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TROISIÈME PARTIE.

SCOT ÉRIGÈNE

APPRÉCIATION DE SA PHILOSOPHIE.

CHAPITRE PREMIER.

CARACTÈRE GÉNéral de la philosophie de sCOT ÉRIGÈNE ET SA

PLACE DANS L'histoire.

COMMENT ELLE TIENT ENCORE AUX

IDÉES ALEXANDRINES ET COMMENT ELLE S'EN Sépare.

Le meilleur moyen d'apprécier Scot Érigène et sa philosophie, c'est de marquer sa place dans l'histoire de la pensée humaine. Quand nous saurons ce qu'il a fait des éléments scientifiques dont il pouvait disposer, et ce qu'il a légué aux siècles suivants, nous aurons jugé cette doctrine. Son importance relative nous sera connue par l'étude des circonstances d'où elle est née; et si nous suivons sa destinée dans les âges postérieurs, le temps et l'esprit humain, qui séparent le vrai du faux, nous révèleront d'euxmêmes sa valeur absolue.

Quel est d'abord le mérite relatif, quelle est l'importance historique de ce système? J'ai montré, en commençant ce travail, deux éléments très-distincts

TROISIÈME PARTIE.

CHAPITRE I. 189

entrés dans le monde à l'époque où parut Scot Érigène: d'un côté, les souvenirs, les débris de l'antiquité transmis à la société naissante par le christianisme; de l'autre, les sentiments plus jeunes, plus énergiques des races du Nord. Dès la fin du septième et pendant tout le huitième siècle, ces éléments coexistent obscurément; l'esprit germanique n'a pas encore conscience de lui-même, il ne sait pas ce qu'il apporte à cette religion qui l'a soumis; mais le dévouement qu'il met à la servir, l'empressement scientifique qu'il déploie chez un Bède, chez un Alcuin, et sous l'influence de Charlemagne, attestent hautement que des forces plus actives sont acquises au monde, et qu'une époque nouvelle, qu'une science nouvelle est proche. La première époque du christianisme était surtout antique. Le christianisme des premiers siècles est grec et romain, pour combattre l'antiquité et détruire son influence; il est alexandrin, pour ruiner Alexandrie. En même temps il est tout occupé d'établir avec force les points particuliers de sa théologie, de déterminer ses dogmes. La seconde époque n'est pas antique, elle est barbare ou plutôt germanique, et sur ce rude et fort terrain elle produira des fruits vigoureux; car avec elle de nouveaux besoins se déclareront, et surtout l'idée de rassembler en un système, d'élever, comme un édifice, toute la philosophie chrétienne. Les guerres, les invasions ont détruit une partie considérable des lettres an

tiques; mais ces traditions mutilées serviront à éveiller l'esprit humain et ne gêneront pas sa marche. L'incomplète connaissance des philosophies anciennes, ces grands noms, Platon, Aristote, ces noms mystérieux, car on sait à peine ce qu'ils représentent, provoqueront ces hommes nouveaux à des tentatives semblables; ils voudront, comme ces maîtres dont tant de barbarie les sépare, construire une science tout entière, et ces souvenirs deviendront pour eux un aiguillon, sans pouvoir leur être un obstacle. Voici donc ces deux éléments en présence; seulement, je le répète, ils s'ignorent eux-mêmes, ils ne doivent se déclarer que par leur fruit, et ce fruit, ce premier fruit du monde moderne, quel est-il, sinon la philosophie du moyen âge?

Or, ce fut la tâche de Scot Érigène de révéler à son siècle ces puissances qu'il portait en lui sans les connaître. Ces éléments que j'ai signalés et qui étaient encore dans l'ombre, isolés l'un de l'autre, il les a rassemblés dans son génie, il leur a fait produire leur œuvre, et c'est ainsi que cette philosophie chrétienne, qu'il a essayé d'élever, ouvre et prépare toute la scholastique.

S. Grégoire de Nysse, S. Denys l'Areopagite, Maxime le Confesseur, lui transmettent bien des idées d'Alexandrie, et il peut sembler que Jean Scot soit le dernier représentant de l'esprit néoplatonicien au sein de l'Église, loin d'être l'inaugurateur d'une époque nou

velle, de l'époque germanique'. Mais non, il est beaucoup moins mystique que Plotin et Proclus; il est beaucoup moins Alexandrin que Denys l'Aréopagite, et, aux endroits même où il se rattache le plus à ces maîtres, il y a dans sa philosophie des principes chrétiens qui forment une barrière entre sa doctrine et les leurs. Quand il parle de l'union dernière avec Dieu, de la déification de l'âme, il s'applique toujours, ce que néglige l'Aréopagite, à maintenir la permanence de la personne humaine au sein de l'âme divine qui la reçoit et l'embrasse. On a pu remarquer les comparaisons qu'il emploie pour faire comprendre cette ineffable union, ces comparaisons du fer qui disparaît dans la flamme, de l'air qui disparaît et pourtant subsiste toujours dans la lueur du soleil qui l'inonde. Quand il proclame l'éternité de la création, il prend le plus grand soin d'expliquer sa pensée, et en faisant de la création un acte éternel de la Divinité, il montre toujours Dieu antérieur au

1. Cette opinion a été soutenue par des écrivains considérables, en France, par un éminent historien, M. Guizor (Histoire de la civilisation en France, 29. leçon); en Allemagne, par un des chefs de la théologie hégélienne, M. BAUR (Die christliche Lehre von der Versöhnung. Tübingen, 1838, in-8, S. 136-138). Mais nous avons pour nous l'opinion contraire de M. COUSIN (Cours d'histoire de la philosophie, 9. leçon), développée par M. PET. HYORT (Johann Scot Erigena, oder vom Ursprunge einer christlichen Philosophie. Kopenhagen, 1823), et par M. STAUDENMAYER (Scotus Erigena und die Wissenschaft seiner Zeit, S. 298).

la

monde, en sorte que, si la création est éternelle, elle n'est cependant pas coéternelle au Créateur. C'est ce que dira plus tard Bernard de Chartres1. Lorsque, voulant expliquer cet acte de la création, Jean Scot divise la nature (divisio natura), c'est-à-dire, l'Être unique et universel, lorsque de cette division il fait sortir le monde, et que, dans son langage hardi, il parle de la Processio des êtres hors de Dieu, il ne dit jamais que la création soit une émanation; il proclame le principe chrétien de la volonté divine; il s'attache à ce principe; il le développe, et arrive à cette conclusion, récemment renouvelée, que volonté est le fond même de l'essence; que, pour Dieu, être et vouloir, c'est une même chose. Dans cette volonté, enfin, il voit la bonté, l'amour; car si Dieu veut créer ce monde, c'est qu'il est bon, et, ajoute-t-il dans ces bizarres explications qu'il affectionne, bonus vient du mot grec Bow, crier, appeler, et xaλós de naλε, parce que le Créateur, dans sa bonté, appelle le monde du néant à l'existence, διὰ τὸ πάντα καλεῖν έis oùσíæv2. Enfin, quand il montre ce Dieu, ce courant de l'être et de la vie, traversant toutes choses, animant, soutenant, enveloppant tout, il rappelle sans cesse que jamais il n'y a de confusion entre le Créateur et la créature, et le panthéisme, que repoussent ses intentions, ne résulte pas non plus de

1. COUSIN, Fragments philosophiques, tome III, p. 174-178. 2. De divis. nat., lib. II, 24, p. 138.

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