ULYSSE. Mais, mon cher Grillus, vous ne comptez donc plus pour rien l'éloquence, la poésie, la musique, la science des astres et du monde entier, celle des figures et des nombres! Avez-vous renoncé à notre chère patrie, aux sacrifices, aux festins, aux jeux, aux danses, aux combats, et aux couronnes qui servent de prix aux vainqueurs? Répondez. GRILLUS. Mon tempérament de cochon est si heureux, qu'il me met au-dessus de toutes ces belles choses. J'aime mieux grogner, que d'être aussi éloquent que vous. Ce qui me dégoûte de l'éloquence, c'est que la vôtre même, qui égale celle de Mercure, ne me persuade ni ne me touche. Je ne veux persuader personne; je n'ai que faire d'être persuadé. Je suis aussi peu curieux de vers que de prose; tout cela est devenu viande creuse pour moi. Pour les combats du ceste, de la lutte et des chariots, je les laisse volontiers à ceux qui sont passionnés pour une couronne, comme les enfants pour leurs jouets: je ne suis plus assez dispos pour remporter le prix; et je ne l'envierai point à un autre moins chargé de lard et de graisse. Pour la musique, j'en ai perdu le goût; et le goût seul décide de tout: le goût qui vous y attache m'en a détaché; n'en parlons plus. Retournez à Ithaque; la patrie d'un cochon se trouve partout où il y a du gland. Allez, régnez, revoyez Pénélope, punissez ses amants: pour moi, ma Pénélope est la truie qui est ici près; je règne dans mon étable, et rien ne trouble mon empire. Beaucoup de rois dans des palais dorés ne peuvent atteindre à mon bonheur; on les nomme fainéants et indignes du trône quand ils veulent régner comme moi, sans se mettre à la gêne, et sans tourmenter tout le genre humain. ULYSSE. - Vous ne songez pas qu'un cochon est à la merci des hommes, et qu'on ne l'engraisse que pour l'égorger. Avec ce beau raisonnement, vous finirez bientôt votre destinée. Les hommes, au rang desquels vous ne voulez pas être, mangeront votre lard, vos boudins et vos jambons. GRILLUS. Il est vrai que c'est le danger de ma profession; mais la vôtre n'a-t-elle pas aussi ses périls et ses alarmes? Je m'expose à la mort par une vie douce dont la volupté est réelle et présente; vous vous exposez de même à une mort prompte par une vie malheureuse, et pour une gloire chimérique. Je conclus qu'il vaut mieux être cochon que héros. Apollon lui-même dût-il chanter un jour vos victoires, son chant ne vous guériroit point de vos peines, et ne vous garantiroit point de la mort. Le régime d'un cochon vaut mieux. ULYSSE. Vous êtes donc assez insensé et assez abruti pour mépriser la sagesse, qui égale presque les hommes aux dieux ? GRILLUS. Au contraire, c'est par sagesse que je méprise les hommes. C'est une impiété de croire qu'ils ressemblent aux dieux, puisqu'ils sont aveugles, injustes, trompeurs, malheureux et dignes de l'être, armés cruellement les uns contre les autres, et autant ennemis d'eux-mêmes que leurs voisins. A quoi aboutit cette sagesse que l'on vante tant? elle ne redresse point les mœurs des hommes; elle ne se tourne qu'à flatter et à contenter leurs passions. Ne vaudroit-il pas mieux n'avoir point de raison, que d'en avoir pour exécuter et pour autoriser les choses les plus déraisonnables? Ah! ne me parlez plus de l'homme: c'est le plus injuste, et par conséquent le plus déraisonnable, de tous les animaux. Sans flatter notre espèce, un cochon est une assez bonne personne: il ne fait ni fausse monnoie ni faux contrats; il ne se parjure jamais; il n'a ni avarice ni ambition; la gloire ne lui fait point faire de conquête injuste; il est ingénu et sans malice; sa vie se passe à boire, manger et dormir. Si tout le monde lui ressembloit, tout le monde dormiroit aussi dans un profond repos, et vous ne seriez pas ici; Paris n'auroit jamais enlevé Hélène; les Grecs n'auroient point renversé