un peu foible, elle tourne bien vite dans cette puissance sans bornes. Tel seroit sage dans une condition médiocre, qui devient fou quand il est lo maître du monde. CALIGULA. Cette folie seroit bien jolie si elle n'avoit rien à craindre; mais les conjurations, les troubles, les remords, les embarras d'un grand empire gåtent le métier. D'ailleurs la comédie est courte; ou plutôt c'est une horrible tragédie qui finit tout à coup. Il faut venir compter ici avec ces trois vieillards chagrins et sévères, qui n'entendent point raillerie et qui punissent comme des scélérats ceux qui se faisoient adorer sur la terre. Je vois venir Domitien, Commode, Caracalla et Héliogabale, chargés de chatnes, qui vont passer leur temps aussi mal que nous. L. - ANTONIN PIE ET MARC AURELE. MARC AURELE. - O mon père! j'ai grand besoin de venir me consoler avec toi. Je n'eusse jamais cru pouvoir sentir une si vive douleur, ayant été nourri dans la vertu insensible des stoïciens et étant descendu dans ces demeures bienheureuses, où tout est si tranquille. ANTONIN. - Hélas! mon cher fils, quel malheur te jette dans ce trouble? Tes larmes sont bien indécentes pour un stoïcien. Qu'y at-il donc? MARC AURELE. - Ah! c'est mon fils Commode que je viens de voir; il a déshonoré notre nom si aimé du peuple. C'est une femme débauchée qui l'a fait massacrer, pour prévenir ce malheureux, parce qu'il l'avoit mise dans une liste de gens qu'il prétendoit faire mourir. ΑΝΤΟΝΙΝ. J'ai su qu'il a mené une vie si infâme. Mais pourquoi as-tu négligé son éducation? Tu es cause de son malheur; il a bien plus à se plaindre de ta négligence qui l'a perdu, que tu n'as à te plaindre de ses désordres. MARC AURÈLE. Je n'avois pas le loisir de penser à un enfant; j'étois toujours accablé de la multitude des affaires d'un si grand empire et des guerres étrangères; je n'ai pourtant pas laissé d'en prendre quelque soin. Hélas! si j'eusse été un simple particulier, j'aurois moi-même instruit et formé mon fils; je l'aurois laissé honnête homme; mais je lui ai laissé trop de puissance pour lui laisser de la modération et de la vertu. ANTONIN. - Si tu prévoyois que l'empire dût le gâter, il falloit s'abstenir de le faire empereur, et pour l'amour de l'empire, qui avoit besoin d'être bien gouverné, et pour l'amour de ton fils, qui eût mieux valu dans une condition médiocre. MARC AURÈLE. Je n'ai jamais prévu qu'il se corromproit. ΑΝΤΟΝΙΝ. Mais ne devois-tu pas le prévoir? N'est-ce point que la tendresse paternelle t'a aveuglé? Pour moi, je choisis en ta personne un étranger, foulant aux pieds tous les intérêts de famille. Si tu en avois fait autant, tu n'aurois pas tant de déplaisir; mais ton fils te fait autant de honte que tu m'as fait d'honneur. Mais dis-moi la vérité: ne voyois-tu rien de mauvais dans ce jeune homme? 1 MARC AURĖLE. - J'y voyois d'assez grands défauts; mais j'espérois qu'il se corrigeroit. ANTONIN. - C'est-à-dire que tu en voulois faire l'expérience aux dépens de l'empire. Si tu avois sincèrement aimé la patrie plus que la famille, tu n'aurois pas voulu hasarder le bien public pour soutenir la grandeur particulière de ta maison. MARC AURELE. - Pour te parler ingénument, je n'ai jamais eu d'autre intention que celle de préférer l'empire à mon fils; mais l'amitié que j'avois pour mon fils m'a empêché de l'observer d'assez près. Dans le doute, je me suis flatté, et l'espérance a séduit mon cœur. ΑΝΤΟΝΙΝ. - Oh! quel malheur que les meilleurs hommes soient si imparfaits, et qu'ayant tant de peine à faire du bien, ils fassent souvent sans le vouloir des maux irréparables! MARC AURELE. Je le voyois bien