: on pères. Il me semble voir la fille de Pharaon confier à la mère de Moïse cet enfant miraculeux : Accipe puerum, lui disoit-elle, et nutri mihi (Exod., 11, 9). Elevez-le pour toute la grandeur où je le destine, pour la pompe et l'éclat de l'Égypte. Telles étoient les vues de la mère de notre Saint car, hélas ! on ne peut trop le dire, décide presque toujours de la destinée des enfants; et on les a déja donnés au monde ou à Jésus-Christ, avant qu'ils soient en état de connoître ni l'un ni l'autre. Mais que vos vues, Seigneur, étoient bien différentes! vous ne l'aviez sauvé des eaux, comme Moïse, que pour le conduire au désert, lui confier les intérêts de votre loi, et en faire le docteur de votre peuple. L'ordre de saint Dominique avoit commencé depuis peu à grossir le camp du dieu d'Israël d'une nouvelle tribu. Les ordres qui l'avoient devancé n'étoient, si je l'ose dire, que comme des essais de la grâce: Initium aliquod creaturæ ejus : la retraite, la prière, des austérités édifiantes, c'étoit là le plan de ces anciens fondateurs qui avoient fait fleurir en Occident la discipline monastique; ici on joignoit la science à la prière, les fonctions apostoliques à la retraite, le travail de l'esprit aux macérations du corps. Thomas sorti du Mont-Cassin où les instructions et les exemples des pieux solitaires qui habitoient cette sainte montagne, avoient nourri et fait croître ces semences de vertu que la grâce avoit mises de bonne heure dans son ame; arrivé à Naples, il entend parler des enfants de Dominique; les merveilles qu'on lui en raconte, excitent sa curiosité; il les voit, et aussitôt il sent un attrait secret pour ce nouvel établissement, et se propose de l'embra ser; il consulte, il examine, il s'adresse au Père des lumières; et convaincu que c'est là que Dieu l'appelle, fermant les yeux à tout ce qui pourroit l'arrêter, il exécute son dessein. En vain le dieu de ce monde lui fait voir au loin ses royaumes, et toute leur gloire : en vain l'enfer invente tous les jours de nouveaux artifices pour retrouver une proie sur qui les engagements d'une naissance distinguée sembloient lui donner tant de droit. Vous le savez, Seigneur! les larmes, les menaces, les intrigues d'une mère toujours ingénieuse dans sa douleur, la puissance d'un empereur, mille assauts qu'on livre à son innocence, une triste et longue prison; rien n'est oublié, afin que rien ne manquât au mérite de sa foi: mais tous ces efforts sont vains et inutiles; les obstacles qu'on lui suscite, ne font qu'enflammer son desir, et sa persévérance est enfin couronnée par le succès. Voilà le premier pas que fait Thomas avant de s'engager dans la carrière pénible et la borieuse des sciences : non-seulement il ne bâtit pas des idées de fortune et de grandeur sur les progrès qu'il y fera; il renonce d'abord à une fortune et à une grandeur présente, afin que nul motif étranger ne vienne le distraire dans la recherche de la vérité. Oseroit-on, ô mon Dieu! proposer ici cet exemple au siècle? Est-ce une chose ordinaire qu'on aille ensevelir au fond d'un cloître l'espérance flatteuse de parvenir? eh! dans le monde on attache de la gloire à savoir par des routes d'iniquité se ménager des occasions de fortune; et la plus haute vertu s'y borne à les attendre. Nous-mêmes, ministres du Seigneur, dont les lèvres sont les dépositaires de la doctrine, nous frayons-nous une entrée dans les sciences sur les débris de toutes les prétentions du siècle? Hélas! qui nous soutient dans nos pénibles veilles? un rang qui nous donne de la distinction dans un corps, une réputation qui nous produit agréablement dans le siècle, un établissement, où parvenus, l'on sent expirer chaque jour l'amour du travail et de l'étude, ou enfin une vaine curiosité qui ranime nos fatigues, mais qui ralentit notre foi. Le second écueil que les savants ont à craindre, c'est de ne pouvoir se renfermer dans les bornes étroites de la foi : et c'est ici où se présente à moi un des plus beaux