la superbe ville de Troie après un siége de dix ans; vous n'auriez point erré sur mer et sur terre au gré de la fortune, et vous n'auriez pas besoin de conquérir votre propre royaume. Ne me parlez donc plus de raison, car les hommes n'ont que de la folie. Ne vaut-il pas mieux être bête que méchant fou? ULYSSE. J'avoue que je ne puis assez m'étonner de votre stupidité. GRILLUS. Belle merveille, qu'un cochon soit stupide! Chacun doit garder son caractère. Vous gardez le vôtre d'homme inquiet, éloquent, impérieux, plein d'artifice, et perturbateur du repos public. La nation à laquelle je suis incorporé est modeste, silencieuse, ennemie de la subtilité et des beaux discours: elle va, sans raisonner, tout droit au plaisir. ULYSSE. Du moins vous ne sauriez désavouer que l'immortalité réservée aux hommes n'élève infiniment leur condition au-dessus de celle des bêtes. Je suis effrayé de l'aveuglement de Grillus, quand je songe qu'il compte pour rien les délices des champs Elysées, où les hommes sages vivent heureux après leur mort. GRILLUS. Arrêtez, s'il vous plaît. Je ne suis pas encore tellement cochon, que je renonçasse à être homme, si vous me montriez dans l'homme une immortalité véritable; mais pour n'être qu'une ombre vaine après ma mort, et encore une ombre plaintive, qui regrette jusque dans les champs Elysées, avec lâcheté, les misérables plaisirs de ce monde, j'avoue que cette ombre d'immortalité ne vaut pas la peine de se contraindre. Achille, dans les champs Elysées, joue au palet sur l'herbe; mais il donneroit toute sa gloire, qui n'est plus qu'un songe, pour être l'infâme Thersite au nombre des vivants. Cet Achille, si désabusé de la gloire et de la vertu, n'est plus qu'un fantôme; ce n'est plus lui-même: on n'y reconnoît plus ni son courage ni ses sentiments; c'est un je ne sais quoi qui ne reste de lui que pour le déshonorer. Cette ombre vaine n'est non plus Achille que la mienne n'est mon corps. N'espérez donc pas, éloquent Ulysse, m'éblouir par une fausse apparence d'immortalité. Je veux quelque chose de plus réel; faute de quoi je persiste dans la secte brutale que j'ai embrassée. Montrez-moi que l'homme a en lui quelque chose de plus noble que son corps, et qui est exempt de la corruption; montrez-moi que ce qui pense en l'homme n'est point le corps, et subsiste toujours après que cette machine grossière est déconcertée en un mot. faites voir que ce qui reste de l'homme après cette vie est un être véritable et véritablement heureux; établissez que les dieux ne sont point injustes et qu'il y a au delà de cette vie une solide récompense pour la vertu, toujours souffrante ici-bas: aussitôt, divin fils de Laërte, je cours après vous au travers des dangers; je sors content de l'étable de Circé, je ne suis plus cochon, je redeviens homme, et homme en garde contre tous les plaisirs. Par tout autre chemin, vous ne me conduirez jamais à votre but. J'aime mieux n'être que cochon gros et gras, content de mon ordure, que d'être homme foible, vain, léger, malin, trompeur et injuste, qui n'espère d'être après sa mort qu'une ombre triste, et un fantôme mécontent de sa condition. CONFUCIUS. J'apprends que vos Européens vont souvent chez nos Orientaux, et qu'ils me nomment le Socrate de la Chine. Je me tiens honoré de ce nom. SOCRATE. Laissons les compliments, dans un pays où ils ne sont plus de saison. Sur quoi fonde-t-on cette ressemblance entre nous? CONFUCIUS. - Sur ce que nous avons vécu à peu près dans les mêmes temps, et que nous avons été tous deux pauvres, modérés, pleins de zèle pour rendre les hommes vertueux. SOCRATE. Pour moi, je n'ai point formé, comme vous, des hommes excellents, pour aller dans toutes les provinces semer la vertu, combattre le vice, et instruire les hommes. CONFUCIUS. Vous avez formé une école de philosophes