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hommes de ta race, s'il était besoin de te le rappeler. Tu as trouvé en moi, je ne dirai pas le meilleur des maîtres, mais le plus attentif et le plus dévoué des amis. Je t'ai comblé de grâces et de bontés. Quand il y avait un faisan sur ma table, c'est toi qui gobais les deux ailes. Je n'ai jamais goûté d'une crème aux pistaches avant que tu en eusses lapé la moitié. Je t'ai surpris plus d'une fois dévastant mon garde-manger. Tu m'as bu en cachette trois litres de ratafia. Je souriais, je te laissais faire, et me demandais seulement pourquoi tu te donnais la peine de dérober ce qui t'appartenait. Ta présence déridait mon front. Je t'appelais quand tu ne venais pas, ou je quittais mes lambris dorés pour aller fumer dans ta hutte le calumet de l'égalité. Je te disais tout, je n'avais rien de caché pour toi. Dans les cérémonies publiques, tu prenais place à côté de moi. Je t'associais au rang suprême. On pouvait croire, en nous voyant ensemble, que tu étais né sur les marches du trône. Eh bien, BibiLoulou, pour prix de ses bienfaits, souffriras-tu que ton roi, ton maître, ton ami, soit mis à la broche comme un simple gigot de mouton?

Ce n'est pas moi, mon bon maître, c'est cet animal de Quinquina qui veut qu'on vous mette à la broche, répliqua Bibi-Loulou d'une voix flûtée. Moi, je voulais qu'on vous sautât comme un lapin, et

qu'on vous servît avec une sauce à la ravigote. Misérable! s'écria Thomas laissant éclater son indignation. C'est donc vrai, c'est donc vrai! Toi aussi, infâme Bibi- Loulou, tu t'apprêtes à dévorer ton roi!

-Dame! mon bon maître, répondit avec une candeur angélique Bibi-Loulou moins ému qu'étonné, pourquoi donc qu'on vous aurait si bien nourri pendant plus de cinq mois et engraissé à si grands frais? »

« Thomas Ier ramena silencieusement sur sa poitrine les pans de son manteau de plumes, puis il baissa la tête et ne souffla plus mot. Quelques minutes après, le cortége s'arrêtait devant la grille du palais. On mit le monarque sous clef, on plaça trois factionnaires à chaque porte, et jusqu'au lever du jour des patrouilles armées sillonnèrent l'île en tous

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sans chandelle dans son palais désert, dans ce palais devenu pour lui, en moins de quelques heures, une prison d'État, et d'où il ne sortira plus que pour marcher au sacrifice. Après avoir fait le tour de ses appartements, et s'être assuré que tout espoir d'évasion lui était défendu, le pauvre homme pleura, la tête entre ses mains. La

farce était jouée, la grande pièce allait commencer. Il n'avait pas même la ressource de s'emporter contre l'ingratitude des peuples: les dernières paroles de Bibi-Loulou l'avaient complétement dégrisé. Thomas Ir venait de s'évanouir comme une ombre chinoise: il ne restait plus que Thomas Legoff, l'ancien matelot de la Bellone. « Ah! 'triple sot, se disait-il, qui as pu croire un seul instant que c'était pour ton mérite et pour tes beaux yeux qu'on te rendait tant de soins et d'hommages! Triple, quadruple sot qui t'es laissé prendre à des amorces si grossières, et qui acceptais comme argent dû l'admiration de tes sujets, quand tu ne faisais que t'empiffrer du matin au soir et digérer du soir au matin!» Il se rappelait la fable de maitre corbeau sur un arbre perché : ce qu'il y avait de piquant dans sa situation, c'est qu'après avoir été le corbeau, il allait être le fromage. De temps en temps il s'arrachait à ses réflexions pour écouter les bruits du dehors : c'était le pas cadencé des patrouilles ou le cri des sentinelles qui s'appelaient et qui se répondaient. Il lui semblait que son corps exhalait déjà une odeur de roussi, et, quoi qu'il pût se dire, il ne réussissait pas à prendre son parti du sort qui l'attendait. Il reconnaissait volontiers que son règne n'avait été qu'une longue série de bombances et de ripailles; mais, à la veille d'acquitter

la carte, il trouvait le total un peu exagéré. Épuisé par tant d'émotions, on l'eût été à moins, il se jeta pour la dernière fois sur la couche royale, et il finit par s'endormir, roulé dans son manteau de

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