endroits de la vie de notre Saint. La foi est une vertu commode pour les esprits médiocres comme ils ne voient pas de loin, il leur en coûte peu de croire : leur mérite en ce point est un mérite tout du cœur : ils n'ont pas besoin d'immoler ces lumières favorites dont leur ame n'est jamais frappée; et si la foi est pour eux un sacrifice, c'est un sacrifice tout pareil à celui d'Abraham; on y trouve du bois et du feu, de l'amour et de la simplicité, mais il n'y a point de victime: Ecce ignis et ligna? ubi est victima holocausti? (Gen., XXII, 7). Il n'en est pas de même de ces esprits vastes et lumineux. Accoutumés à voir clair dans les vérités où l'esprit peut atteindre, ils souffrent impatiemment la sainte obscurité de celles qu'il doit adorer: introduits depuis long-temps par un privilége délicat dans le sanctuaire de la vérité, il leur en coûte pour ne pas franchir cette haie sacrée, qui sert comme de barrière à celui de la foi. On se feroit une religion de toucher à certains articles; mais pour les autres, on les tâte, on les sonde, on yeut que l'ignorance seule de nos pères nous les ait donnés pour impénétrables : un air de nouveauté vient là-dessus, flatte, attire, emporte; on s'égare malheureusement; et notre erreur, comme dit saint Augustin, devient notre dieu : on oublie que donner atteinte à un point de la loi, c'est faire écrouler tout l'édifice en un mot, on veut bien subir le joug de la foi; mais on veut se l'imposer soi-même, l'adoucir et y faire des retranchements à son gré. Tel a été souvent l'écueil des plus grands génies les annales de la religion nous ont conservé le souvenir de leur chute; et chaque siècle a presque été fameux par quelqu'un de ces tristes naufrages. De là, mes Frères, quelle source de gloire pour saint Thomas! Avec tous ces grands talents qui font les hommes extraordinaires; un esprit vaste, élevé, profond, universel, un jugement droit, net, assuré; une imagination belle, heureuse, exacte; une mémoire immense; quels hommages n'a-t-il pas faits de toutes ces précieuses richesses aux pieds des maîtres de l'Église qui l'avoient précédé? Il savoit, ô mon Dieu, que vous avez marqué des bornes à l'orgueil de l'esprit humain, aussi bien qu'à l'impétuosité des flots de la mer; et que, comme cet élément furieux ne sauroit rompre sa digue invisible sans causer des désordres dans l'univers, l'esprit de l'homme ne s'emporte jamais au-delà du terme que vous lui avez prescrit, sans tomber dans des égarements aussi funestes que déplorables. Sorti de l'école d'Albert le grand, il paroît dans la capitale de la France, et dans la première université du monde; mais avec quelle distinction! Son mérite perce d'abord cette foule de savants, qui, attirés par les libéralités de nos rois, y venoient de tous les endroits de l'Europe porter le tribut de leur érudition. Mais s'il se distingua parmi tant de savants, par la sagacité de son esprit et par l'abondance de ses lumières; combien leur est-il supérieur par la manière sage et respectueuse dont il traite les mystères ineffables de notre sainte.religion, sans jamais donner l'essor à son esprit dans des matières où il est question de croire, et non pas de raisonner? Aussi, mes Frères, il est peu de docteurs de son siècle auxquels on ne reproche des opinions singulières, hardies, et qu'on auroit peine à garantir de la censure; mais la doctrine de Thomas a toujours été hors d'atteinte, et n'a jamais mérité que des éloges. Cependant, mes Frères, il ne s'étoit pas renfermé uniquement dans l'étude de la religion, quoique la religion fût la fin à laquelle il rapportoit toutes ses autres connoissances; et le commerce des sciences profanes auxquelles il s'appliqua, inspire souvent par une suite de notre foiblesse, je ne sais quel libertinage d'esprit, hélas! trop commun dans ce malheureux siècle. Comme la raison s'accoutume à examiner, elle se désaccoutume de croire : il faut revenir de trop loin; c'est descendre du trône pour recevoir des fers; c'est