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Je puis donc dire du La Bruyère de M. Adrien Destailleur, ce que je disois tout à l'heure du Corneille de M. Lefèvre : Voilà enfin un La Bruyère auquel il ne manque rien ! M. Adrien Destailleur a consacré des années entières à ce travail: je n'en suis pas surpris, La Bruyère le méritoit bien. Parmi nos moralistes, La Bruyère représente essentiellement l'honnête homme. On peut trouver La Rochefoucauld haïssable malgré son esprit merveilleux et la perfection de son style; il est impossible de ne pas être choqué de l'égoïsme et des gasconnades de Montaigne malgré son amabilité; on estime La Bruyère autant qu'on l'aime. Ce n'est pas un saint farouche comme Pascal; sa vertu ne fait pas peur; c'est le galant homme dans toute la force de cette expression, le chrétien qui connoît les foiblesses du monde, le philosophe sans morgue et sans dédain. Comme écrivain, La Bruyère est une source intarissable d'études toujours nouvelles. Plus on le lit, plus on admire les ressources de sa plume. Il ne faut pas lui demander l'abandon charmant et la causerie brillante de Montaigne. En lui, c'est l'art qui domine. Chacune de ses phrases a précisément tout ce qu'elle doit avoir d'éclat, de force ou de délicatesse. Malgré quelques bizarreries de langage, tout est poli, tout est ciselé de main de maître dans son style. Ses fautes ne sont pas des fautes de négligence, ce sont plutôt des excès de travail. Je ne pourrois pas étudier Montaigne; il s'empare trop de moi, il m'amuse trop; je ne lis plus, j'écoute ou je cause. La Bruyère se prête au contraire merveilleusement à l'étude. On ne sauroit trop en peser les syllabes. Il rend avec usure, en leçons de goût et d'art, tout ce qu'on lui consacre de temps et de peines. Je ne crains qu'une chose, quant à moi, c'est de finir par le savoir par cœur. C'est égal, mille remerciments à M. Adrien Destailleur de m'avoir fourni une occasion de plus de relire La Bruyère.

Voilà une partie de mes dettes acquittée tant bien que mal. Quand pourrai-je parler de quelques autres livres que j'ai depuis trop longtemps entre les mains? Hélas! lorsqu'on a bien voulu me les confier, j'avois du temps et du loisir. Je comptois

n'avoir plus à m'occuper que de ces douces études littéraires et y trouver le repos, la consolation, le bonheur, après tant de luttes inutiles et de déceptions cruelles. Mes chers livres ! j'espérois achever ma vie avec vous! J'ai lu deux fois une traduction de Thucydide, par M. Zévort, chaque fois avec un extréme plaisir. Le livre est toujours là, rempli de mes notes. L'article, le ferai-je un jour? Dieu le sait! Et la traduction des Confessions de saint Augustin, par mon confrère à la Bibliothèque Mazarine, et mon ami, M. Moreau, quand dirai-je tout le bien que j'en pense? Notez que M. Moreau a bien voulu en faire tirer, sur ma demande, quelques exemplaires en papier vélin, et que le livre est toujours là sous mes yeux, qui me reproche mon silence. Par bonheur, les traductions de M. Moreau, élégantes et fidèles, font très bien leur chemin toutes seules. N'ai-je pas encore un abrégé de l'Ancien-Testament, par M. Vallon, ouvrage fait pour les enfants, et où l'auteur a su néanmoins conserver admirablement le caractère de la Bible? Le dix-septième siècle réussissoit à merveille dans ces sortes de livres ; de notre temps, j'en croyois le secret perdu; M. Vallon l'a retrouvé. Mais c'est assez pour cette fois; j'achèverai de m'acquitter un autre jour, si je puis.

S. DE SACY.

Membre de l'Academie Françoise.

LA

CONFESSION D'UN MOINE DU XII' SIÈCLE.

HISTORIETTE TROUVÉE EN UN GROS IN-FOLIO.

Lecteurs, vous seriez effrayés si vous pouviez voir les deux volumes dressés en ce moment devant moi deux in-folio (Opera sancti Bernardi), publiés par les bénédictins. Ne vous semble-t-il pas qu'il faudroit, pour explorer cet énorme recueil, être quelque peu bénédictin soi-même? Rassurez-vous; je ne viens point vous raconter la vie et les écrits de l'abbé de Clairvaux ; ce sujet prêteroit à toute une étude approfondie, à tout un livre savant qu'il est au-dessus de mes forces d'entreprendre. Ce n'est point à saint Bernard que j'ai affaire en ce moment, mais à un de ses moines, et c'est pour le retrouver, ce moine, que je parcours et feuillete ces deux gros volumes. Maintenant que je le tiens par sa ceinture ou par son capuchon, comme vous voudrez, je ne lâche point prise, et vais le faire comparoître devant vos seigneuries afin que vous écoutiez sa confession.

