en paissant dans une prairie. Le chien du berger est couché et dort derrière lui. Dans cette campagne, on voit un autre chemin où passe un chariot traîné par des bœufs. Vous remarquez d'abord la force et la pesanteur de ces animaux, dont le cou est penché vers la terre, et qui marchent à pas lents. Un homme d'un air rustique est devant le chariot: une femme marche derrière, et elle paroît la fidèle compagne de ce simple villageois. Deux autres femmes voilées sont sur le chariot.

PARRHASIUS. - Rien ne fait un plus sensible plaisir que ces peintures champêtres. Nous les devons aux poëtes. Ils ont commencé à chanter dans leurs vers les grâces naïves de la nature simple et sans art; nous les avons suivis. Les ornements d'une campagne où la nature est belle font une image plus riante que toutes les magnificences que l'art a pu inventer.

POUSSIN. - On voit au côté droit, dans ce chemin, sur un cheval alezan, un cavalier enveloppé dans un manteau rouge. Le cavalier et le cheval sont penchés en avant; ils semblent s'élancer pour courir avec plus de vitesse. Les crins du cheval, les cheveux de l'homme, son manteau, tout est flottant, et repoussé par le vent en arrière.

PARRHASIUS. Ceux qui ne savent que représenter des figures gra

cieuses n'ont atteint que le genre médiocre. Il faut peindre l'action et le mouvement, animer les figures, et exprimer les passions de l'âme. Je vois que vous êtes bien entré dans le goût de l'antique.

POUSSIN.

Plus avant, on trouve un gazon sous lequel paroît un terrain de sable. Trois figures humaines sont sur cette herbe: il y en a une debout, couverte d'une robe blanche à grands plis flottants; les deux autres sont assises auprès d'elle sur le bord de l'eau, et il y en a une qui joue de la lyre. Au bout de ce terrain, couvert de gazon, on voit un bâtiment carré, orné de bas-reliefs et de festons, d'un bon goût d'architecture simple et noble. C'est sans doute un tombeau de quelque citoyen qui étoit mort peut-être avec moins de vertu, mais plus de fortune que Phocion.

PARRHASIUS. Je n'oublie pas que vous m'avez parlé du bord de l'eau. Est-ce la rivière d'Athènes nommée Ilissus?

POUSSIN. - Qui; elle paroît en deux endroits aux côtés de ce tombeau. Cette eau est pure et claire: le ciel serein, qui est peint dans cette eau, sert à la rendre encore plus belle. Elle est bordée de saules naissants et d'autres arbrisseaux tendres dont la fraîcheur réjouit la vue.

PARRHASIUS. - Jusque-là il ne me reste rien à souhaiter. Mais vous avez encore un grand et difficile objet à me représenter; c'est là que je vous attends.

POUSSIN. Quoi?

PARRHASIUS. - C'est la ville. C'est là qu'il faut montrer que vous savez l'histoire, le costume, l'architecture.

POUSSIN. J'ai peint cette grande ville d'Athènes sur la pente d'un long coteau pour la mieux faire voir. Les bâtiments y sont par degrés dans un amphithéâtre naturel. Cette ville ne paroît point grande du premier coup d'œil: on n'en voit près de soi qu'un morceau assez médiocre, mais le derrière qui s'enfuit découvre une grande étendue d'édifices.

PARRHASIUS. Y avez-vous évité la confusion?

POUSSIN. - J'ai évité la confusion et la symétrie. J'ai fait beaucoup de bâtiments irréguliers; mais ils ne laissent pas de faire un assemblage gracieux, où chaque chose a sa place la plus naturelle. Tout se démêle et se distingue sans peine; tout s'unit et fait corps: ainsi il y a une confusion apparente, et un ordre véritable quand on l'observe de près.

PARRHASIUS. - N'avez-vous pas mis sur le devant quelque principai édifice?

POUSSIN. J'y ai mis deux temples. Chacun a une grande enceinte comme il la doit avoir, où l'on distingue le corps du temple des autres bâtiments qui l'accompagnent. Le temple qui est à la main droite a un portail orné de quatre grandes colonnes de l'ordre corinthien, avec un fronton et des statues. Autour de ce temple on voit des festons pendants: c'est une fête que j'ai voulu représenter suivant la vérité de l'histoire. Pendant qu'on emporte Phocion hors de la ville vers le bûcher, tout le peuple en joie et en pompe fait une grande solennité autour du temple dont je vous parle. Quoique ce peuple paraisse assez loin, on ne laisse pas de remarquer sans peine une action de joie pour honorer les dieux. Derrière ce temple paroît une grosse tour très-haute, au sommet de laquelle est une statue de quelque divinité. Cette tour est comme une grosse colonne.