dépouiller, comme David, les marques de la royauté, et venir devant l'arche passer pour insensés à cause de Jésus-Christ. De là ces noms odieux que donnent à la philosophie des anciens les premiers apologistes de la religion: Tertullien, toujours extrême, veut qu'elle soit irréconciliable avec l'Evangile; et que comme un autre Samson, à craindre même depuis qu'elle a été enchaînée par les apôtres, elle ébranle encore et fasse presque écrouler tout l'édifice de la foi: Concussio veritatis philosophia. De là cette sainte horreur qu'en avoient les premiers disciples. Conservant précieusement là-dessus le souvenir des avis de saint Paul, ils prenoient les sages précautions de cet apôtre pour des défenses précises et irrévocables. Qu'il y ait dans ce zèle quelque chose, si l'on veut, qui ne soit pas tout-à-fait selon la science; hélas, que ces excès édifient! Ils sont fondés sur la foiblesse de l'esprit humain : eh! qu'il seroit à souhaiter que cette pieuse délicatesse reprît le dessus dans notre siècle ! la foi regagneroit d'une part ce que les sciences profanes perdroient peut-être de l'autre; la France auroit peut-être moins de savants, mais l'Église en échange auroit plus de fi dèles. Loin d'être infecté dans l'étude des profanes par cet air malin qu'on y respire, notre Saint purifie ces sources suspectes; mêle leurs eaux croupissantes, avec les eaux vives de la doctrine évangélique; en grossit ce fleuve sacré, qui coulant de siècle en siècle depuis la naissance de l'Église, va se perdre dans le sein de Dieu même d'où il est sorti; et par un art tout nouveau, il fait servir le mensonge à la vérité, la philosophie à la foi, la superstition au vrai culte, les dépouilles de l'Egypte à la construction du tabernacle; en un mot, il consacre les armes des géants au temple du Seigneur, après s'en être servi contre les Philistins mêmes. Combien d'esprits gâtés qui vont puiser jusque dans les livres saints, la matière de leurs doutes, et de quoi nourrir leur incrédulité? La foi de Thomas trouve au milieu même des profanes de nouvelles forces; Aristote devient entre ses mains l'apologiste de la religion. Mais d'où vient que l'intégrité de sa foi souffre si peu du commerce qu'il a avec les profanes? C'est que la foi de ce grand homme n'étoit point établie sur la légèreté d'un sable mouvant, mais fondée sur la solidité de la pierre; c'est que toujours en garde contre les sentiments des auteurs profanes, les vérités de la foi étoient la règle par laquelle il en jugeoit, toujours prêt à rejeter tout ce qui ne s'ajustoit pas à cette règle infaillible: c'est par qu'il a soin de fortifier continuellement sa foi l'étude des livres saints et des docteurs de l'Eglise. Il fait, comme David, ses plus chères délices de la loi du Seigneur: il dévore ce volume sacré; il le change en sa propre substance, ne cherchant pas moins à s'édifier qu'à s'instruire. Au lieu qu'il ne lit les auteurs profanes qu'avec précaution et avec défiance, sachant que ce sont des hommes, et des hommes sujets à l'erreur; il lit les divines Ecritures avec une soumission entière, pour y former son langage et ses sentiments, sachant que c'est la parole de Dieu même, du Dieu de vérité, également incapable de tromper et d'être trompé. Entreprendil d'en développer les mystères et d'en expliquer les difficultés ? ne craignez pas qu'il s'avise de débiter ses propres idées: non, mes Frères, le plus plus bel esprit de son siècle, le plus autorisé à hasarder ses conjectures, ne marche jamais que sur les traces d'autrui dans l'explication des livres saints. Il va recueillir religieusement dans les ouvrages des anciens docteurs, dans ces sources sacrées de la véritable doctrine, les précieux restes de leur esprit. Peu jaloux de la gloire de l'invention, gloire si délicate pour ceux qui se piquent de science; il use les plus beaux talents qui furent jamais, à ramasser, à ranger, à éclaircir, et fortifier par de nouvelles raisons ce que les autres avoient dit