qui ont beaucoup éclairé le monde. SOCRATE. Ma pensée n'a jamais été de rendre le peuple philosophe, je n'ai pas osé l'espérer. J'ai abandonné à toutes ses erreurs le vulgaire grossier et corrompu: je me suis borné à l'instruction d'un petit nombre de disciples d'un esprit cultivé, et qui cherchoient les principes des bonnes mœurs. Je n'ai jamais voulu rien écrire, et j'ai trouvé que la parole étoit meilleure pour enseigner. Un livre est une chose morte qui ne répond point aux difficultés imprévues et diverses de chaque lecteur; un livre passe dans les mains des hommes incapables d'en faire un bon usage; un livre est susceptible de plusieurs sens contraires à celui de l'auteur. J'ai mieux aimé choisir certains hommes, et leur confier une doctrine que je leur fisse bien comprendre de vive voix. CONFUCIUS. Ce plan est beau; il marque des pensées bien simples et bien solides, bien exemptes de vanité. Mais avez-vous évité par là toutes les diversités d'opinions parmi vos disciples? Pour moi, j'ai évité les subtilités de raisonnement, et je me suis borné à des maximes sensées pour la pratique des vertus dans la société. SOCRATE. - Pour moi, j'ai cru qu'on ne peut établir les vraies maximes qu'en remontant aux premiers principes qui peuvent les prouver, et en réfutant tous les autres préjugés des hommes. CONFUCIUS. - Mais enfin, par vos premiers principes, avez-vous évité les combats d'opinions entre vos disciples? SOCRATE. Nullement: Platon et Xénophon, mes principaux disciples, ont eu des vues toutes différentes. Les académiciens formés par Platon se sont divisés entre eux; cette expérience m'a désabusé de mes espérances sur les hommes. Un homme ne peut presque rien sur les autres hommes. Les hommes ne peuvent rien sur eux-mêmes, par l'impuissance où l'orgueil et les passions les tiennent; à plus forte raison les hommes ne peuvent-ils rien les uns sur les autres: l'exemple, et la raison insinuée avec beaucoup d'art, font seulement quelque effet sur un fort petit nombre d'hommes mieux nés que les autres. Une réforme générale d'une république me paroît enfin impossible, tant je suis désabusé du genre humain. CONFUCIUS. - Pour moi, j'ai écrit, et j'ai envoyé mes disciples pour tâcher de réduire aux bonnes mœurs toutes les provinces de notre empire. SOCRATE. Vous avez écrit des choses courtes et simples, si toutefois ce qu'on a publié sous votre nom est effectivement de vous. Ce ne sont que des maximes qu'on a peut-être recueillies de vos conversations, comme Platon, dans ses Dialogues, a rapporté les miennes. Des maximes coupées de cette façon ont une sécheresse qui n'étoit pas, je m'imagine, dans vos entretiens. D'ailleurs vous étiez d'une maison royale, et en grande autorité dans toute votre nation: vous pouviez faire bien des choses qui ne m'étoient pas permises, à moi fils d'un artisan. Pour moi, je n'avois garde d'écrire et je n'ai que trop parlé: je me suis même éloigné de tous les emplois de ma république pour apaiser l'envie; et je n'ai pu y réussir, tant il est impossible de faire quelque chose de bon des hommes. CONFUCIUS. - J'ai été plus heureux parmi les Chinois; je les ai laissés avec des lois sages, et assez bien policées. SOCRATE. De la manière que j'entends parler sur les relations de nos Européens, il faut en effet que la Chine ait eu de bonnes lois et une exacte police. Il y a grande apparence que les Chinois ont été meilleurs qu'ils ne sont. Je ne veux pas désavouer qu'un peuple, quand il a une bonne et constante forme de gouvernement, ne puisse devenir fort supérieur aux autres peuples moins bien policés. Par exemple, nous autres Grecs, qui avons eu de sages législateurs et certains citoyens désintéressés qui n'ont songé qu'au bien de la république, nous avons été bien plus polis et plus vertueux que les peuples que nous