PARRHASIUS.

Où est-ce que vous en avez pris l'idée? POUSSIN. Je ne m'en souviens plus: mais elle est sûrement prise dans l'antique, car jamais je n'ai pris la liberté de rien donner à l'antiquité qui ne fût tiré de ses monuments. On voit aussi auprès de cette tour un obélisque.

PARRHASIUS. Et l'autre temple, n'en direz-vous rien ? POUSSIN. Cet autre temple est un édifice rond, soutenu de colonnes; l'architecture en paroît majestueuse et singulière. Dans l'enceinte on remarque divers grands bâtiments avec des frontons. Quelques arbres en dérobent une partie à la vue. J'ai voulu marquer un bois sacré. PARRHASIUS. Mais venons au corps de la ville.

POUSSIN. - J'ai cru devoir y marquer les divers temps de la république d'Athènes; sa première simplicité, à remonter jusque vers les temps héroïques; et sa magnificence dans les siècles suivants, où les arts y ont fleuri. Ainsi j'ai fait beaucoup d'édifices ou ronds ou carrés, avec une architecture régulière; et beaucoup d'autres qui sentent cette antiquité rustique et guerrière. Tout y est d'une figure bizarre: on ne voit que tours, que créneaux, que hautes murailles, que petits bâtiments inégaux et simples. Une chose rend cette ville agréable, c'est que tout y est mêlé de grands édifices et de bocages. J'ai cru qu'il falloit mettre de la verdure partout, pour représenter les bois sacrés des temples, et les arbres qui étoient soit dans les gymnases ou dans les autres édifices publics. Partout j'ai tâché d'éviter de faire des bâtiments qui eussent rapport à ceux de mon temps et de mon pays, pour donner à l'antiquité un caractère facile à reconnoître.

PARRHASIUS. Tout cela est observé judicieusement. Mais je ne vois point l'Acropolis. L'avez-vous oublié? ce seroit dommage.

POUSSIN. Je n'avois garde. Il est derrière toute la ville, sur le sommet de la montagne, laquelle domine tout le coteau en pente. On voit à ses pieds de grands bâtiments fortifiés par des tours. La montagne est couverte d'une agréable verdure. Pour la citadelle, il paroît une assez grande enceinte avec une vieille tour qui s'élève jusque dans la nue. Vous remarquerez que la ville, qui va toujours en baissant vers le côté gauche, s'éloigne insensiblement, et se perd entre un bocage fort sombre, dont je vous ai parlé, et un petit bouquet d'autres arbres d'un vert brun et enfoncé, qui est sur le bord de l'eau.

PARRHASIUS. Je ne suis pas encore content. Qu'avez-vous mis derrière toute cette ville?

POUSSIN. C'est un lointain où l'on voit des montagnes escarpées et assez sauvages. Il y en a une, derrière ces beaux temples et cette pompe si riante dont je vous ai parlé, qui est un roc tout nu et affreux. Il m'a paru que je devois faire le tour de la ville cultivé et gracieux, comme celui des grandes villes l'est toujours. Mais j'ai donné une certaine beauté sauvage au lointain, pour me conformer à l'his toire, qui parle de l'Attique comme d'un pays rude et stérile.

PARRHASIUS. J'avoue que ma curiosité est bien satisfaite; et je serois jaloux pour la gloire de l'antiquité, si on pouvoit l'être d'un homme qui l'a imitée si modestement.

POUSSIN. Souvenez-vous au moins que si je vous ai longtemps entretenu de mon ouvrage, je l'ai fait pour ne vous rien refuser, et pour me soumettre à votre jugement.

PARRHASIUS. Après tant de siècles vous avez fait plus d'honneur à Phocion que sa patrie n'auroit pu lui en faire le jour de sa mort par de somptueuses funérailles. Mais allons dans ce bocage ici près, où il est avec Timoléon et Aristide, pour lui apprendre de si agréables nouvelles.

LIII.

LÉONARD DE VINCI ET POUSSIN.

Description d'un paysage peint par le Poussin.

LÉONARD. Votre conversation avec Parrhasius fait beaucoup de bruit en ce bas monde; on assure qu'il est prévenu en votre faveur, et qu'il vous met au-dessus de tous les peintres italiens. Mais nous ne souffrirons jamais....

POUSSIN. Le croyez-vous si facile à prévenir? Vous lui faites tort; vous vous faites tort à vous-même, et vous me faites trop d'hon

neur.

LÉONARD. Mais il m'a dit qu'il ne connoissoit rien de si beau que le tableau que vous lui aviez représenté. A quel propos offenser tant de grands hommes pour en louer un seul, qui....