avant lui. Aussi qui pourroit louer assez dignement ses savants et pieux commentaires, monuments éternels de son amour pour les Ecritures? Malgré les progrès que l'on a faits depuis son siècle dans les langues et dans la critique, les plus habiles y trouvent encore de quoi admirer et de quoi s'instruire. Mais ce n'est pas seulement lorsqu'il est question d'éclaircir les saintes obscurités de l'Ecriture, qu'il a ce respect religieux pour les anciens Pères; c'est dans tous ses autres ouvrages, que leurs sentiments sont la règle des siens. Attaché surtout aux écrits du grand saint Augustin, il en exprima, pour ainsi dire, le suc; il mit dans un ordre naturel cet amas prodigieux de richesses éparses ça et là dans les ouvrages de ce grand homme; il dépouilla sa doctrine de tout cet appareil d'éloquence qui l'enveloppe et nous la dérobe quelquefois; et un peu différent d'Elisée, sans hériter du manteau de son maître, il ne laissa pas d'hériter de tout son esprit. Grand Dieu, inspirez ces sentiments à tous ceux qui traitent les vérités de la religion! Puisse notre saint docteur leur servir à tous de modèle, et leur apprendre à se précautionner contre le venin dangereux de tant de livres dont la lecture les dégoûte de la simplicité de la parole de Dieu, et à ne chercher la vérité que dans les sources où Dieu nous a promis que nous la trouverions infaillible-ment! Mais ce qui mérite le plus notre attention dans la vie de notre saint docteur, c'est le soin extrême avec lequel il évita le dernier écueil de l'étude; j'entends la dissipation de l'esprit qui dessèche le cœur, et ôte à la piété cette ferveur, sans laquelle il est si difficile qu'elle se puisse soutenir long-temps. Oui, mes Frères, c'est là le grand écueil des savants; l'étude devient souvent en eux une passion violente qui fait tout négliger, à laquelle ils sacrifient jusqu'aux devoirs même les plus essentiels de la piété. Surtout lorsque le succès vient encore animer leur ardeur, ils se laissent bientôt emporter à la curiosité si naturelle à l'homme; au desir de se distinguer par de nouvelles découvertes, à la crainte que la réputation ne vienne à baisser, si de nouvelles productions ne la soutiennent; que sais-je ? à l'utilité qu'ils se persuadent facilement que le public retirera de leurs veilles et de leurs travaux. Mais ne croyez pas qu'on en vienne du premier coup à un retranchement universel de tout exercice de dévotion: la conscience en seroit trop alarmée. On commence par y apporter plus de précipitation, pour pouvoir retourner plus promptement à ses chères études; on se permet ensuite quelques retranchements légers; enfin, on en vient insensiblement au point de passer la vie dans la recherche de la vérité et dans l'oubli de Dieu. Que la conduite de notre saint docteur fut bien différente! le soin de son ame fut toujours la première et la plus importante de toutes ses occupations. Trouve-t-il dans la carrière des sciences de ces nuages épais, que toute la vivacité et l'application de l'esprit ne sauroit dissiper? ce n'est point pour lui une raison de négliger ses exercices de piété sous le prétexte spécieux de donner plus de temps à l'étude; au contraire, alors il va à la source des lumières, il a recours à l'oraison. Lui arrive-til de n'y être point éclairé ? il ranime sa ferveur et supporte ses ténèbres avec patience, sacrifiant au Dieu qui se cache avec autant de zèle qu'au Dieu qui se manifeste. C'étoit dans ces moments, que s'estimant indigne des faveurs du ciel, il s'adressoit à saint Bonaventure. La piété et le mérite de ce grand homme, avoient fait naître dans le cœur de notre Saint ces sentiments de tendresse, qui ne sont sincères, dit saint Augustin, que parmi les Saints; et qui eût vu ces deux anges s'entreregarder et se consulter l'un l'autre pour développer les secrets de la divinité, eût pensé voir les deux chérubins du tabernacle qui se regardoient, et au milieu desquels Dieu se plaisoit à prononcer seș lois et à rendre ses