fait, adroit à tous les exercices du corps, environné de sages conseillers qui avoient ma confiance et qui pouvoient modérer sa jeunesse. Il est vrai que son naturel étoit léger, violent, adonné au plaisir. ΑΝΤΟΝΙΝ. Ne connoissois-tu dans Rome aucun homme plus digne de l'empire du monde? MARC AURĖLE. J'avoue qu'il y en avoit plusieurs; mais je croyois pouvoir préférer mon fils, pourvu qu'il eût de bonnes qualités. ΑΝΤΟΝΙΝ. Que signifioit donc ce langage de vertu si héroïque, quand tu écrivois à Faustine que si Avidius Cassius étoit plus digne de l'empire que toi et ta famille, il falloit consentir qu'il prévalût et que ta famille pérît avec toi? Pourquoi ne suivre point ces grandes maximes, lorsqu'il s'agissoit de te choisir un successeur? Ne devois-tu pas à la patrie de préférer le plus digne? MARC AURELE. - J'avoue ma faute; mais la femme que tu m'avois donnée avec l'empire, et dont j'ai souffert les désordres par reconnoissance pour toi, ne m'a jamais permis de suivre la pureté de ces maximes. En me donnant cette femme avec l'empire, tu fis deux fautes. En me donnant ta fille, tu fis la première faute, dont la mienne a été la suite. Tu me fis deux présents, dont l'un gâtoit l'autre et m'a empêché d'en faire un bon usage. J'avois de la peine à m'excuser en te blamant; mais enfin tu me presses trop. N'as-tu pas fait pour ta fille ce que tu me reproches d'avoir fait pour mon fils? ΑΝΤΟΝΙΝ. - En te reprochant ta faute, je n'ai garde de désavouer la mienne. Mais je t'avois donné une femme qui n'avoit aucune autorité; elle n'avoit que le nom d'impératrice; tu pouvois et tu devois la répudier, selon les lois, quand elle eut une mauvaise conduite. Enfin il falloit au moins t'élever au-dessus des importunités d'une femme. De plus, elle étoit morte et tu étois libre quand tu laissas l'empire à ton fi's. Tu as reconnu le naturel léger et emporté de ce fils; il n'a songé qu'à donner des spectacles, qu'à tirer de l'arc, qu'à percer des bêtes farouches, qu'à se rendre aussi farouche qu'elles, qu'à devenir un gladiateur; qu'à égarer son imagination, allant tout nu avec une peau de lion comme s'il eût été Hercule; qu'à se plonger dans les vices qui font horreur et qu'à suivre tous ses soupçons avec une cruauté monstrueuse. O mon fils, cesse de t'excuser; un homme si insensé et si méchant ne pouvoit tromper un homme aussi éclairé que toi, si la tendresse n'avoit point affoibli ta prudence et ta vertu. LI. HORACE ET VIRGILE. Caractères de ces deux poëtes. VIRGILE. - Que nous sommes tranquilles et heureux sur ces gazons toujours fleuris, au bord de cette onde si pure, auprès de ce bois odoriférant! HORACE. Si vous n'y prenez garde, vous allez faire une églogue. Les ombres n'en doivent point faire. Voyez Homère, Hésiode, Théocrite: couronnés de lauriers, ils entendent chanter leurs vers; mais ils n'en font plus. VIRGILE. J'apprends avec joie que les vôtres sont encore, après tant de siècles, les délices des gens de lettres. Vous ne vous trompiez pas quand vous disiez dans vos odes d'un ton si assuré: « Je ne mourrai pas tout entier. >>> HORACE. - Mes ouvrages ont résisté au temps, il est vrai; mais il faut vous aimer autant que je le fais pour n'être point jaloux de votre gloire. On vous place d'abord après Homère. VIRGILE. - Nos muses ne doivent point être jalouses l'une de l'autre; leurs genres sont si différents! Ce que vous avez de merveilleux, c'est la variété. Vos odes sont tendres, gracieuses, souvent véhémentes, rapides, sublimes. Vos satires sont simples, naïves, courtes, pleines de sel; on y trouve une profonde connoissance de l'homme, une phiLosophie