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pendance sous l'empire de la théologie, voilà ce qui distingue la philosophie du moyen âge; voilà ses caractères généraux, si on la dégage de tout ce qu'elle contient de bizarres détails et de subtilités épineuses. Ces caractères, ces généreuses intentions qui l'ont bien des fois sauvée de la barbarie, à qui les doit-elle? qu'elle l'ait su ou qu'elle l'ait ignoré, elle les doit à celui qui le premier révéla à la société germanique les instincts qu'elle portait dans son âme, et tirant de l'obscurité ces germes féconds, les déposa dans la conscience du monde chrétien.

S'il faut reconnaître une réelle influence de Jean Scot sur la scholastique, c'est, nous venons de le voir, dans la direction générale qu'il a imprimée à la philosophie plutôt que dans les détails et les questions particulières. Ce qui le distingue, en effet, c'est l'étendue de la pensée et l'ardeur féconde avec laquelle il embrasse déjà tout ce que développeront, d'une manière plus précise, les siècles qui vont suivre. Toutefois, même dans certaines discussions spéciales, son rôle n'a pas été sans importance. Ainsi, par exemple, bien que la querelle du réalisme et du nominalisme ne se dégage que deux cents ans après lui, et bien que son nom n'appartienne pas à ce grand débat, lequel s'ouvre avec Roscelin et S. Anselme, son opinion peut cependant y trouver sa place.

Il est à peine nécessaire de dire que Jean Scot est

réaliste. Mais quel est exactement son réalisme? quel est son rôle dans cette discussion? à quelle école eûtil appartenu, deux ou trois siècles plus tard, au moment de la lutte? La réponse à ces questions nous est rendue facile par l'éloquent et profond travail qu'un maître illustre a consacré à la destinée philosophique d'Abélard. M. Cousin a jeté une si vive lumière sur ces querelles confuses; qu'il a éclairé à la fois toute cette époque, depuis ses origines les plus obscures jusqu'à ses plus lointaines conséquences; il a dégagé de la nuit profonde du moyen âge toutes ces grandes figures, Roscelin, S. Anselme, Guillaume de Champeaux, Bernard de Chartres, Abélard; il a montré le problème des universaux agité au onzième et au douzième siècle par la dialectique, s'agrandissant au treizième entre les mains des métaphysiciens, et l'école nominaliste, traversant les âges, continuée d'abord par Occam, puis produisant bientôt les réformateurs de l'église gallicane, d'Ailly, Gerson, jusqu'à ce qu'elle suscite, un siècle après, l'audacieuse entreprise de Luther1. Dans cette lumineuse route tracée si largement, nous n'aurons pas de peine à nous orienter et à marquer la place de notre auteur.

On sait que le réalisme, attaqué au onzième siècle par Roscelin et vivement défendu par S. Anselme, triomphait, au siècle suivant, avec Guillaume de

1. COUSIN, Abélard, Fragments philosoph., t. III, p. 305-307.

Champeaux et Bernard de Chartres, quand il rencontra un nouvel adversaire, Abélard, qui releva le nominalisme en le métamorphosant. On sait aussi qu'avant cette lutte, avant Roscelin, la question avait été grossièrement exposée par Boëce, qui, indiquant, pour toute solution, un réalisme insensé ou un nominalisme absurde, avait légué au moyen âge le plus confus et le plus périlleux des problèmes. Eh bien! le réalisme de Scot Érigène a cela de remarquable, qu'il se dégage de la confusion de ses devanciers, et qu'il annonce déjà la doctrine si nette et si décidée de Guillaume de Champeaux et de Bernard de Chartres.

M. Cousin a découvert dans le manuscrit de S. Germain, qui lui a fourni plusieurs traités dialectiques d'Abélard, des gloses de Raban Maur sur l'introduction de Porphyre, le De differentiis topicis de Boëce, et le Пɛgì έgunvɛías d'Aristote1: dans ces gloses, Raban Maur suit tout à fait l'opinion péripatéticienne de Boëce, et, après quelques affirmations qui semblent réalistes, parce qu'il n'a pas mieux compris que son maître le problème posé par Porphyre, il finit par nier l'existence des genres hors des individus. Le même manuscrit contient un traité anonyme sur la dialectique et les prédicaments, qui appartient au dixième siècle, et dont l'auteur professe, comme Raban Maur, avec plus de netteté pourtant, le péripatétisme indé

1. COUSIN, Fragments philosophiques, tome III, p. 104.

cis de Boëce. Ainsi, au neuvième et au dixième siècle, c'était le péripatétisme qui était généralement admis, mais un péripatétisme plein de timidité, et qui, dans le commentaire embarrassé du traducteur d'Aristote, laissait subsister à côté de lui la solution réaliste exposée grossièrement. Cet état de choses donne assez de valeur et d'intérêt à l'opinion de Scot Érigène. En face de ce nominalisme qui règne, quoique bien faiblement encore, dans les écoles carlovingiennes, dans l'école de Tours, où enseignait Raban Maur, et où il continuait sans doute les traditions de son maître Alcuin, voilà Jean Scot qui introduit à Paris le réalisme le plus prononcé. Je trouve, en effet, dans le De divisione naturæ un passage qui va directement contre ceux qui enseignaient la solution péripatéticienne; ils y sont traités avec un singulier mépris: « Le disciple: Il convient de réfuter en quelques mots ceux qui ne reconnaissent pas de distinction entre «le corps et l'essence du corps, et qui s'abusent au point de penser sans hésitation, que la substance « est corporelle, visible, palpable; car beaucoup «d'esprits, si ce n'est tous, sont sous le poids de cette erreur et ignorent cette distinction des natures. Le maître Il n'y a pas de tâche plus pénible que « celle de combattre la sottise; elle ne se soumet de

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vant aucune autorité, et il n'y a pas de raison qui a la puisse convaincre. Cependant, comme tous les « hommes ne sont pas aussi insensés, et que toutes les

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intelligences ne sont pas plongées dans la même « nuit de l'erreur, il est bon, je le crois aussi, d'en«treprendre cette discussion." Alors il poursuit, il s'attache à démontrer la différence de l'essence et du corps, c'est-à-dire, de l'universel et du particulier : l'essence est simple, incorruptible, elle est la même partout le corps est composé, corruptible, et varie dans chaque individu. Et il fallait que le péripatétisme d'alors fût bien barbare, en effet, pour que cette démonstration fût nécessaire, et qu'il importât de s'y arrêter si longuement. Enfin, Jean Scot arrive à des affirmations où son réalisme se dessine avec netteté; car, pour prouver cette distinction de l'essence et du corps, il dit très-bien, que le corps n'a de réalité que lorsqu'il est uni à l'essence, tandis que l'essence, c'est-à-dire, l'universel, existe par elle-même, et n'a pas besoin de l'individu. Voilà certainement, en face du vague nominalisme légué aux écoles par Boëce, le réalisme le plus clairement exposé.

C'est beaucoup, sans doute, d'avoir exposé nettement cette opinion. Mais la question importante est de savoir si Scot Érigène a su éviter les extravagances vers lesquelles le réalisme est facilement entraîné, surtout en ces époques d'une philosophie confuse, et que M. Cousin a signalées dans l'exposition grossière de Boëce2. Je crois, en effet, qu'il lui arriverait

1. De divisione naturæ, lib. I, 49, p. 49.

2. COUSIN, Fragments philosophiques, tome III, p. 91.

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