POUSSIN. - Mais pourquoi croyez-vous qu'on vous offense en louant les autres? Parrhasius n'a point fait de comparaison. De quoi vous fâchez-vous?

LÉONARD. Oui, vraiment, un petit peintre françois, qui fut contraint de quitter sa patrie pour aller gagner sa vie à Rome!

POUSSIN. Oh! puisque vous le prenez par là, vous n'aurez pas le dernier mot. Eh bien! je quittai la France, il est vrai, pour aller vivre à Rome, où j'avois étudié les modèles antiques, et où la peinture étoit plus en honneur qu'en mon pays: mais enfin, quoique étranger, j'étois admiré dans Rome. Et vous, qui étiez Italien, ne fûtes-vous pas obligé d'abandonner votre pays, quoique la peinture y fût si honorée, pour aller mourir à la cour de François Ier?

LÉONARD. Je voudrois bien examiner un peu quelqu'un de vos tableaux, sur les règles de peinture que j'ai expliquées dans mes livres. On verroit autant de fautes que de coups de pinceau.

POUSSIN. - J'y consens. Je veux croire que je ne suis pas aussi grand peintre que vous; mais je suis moins jaloux de mes ouvrages. Je vais vous mettre devant les yeux toute l'ordonnance d'un de mes tableaux: si vous y remarquez des défauts, je les avouerai franchement; si vous approuvez ce que j'ai fait, je vous contraindrai à m'estimer un peu plus que vous ne faites.

LÉONARD. Eh bien! voyons donc. Mais je suis un sévère critique,

souvenez-vous-en.

POUSSIN. Tant mieux. Représentez-vous un rocher qui est dans le côté gauche du tableau. De ce rocher tombe une source d'eau pure et claire, qui, après avoir fait quelques petits bouillons dans sa chute, s'enfuit au travers de la campagne. Un homme qui étoit venu puiser de cette eau est saisi par un serpent monstrueux; le serpent se lie autour de son corps et entrelace ses bras et ses jambes par plusieurs tours, le serre, l'empoisonne de son venin, et l'étouffe. Cet homme est déjà mort, il est étendu; on voit la pesanteur et la roideur de tous ses membres; sa chair est déjà livide; son visage affreux représente une mort cruelle.

LÉONARD. - Si vous ne nous présentez point d'autre objet, voilà un tableau bien triste.

POUSSIN. - Vous allez voir quelque chose qui augmente encore cette tristesse. C'est un autre homme qui s'avance vers la fontaine: il aperçoit le serpent autour de l'homme mort, il s'arrête soudainement; un de ses pieds demeure suspendu: il lève un bras en haut, l'autre tombe en bas; mais les deux mains s'ouvrent, elles marquent la surprise et l'horreur.

LÉONARD. Ce second objet, quoique triste, ne laisse pas d'animer le tableau, et de faire un certain plaisir semblable à ceux que goûtoient les spectateurs de ces anciennes tragédies où tout inspiroit la terreur et la pitié: mais nous verrons bientôt si vous avez....

POUSSIN. - Ah! ah! vous commencez à vous humaniser un peu: mais attendez la suite, s'il vous plaît; vous jugerez selon vos règles quand j'aurai tout dit. Là auprès est un grand chemin, sur le bord duquel paroît une femme qui voit l'homme effrayé, mais qui ne sauroit voir l'homme mort, parce qu'elle est dans un enfoncement, et que le terrain fait une espèce de rideau entre elle et la fontaine. La vue de cet homme effrayé fait en elle un contre-coup de terreur. Ces deux frayeurs sont, comme on dit, ce que les douleurs doivent être: les grandes se taisent, les petites se plaignent. La frayeur de cet homme le rend immobile celle de cette femme, qui est moindre, est plus marquée par la grimace de son visage; on voit en elle une peur de femme, qui ne peut rien retenir, qui exprime toute son alarme, qui se laisse aller à ce qu'elle sent; elle tombe assise, elle laisse tomber et oublie ce qu'elle porte; elle tend les bras et semble crier. N'est-il pas vrai que ces divers degrés de crainte et de surprise font une espèce de jeu qui touche et plaît?

LÉONARD. J'en conviens. Mais qu'est-ce que ce dessin? Est-ce une histoire? je ne la connois pas. C'est plutôt un caprice.

POUSSIN. - C'est un caprice. Ce genre d'ouvrage nous sied fort bien, pourvu que le caprice soit réglé, et qu'il ne s'écarte en rien de la vraie nature. On voit au côté gauche quelques grands arbres qui paroissent vieux, et tels que ces anciens chênes qui ont passé autrefois pour les divinités d'un pays. Leurs tiges vénérables ont une écorce rude et apre qui fait fuir un bocage tendre et naissant, placé derrière. Ce bocage a

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