très-sérieuse, avec un tour plaisant qui redresse les mœurs des hommes et qui les instruit en se jouant. Votre Art poétique montre que vous aviez toute l'étendue des connoissances acquises et toute la force de génie nécessaire pour exécuter les plus grands ouvrages, soit pour le poëme épique, soit pour la tragédie. HORACE. C'est bien à vous à parler de variété, vous qui avez mis dans vos églogues la tendresse naïve de Théocrite! Vos Géorgiques sont pleines des peintures les plus riantes; vous embellissez et vous passionnez toute la nature. Enfin, dans votre Énéide, le bel ordre, la magnificence, la force et la sublimité d'Homère éclatent partout. VIRGILE. Mais je n'ai fait que le suivre pas à pas. HORACE. - Vous n'avez point suivi Homère quand vous avez traité les amours de Didon. Ce quatrième livre est tout original. On ne peut pas même vous ôter la louange d'avoir fait la descente d'Enée aux enfers plus belle que n'est l'évocation des âmes qui est dans l'Odyssée. Mes derniers livres sont négligés. Je ne prétendois pas les laisser si imparfaits. Vous savez que je voulus les brûler. VIRGILE. HORACE. - Quel dommage si vous l'eussiez fait! C'étoit une délicatesse excessive; on voit bien que l'auteur des Géorgiques auroit pu finir l'Énéide avec le même soin. Je regarde moins cette dernière exactitude que l'essor du génie, la conduite de tout l'ouvrage, la force et la hardiesse des peintures. A vous parler ingénument, si quelque chose vous empêche d'égaler Homère, c'est d'être plus poli, plus châtié, plus fini, mais moins simple, moins fort, moins sublime; car d'un seul trait il met la nature toute nue devant les yeux. VIRGILE. - J'avoue que j'ai dérobé quelque chose à la simple nature, pour m'accommoder au goût d'un peuple magnifique et délicat sur toutes les choses qui ont rapport à la politesse. Homère semble avoir oublié le lecteur pour ne songer qu'à peindre en tout la vraie nature. En cela je lui cède. HORACE. Vous êtes toujours ce modeste Virgile, qui eut tant de peine à se produire à la cour d'Auguste. Je vous ai dit librement ce que je pense sur vos ouvrages; dites-moi de même les défauts des miens. Quoi donc! me croyez-vous incapable de les reconnoître? VIRGILE. Il y a, ce me semble, quelques endroits de vos odes qui pourroient être retranchés sans rien ôter au sujet, et qui n'entrent point dans votre dessein. Je n'ignore pas le transport que l'ode doit avoir; mais il y a des choses écartées qu'un beau transport ne va point chercher. Il y a aussi quelques endroits passionnés et merveilleux où vous remarquerez peut-être quelque chose qui manque, ou pour l'harmonie, ou pour la simplicité de la passion. Jamais homme n'a donné un tour plus heureux que vous à la parole, pour lui faire signifier un beau sens avec brièveté et délicatesse; les mots deviennent tout nouveaux par l'usage que vous en faites. Mais tout n'est pas également coulant; il y a des choses que je croirois un peu trop tournées. HORACE. Pour l'harmonie, je ne m'étonne pas que vous soyez si difficile. Rien n'est si doux et si nombreux que vos vers; leur cadence seule attendrit et fait couler les larmes des yeux. VIRGILE. L'ode demande une autre harmonie toute différente, que vous avez trouvée presque toujours, et qui est plus variée que la mienne. HORACE. -- Enfin je n'ai fait que de petits ouvrages. J'ai blamé ce qui est mal; j'ai montré les règles de ce qui est bien: mais je n'ai rien exécuté de grand comme votre poëme héroïque. VIRGILE. - En vérité, mon cher Horace, il y a déjà trop longtemps que nous nous donnons des louanges; pour d'honnêtes gens, j'en ai honte. Finissons. Sur la peinture