avons nommés barbares. Les Égyptiens, avant nous, ont eu aussi des sages qui les ont policés, et c'est d'eux que nous sont venues les bonnes lois. Parmi les républiques de la Grèce, la nôtre a excellé dans les arts libéraux, dans les sciences, dans les armes; mais celle qui a montré le plus longtemps une discipline pure et austère, c'est celle de Lacédémone. Je conviens donc qu'un peuple gouverné par de bons législateurs qui se sont succédé les uns aux autres, et qui ont soutenu les coutumes vertueuses, peut être mieux policé que les autres qui n'ont pas eu 'a même culture. Un peuple bien conduit sera plus sensible à l'honneur, plus ferme contre les périls, moins sensible à la volupté, plus accoutumé à se passer de peu, plus juste pour empêcher les usurpations et les fraudes de citoyen à citoyen. C'est ainsi que les Lacédémoniens ont été disciplinés; c'est ainsi que les Chinois ont pu l'être dans les siècles reculés. Mais je persiste à croire que tout un peuple n'est point capable de remonter aux vrais principes de la vraie sagesse : il peut garder certaines règles utiles et louables; mais c'est plutôt par l'autorité de l'éducation, par le respect des lois, par le zèle de la patrie, par l'émulation qui vient des exemples, par la force de la coutume, souvent même par la crainte du déshonneur et par l'espérance d'être récompensé. Mais être philosophe, suivre le beau et le bon en lui-même par la simple persuasion, et par le vrai et libre amour du beau et du bon, c'est ce qui ne peut jamais être répandu dans tout un peuple, c'est ce qui est réservé à certaines âmes choisies que le ciel a voulu séparer des autres. Le peuple n'est capable que de certaines vertus d'habitude et d'opinion, sur l'autorité de ceux qui ont gagné sa confiance. Encore une fois, je crois que telle fut la vertu de vos anciens Chinois. De telles gens sont justes dans les choses où on les a accoutumés à mettre une règle de justice, et point en d'autres plus importantes où l'habitude de juger de même leur manque. On sera juste pour son concitoyen, et inhumain contre son esclave; zélé pour sa patrie, et conquérant injuste contre un peuple voisin, sans songer que la terre entière n'est qu'une seule patrie commune, où tous les hommes des divers peuples devroient vivre comme une seule famille. Ces vertus, fondées sur la coutume et les préjugés d'un peuple, sont toujours des vertus estropiées, faute de remonter jusqu'aux premiers principes qui donnent dans toute son étendue la véritable idée de la justice et de la vertu. Ces mêmes peuples, qui paroissent si vertueux dans certains sentiments et dans certaines actions détachées, avoient une religion aussi remplie de fraude, d'injustice et d'impureté, que leurs lois étoient justes et austères. Quel mélange! quelle contradiction! Voilà pourtant ce qu'il y a eu de meilleur dans ces peuples tant vantés; voilà l'humanité regardée par sa plus belle face. CONFUCIUS. Peut-être avons-nous été plus heureux que vous, car la vertu a été grande dans la Chine. SOCRATE. On le dit; mais pour en être assuré par une voie non suspecte, il faudroit que les Européens connussent de près votre histoire, comme ils connoissent la leur propre. Quand le commerce sera entièrement libre et fréquent, quand les critiques européens auront passé dans la Chine pour examiner en rigueur tous les anciens manuscrits de votre histoire, quand ils auront séparé les fables et les choses douteuses d'avec les certaines, quand ils auront vu le fort et le foible du détail des mœurs antiques, peut-être trouvera-t-on que la multitude des hommes a été toujours foible, vaine et corrompue chez vous comme partout ailleurs, et que les hommes ont été hommes dans tous les pays et dans tous les temps. CONFUCIUS. vos relateurs? Mais pourquoi n'en croyez-vous pas nos historiens et |