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Depuis la mort de La Bruyère, en y comprenant les deux éditions données par Michallet en 1695 et 1699, on compte près de cinquante éditions du livre des Caractères. Dans presque toutes, le texte est singulièrement altéré; les différents signes typographiques employés par l'auteur, et ceux que la censure avoit exigées de lui ont disparu; enfin l'orthographe, à mesure que l'on s'éloigne de l'époque où l'auteur a vécu, subit les modifications introduites par l'usage, si bien que dans la dernière de ces éditions, les réformes attribuées à Voltaire, et d'autres encore ont prévalu.

L'œuvre du Théophraste moderne ainsi dénaturée avoit besoin d'être complétement revue. Il falloit en soumettre toutes les parties à un examen sérieux, aussi long que difficile, qui demandoit du goût, de la finesse, et une grande connoissance de l'époque où écrivoit l'auteur. A défaut des manuscrits qui ne se trouvent pas, il falloit comparer entre elles les huit éditions publiées du vivant de La Bruyère, et successivement augmentées par lui. On a vu plus haut le soin que M. Destailleur a mis dans cette étude, dont il nous a fait connoître en termes excellents les résultats. Il a rempli avec le même bonheur les autres parties de sa tàche, et sous tous les points le nouvel éditeur a laissé bien loin derrière lui ses devanciers.

M. Destailleur n'a pas cru devoir adopter complétement l'orthographe des éditions originales. Ayant trouvé le même mot écrit de différentes manières, une ponctuation souvent défectueuse et un assez grand nombre de fautes évidentes, il a pensé qu'il devoit faire disparoître ces irrégularités et rétablir dans le texte un système uniforme. Je ne puis sous ce rapport accepter tous les changements introduits par M. Destailleur ; je regrette qu'il n'ait pas suivi de plus près l'orthographe des éditions originales, qui sûrement étoit celle de La Bruyère. Ce ne sont pas les fautes que je regrette: mes goûts de bibliophile ne m'entraînent pas jusque-là, mais seulement les quelques lettres supprimées dans l'orthographe usitée de nos jours, qui avaient pour but de rappeler l'origine des mots, et qui bien qu'on en

dise, n'empêchent pas du tout de comprendre La Bruyère, ni les écrivains de la même époque. M. Destailleur nous dit qu'il s'adresse aux gens du monde plutôt qu'aux érudits, et il ajoute : << Il en est de même de Corneille, de Molière, de Boileau, de « Racine, de La Fontaine, que l'on réimprime en les rajeunis« sant, sous ce rapport, sans exciter de vives réclamations, « quoiqu'il y ait plus d'inconvénients pour les vers que pour la « prose. » Hélas! je sais trop bien que l'usage s'est introduit de réimprimer nos auteurs classiques avec une orthographe qui n'est pas la leur, et c'est justement là ce dont je me plains. Les gens du monde eussent parfaitement compris le livre des Caractères avec l'ancienne orthographe: pour s'en convaincre, il suffira de lire une lettre adressée par La Bruyère à Ménage, en réponse à la critique que ce dernier avoit faite d'un passage des Caractères de Théophraste (1).

Cette lettre, que M. Destailleur a publiée pour la première fois, faisoit partie de la collection de M. Tarbé de Sens, mort il y a peu d'années. Bien que plusieurs personnes en ait d'abord révoqué en doute l'authenticité, elle fut acquise par M. Techener, qui ne tarda pas à la placer dans la collection d'un amateur éclairé. Grâce à la communication toute bienveillante de M. le comte d'Hunolstein, M. Destailleur a pu enrichir son édition de cette pièce, d'autant plus curieuse qu'elle est unique, La Bruyère n'ayant laissé aucun manuscrit. En voici le texte que je reproduis avec une scrupuleuse exactitude:

LETTRE DE LA BRUYÈRE.

En réponse à une critique sur son ouvrage.

Περι αδολέσκιας, περι λαλιας, περι λογοποιας.

« Ces trois chapitres des Caractères de Théophraste, parois<< sent d'abord rentrer les uns dans les autres, et ne laissent pas

(1) Il est vrai que cette lettre est la seule qui soit connue en France, mais il en existe plusieurs autres adressées au prince de Condé et qui font partie de la collection de Monseigneur le duc d'Aumale, car c'est à la bien

« au fond d'être très différens. J'ay traduit le premier titre a Du diseur de rien; le second, Du grand parleur ou Du babil, « et le troisième du débit des nouvelles. Il est vray, Monsieur, « que dans la traduction que j'ay faite du second de ces trois chapitres intitulé Du babil je n'ai fait aucune mention des « Dyonisiaques (1), parce qu'il n'en est pas dit un seul mot « dans le texte; j'en parle dans celui du Diseur de rien, en « grec IIɛpí aôoλɛσxias, où ma traduction, si vous prenez la peine « de la lire, doit vous paroître conforme à l'original, car étant «< certain que les grandes bacchanales ou les dyonisiaques (2), se « célébroient au commencement du printemps qui est le temps « propre pour se mettre en mer, il me semble que j'ay pu traaduire: Il dit qu'au printemps, ou commencent les bacchanales, « la mer devient navigable, d'autant plus que ces mots v « θάλατταν εκ Διονυσίων πλοίμον ειναι, peuvent fort bien signifier « que la mer s'ouvroit non pas immédiatement après que les « dionisiaques (3) étoient passées, mais après qu'elles etoient << commencées, et je crois lire ce même sens dans le Commen<< taire de Casaubon et dans quelques autres scholiastes; de «sorte, Monsieur, que je crois vous faire icy un long verbiage << ou tomber moy meme dans le babil, et que vous vous etes « déjà apperecü que le chapitre où vous avés lû pour titre Du «Babil ou Du grand Parleur, et que vous avés pris pour celuy "Пepí adoλeaxias, a fait toute la méprise.