des anciens; et sur le tableau des funérailles PARRHASIUS. Il y a déjà assez longtemps que lon nous faisoit attendre votre venue; il faut que vous soyez mort assez vieux. POUSSIN. Oui, et j'ai travaillé jusque dans une vieillesse fort avancée. On vous a marqué ici un rang assez honorable à la tête des peintres françois: si vous aviez été mis parmi les Italiens, vous seriez en meilleure compagnie. Mais ces peintres, que Vasari nous PARRHASJUS. vante tous les jours, vous auroient fait bien des querelles. Il y a ces deux écoles lombarde et florentine, sans parler de celle qui se forma ensuite à Rome: tous ces gens-là nous rompent sans cesse la tête par leurs jalousies. Ils avoient pris pour juges de leurs différends Apelle, Zeuris et moi: mais nous aurions plus d'affaires que Minos, Eaque et Rhadamanthe, si nous les voulions accorder. Il sont même jaloux des anciens, et osent se comparer à nous. Leur vanité est insupportable. POUSSIN. Il ne faut point faire de comparaison, car vos ouvrages ne restent point pour en juger; et je crois que vous n'en faites plus sur les bords du Styx. Il y fait un peu trop obscur pour y exceller dans le coloris, dans la perspective, et dans la dégradation de lumière. Un tableau fait ici-bas ne pourroit être qu'une nuit; tout y seroit ombre. Pour revenir à vous autres anciens, je conviens que le préjugé général est en votre faveur. Il y a sujet de croire que votre art, qui est du même goût que la scuplture, avoit été poussé jusqu'à la même perfection, et que vos tableaux égaloient les statues de Praxitèle, de Scopas et de Phidias; mais enfin il ne nous reste rien de vous, et la comparaison n'est plus possible: par là vous êtes hors de toute atteinte, et vous nous tenez en respect. Ce qui est vrai, c'est que nous autres, peintres modernes, nous devons nos meilleurs ouvrages aux modèles antiques que nous avons étudiés dans les bas-reliefs. Ces basreliefs, quoiqu'ils appartiennent à la scuplture, font assez entendre avec quel goût on devoit peindre dans ce temps-là. C'est une demipeinture. PARRHASIUS. -- Je suis ravi de trouver un peintre moderne si équitable et si modeste. Vous comprenez bien que quand Zeuxis fit des raisins qui trompoient les petits oiseaux, il falloit que la nature fût bien imitée pour tromper la nature même. Quand je fis ensuite un rideau qui trompa les yeux si habiles du grand Zeuxis, il se confessa vaincu. Voyez jusqu'où nous avions poussé cette belle erreur. Non, non, ce n'est pas pour rien que tous les siècles nous ont vantés. Mais dites-moi quelque chose de vos ouvrages. On a rapporté ici à Phocion que vous aviez fait de beaux tableaux où il est représenté. Cette nouvelle l'a réjoui. Est-elle véritable? POUSSIN. - Sans doute; j'ai représenté son corps que deux esclaves emportent de la ville d'Athènes. Ils paroissent tous deux affligés, et ces deux douleurs ne se ressemblent ea rien. Le premier de ces esclaves est vieux; il est enveloppé dans une draperie négligée: le nu des bras et des jambes montre un homme fort et nerveux; c'est une carnation qui marque un corps endurci au travail. L'autre est jeune, couvert d'une tunique qui fait des plis assez gracieux. Les deux attitudes sont différentes dans la même action; et les deux airs des têtes sont fort variés, quoiqu'ils soient tous deux serviles. PARRHASIUS. - Bon, l'art n'imite bien la nature qu'autant qu'il attrape cette variété infinie dans ses ouvrages. Mais le mort.... POUSSIN. Le mort est caché sous une draperie confuse qui l'enve-. loppe. Cette draperie est négligée et pauvre. Dans ce convoi tout est capable d'exciter la pitié et la douleur. |