Saint Bernard, il faut bien dire un mot de lui, s'est beaucoup occupé de ses moines, et est descendu aux plus petits détails. relativement à leur façon de vivre et de se comporter. Il a tout rangé sous sa discipline, même leur sommeil, dont il ne se contente pas de limiter le temps, mais dont il va jusqu'à déterminer le mode, ce qui ressemble à de la tyrannie. On lit en effet dans sa Vie, qu'il n'aimoit pas que l'on ronflât avec trop de

bruit, estimant apparemment qu'un chrétien ne devoit dormir que d'un sommeil léger et calme. Le rire étoit aussi l'objet de son antipathie. Ne pouvant le proscrire, pour ce que rire est le propre de l'homme, il le restreignoit autant que possible. Abstenez-vous, dit-il aux frères, des gros rires (a cachinnis), que votre rire soit conduit et non répandu (eductus non diffusus). Nous autres gens du monde nous ne trouvons pas le gros rire d'une distinction parfaite, mais il ne nous effraie pas. Nous sommes même tentés d'y voir le signe d'une bonne concience, d'un cœur honnête. Le conseil que donne saint Bernard, n'en est pas moins conforme à l'idéal que se proposé le cloître, c'est-à-dire à l'imitation du divin modèle qu'on vit quelquefois sourire, mais jamais rire. La même remarque, pour nous renfermer dans des exemples tirés du milieu de la vie humaine, a été faite au sujet de Platon. Il est dit dans sa Vie, qu'il avoit les mœurs douces et mêlées de gravité, et que jamais on ne le vit rire immodéré

ment.

Les moines ont défrayé longtemps la verve comique de nos aïeux, ce qu'on a appelé le vieil esprit gaulois, depuis Jean de Meung (nous pourrions remonter plus haut) jusqu'à La Fontaine, depuis Rabelais jusqu'à Voltaire. Je ne sais même si je dois vous faire part de l'imagination qui me vient à l'esprit, mais il me semble qu'en ce moment les représentants de ce vieil esprit s'agitent comme à un signal que je viens de leur donner. Les voici, ces railleurs en prose et en vers, qui, repris d'un accès de malice, se tourmentent, s'impatientent sur les rayons de la librairie de Téchener, un souffle passe sur eux qui les fait revivre. C'est une étrange métamorphose, une résurrection semblable à celle qu'à décrite le prophète Ézéchias, moins lugubre cependant, puisqu'au lieu d'ossements arides nous avons de beaux volumes reliés par Bauzonnet. Je les vois, ces beaux volumes, qui prennent une forme humaine et m'entourent. Voici venir, à cette annonce d'une histoire de moine, le gentil Marot, avec ses épigrammes; Brodeau, avec son sixain contre les beaux pères religieux qui dînent pour un grand merci;

Rabelais, que le son de cette cloche fait parler comme les oiseaux de son ile sonnante; La Fontaine enfin, qui tout converti qu'il est, ne peut, le bon apôtre, s'empêcher de sourire et de dire en voyant la nouvelle victime promise à ses railleries : Cettui me semble, à le voir, papimane. Tous ces poëtes, tous ces écrivains se sentent ici comme chez eux, ils sont les hôtes naturels et bien aimés du Bulletin. Mon pauvre moine, au contraire, y est un peu étranger et dépaysé. C'est à moi, qui l'y introduis, à le prendre sous ma sauvegarde, et à le préserver des sarcasmes de ceux que je vois disposés à crier haro sur lui, et à juger sa peccadille un cas pendable. Ce n'est pas que, si nous voulions nous en tenir aux aveux qu'il nous fera, il ne nous parût un grand pécheur. Mais vous connoissez en cette matière l'exagération naturelle aux saints et aux dévôts. La vague expression de leur repentir les feroit imaginer coupables de crimes énormes, et ces crimes énormes, quand on vient à les examiner, se réduisent à de véritables enfantillages. Sainte Thérèse, par exemple, faisant allusion au temps où sa ferveur avoit un peu diminué, ne parle-t-elle pas de ses infidélités criminelles envers Dieu, et des iniquités dont il lui paroissoit que son âme étoit souillée ? Ainsi nous sommes avertis, et ne prendrons point à la lettre ce début de la confession de notre moine :

« Écoute, mon père, un misérable pécheur; je suis dans le « monastère, paradis de délices, comme un arbre stérile qui ne << produit ni feuilles ni fruits. Je vois les autres assister dévo<< tement aux offices, et je ne trouve en mon âme qu'aridité. « Les tables sont dressées devant moi, et je me laisse mourir << de faim. >>

Il va sans dire qu'il s'agit ici de tables spirituelles, et que notre moine ressemble un peu aux amoureux qui toujours bien mangeant meurent par métaphore. Devant des tables d'un autre genre nous le verrons ne pas rester inactif. Mais laissons-le continuer sa confession :

« Mon père, il n'est point un vice dont je n'aie contracté la « souillure... Hélas! j'ai l'habit d'un moine, mais je n'en ai pas

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