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« Pour ce qui regarde Socrate je n'ay trouvé nulle part « qu'on ait dit de luy en propres termes, que c'étoit un fou tout plein d'esprit; façon de parler à mon avis impertinente et " pourtant en usage que j'ay essayé de decrediter en la faisant servir pour Socrate, comme l'on s'en sert aujourd'huy pour « diffamer les personnes les plus sages, mais qui s'elevant au

veillance de S. A. R. que nous devons d'avoir pu constater l'authenticité de cette pièce précieuse que nous avions entre les mains. (Note de l'éditeur.)

(1) Dionysiaques.

(2) Dionysiaques. (3) Dionysiaques.

«dessus d'une morale basse et servile qui regne depuis si long<«<temps, se distinguent dans leurs ouvrages par la hardiesse et << la vivacité de leurs traits et par la beauté de leur imagina«tion. Ainsi Socrate ici n'est pas Socrate, c'est un nom qui << en cache un autre; il est vray neanmoins qu'ayant lû l'endroit « de Diogene que vous cités, et l'ayant entendu de la maniere « que vous dites vous-même que vous 'avèz expliqué d'abord, « et ayant encore dans la Vie de Socrate du même Diogène « Laerce, observé ces mots : Πολλακις δε βιαιότερον εν ταίς ζητη « σεσι διαλεγόμενον κονδυλίζεσθαι και Παρατίλλεσθαι το πλεον τε « γελασθαι καταφρονουμενον, et ayant joint ces deux endroits avec « cet autre : Η δ' ικανός και των σκωπτόντων αυτόν υπεροραν, j'ay « inferé dela que Socrate passoit, du moins dans l'esprit de « bien des gens, pour un homme assés extraordinaire, que << quelque uns alloient meme jusquà s'en moquer, ainsi qu'Aris<< tophane l'a fait publiquement et presqu'ouvertement dans ses « Nuées; et que je pouvois par ces raisons faire servir le nom « de Socrate à mon dessein; voilà Monsieur tout le mystère, «ou je vous prie surtout de convenir que selon mème votre « observation, quoique très belle, le uavouevos reste toujours « un peu equivoque, puisque le grec dit, ou que Diogene étoit « comme Socrate qui deviendroit fou, ou comme Socrate lors« qu'il n'est pas en son bon sens, et cette derniere traduction «me seroit favorable. Voila, Monsieur toute la réponce que « je sçai faire à votre critique, dont je vous remercie comme « d'un honneur singulier que vous avès fait à mon ouvrage des « Caractères M. l'abbé Reynier, a qui je dois l'avantage d'être «< connu de vous, a bien voulu se charger de vous dire la raison « qui m'a empêché de vous faire plutost cette reponce; il vous <«< aura dit aussi combien j'ay été sensible aux termes civils et

obligeans dont vous avés accompagné vos observations, « comme au plaisir de connoître que j'ay sceu par mon livre « me concilier l'estime d'une personne de votre reputation; je << tacherai de plus en plus de m'en rendre digne et de la con« server cherement, et j'attend avec impatience l'occasion de

«mon retour à Paris, poar aller chez vous, Monsieur, vous con«tinuer mes très humbles respects.

«Vendredi au soir, à Versailles.

« DE LABRUyere.

« (D'une écriture différente): En 1690 ou 1691, vers le mois « de septembre. >>

M. Destailleur a joint au texte soigneusement revu de La Bruyère, des notes qui ont pour but d'éclaircir ce texte ou d'en faire sentir les principales beautés. Les éclaircissements sont empruntés aux clefs différentes jointes à plusieurs éditions des Caractères, ou qui se trouvent écrites à la marge d'un grand nombre d'exemplaires des éditions originales. Quant aux autres notes, elles consistent en variantes et observations bibliographiques; ou bien encore, dans des rapprochements ingénieux entre les pensées de La Bruyère et celles des auteurs françois qui l'ont précédé ou suivi, tels que Montaigne, Larochefoucault, Vauvenargues. C'est là un travail utile qui a donné lieu à des comparaisons curieuses. Quant aux notes purement historiques qui font connoître les applications souvent malignes que les contemporains avoient faites des différents Caractères, M. Destailleur, tout en indiquant les plus importantes, s'est abstenu cependant de donner toutes celles qui avaient été recueillies. Son but principal étant de faire une édition littéraire, on ne peut que l'approuver de cette réserve, tout en reconnaissant la valeur des applications personnelles des contemporains au livre des Caractères.

M. Destailleur s'est contenté de réimprimer la notice que Suard a consacrée dans ses Mélanges de littérature, à La Bruyère. Seulement à l'aide de quelques documents nouveaux dont ce critique n'avoit pas eu connoissance, et des indications dues à ses propres recherches, il a joint à cette notice des notes biographiques très-nombreuses qui en doublent l'étendue et en

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