oracles. Non, mes Frères, l'ambition d'acquérir de nouvelles connoissances ne prit jamais rien dans notre saint docteur sur la régularité la plus scrupuleuse à tous les exercices de son état: chez lui l'étude a ses heures réglées; mais tous les autres devoirs ont aussi chacun leur temps marqué. A quoi me servira, disoit-il, la science qui enfle, si je n'ai pas la charité qui édifie? Le nombre prodigieux de ses écrits eût suffi tout seul pour rendre sa vie non-seulement laborieuse, mais très-pénitente; cependant, que de jeûnes, que de macérations n'y ajoutoit-il pas, plutôt pour se rendre conforme à Jésus crucifié, que pour réduire son corps en servitude! Car, mes Frères, la grâce avoit fait cesser en lui de bonne heure, ces combats fâcheux d'une chair qui se révolte contre l'esprit; afin, ce semble, que son ame dégagée de ces noirs brouillards qui s'élèvent du fond de notre boue, pût s'appliquer plus librement, sans être distraite, à la recherche de la vérité; et la pureté de son cœur lui eût fait donner le nom de Docteur angélique, quand il ne l'eût pas mérité par la sublimité de ses lumières. Mais pour vous bien représenter cette piété solide, et en même temps si tendre et si affectueuse, qui étoit dans notre Saint, et avec quel soin il travailloit à l'y entretenir et à l'y faire croître; je n'ai qu'à vous renvoyer à cet office admirable qu'il a composé pour l'adorable sacrement de nos autels : c'est là que le fond de son cœur se manifeste. Oui, mes Frères, le cœur seul peut parler ce langage de piété et de religion; et tant qu'on n'a point ces sentiments gravés au dedans de soi, c'est en vain qu'on entreprendroit de les exprimer par des paroles. Quelle onction, quelle lumière dans les expressions! quelle vivacité dans les sentiments! ah! encore une fois, ce n'est point ici une production de l'esprit ; c'est l'ouvrage du cœur seul, et d'un cœur embrasé d'amour. Ne craignons donc point de dire que si le ciel avoit orné son esprit d'un trésor de science et de sagesse, il avoit rempli son cœur d'un trésor de grâces et de vertus; et que s'il fut le plus grand docteur de son siècle, il fut aussi le plus saint religieux de son ordre, le plus exact, le plus fervent. Quel exemple, mes Frères! et qu'il est peu imité! Est-ce là en effet la manière dont nous nous conduisons? Sous prétexte que nos occupations n'ont rien que de permis, et même de louable en soi, nous nous y livrons tout entiers, et la piété est absolument négligée. Je ne parle point ici de ces personnes qui n'ont dans l'esprit que des projets de fortune et des vues d'ambition, et qui renfermant toute leur félicité dans les bornes étroites de cette vie, emploient sans scrupule les voies les plus iniques pour réussir, et ne se ménagent sur rien. Des hommes, qui, comme dit l'Apôtre, n'ont de pensées et d'affections que pour les biens de la terre; est-il surprenant qu'ils ne s'occupent pas des biens à venir, dont la foi est peut-être éteinte dans leur cœur? Mais vous, mes Frères, vous qui ne renoncez pas à l'espérance des biens futurs; vous qui vous interdisez le dol, la fraude, la rapine; qui faites une haute profession d'honneur et de probité : vous dont les mœurs sont réglées et fort éloignées de tout excès; vous qui ne refusez point votre secours à l'orphelin, et au pauvre la portion de vos biens que la Providence lui a destinée; d'où vient que votre temps est tellement rempli par vos occupations, que les exercices de religion ne sauroient y trouver leur place? Vous dites que la vraie piété consiste à remplir les devoirs de son état; j'en conviens : mais prenez garde; l'illusion est ici à craindre: ce ne sont pas tant nos actions, que la manière de les faire, qui les rend agréables à Dieu; il ne prend pas sur son compte toutes nos œuvres, dès qu'elles n'ont rien de contraire à sa loi pour qu'il les agrée, il faut les lui offrir, il faut l'avoir en vue dans tout ce que nous faisons, et desirer de lui plaire: or, ce devoir si essentiel s'accomplit-il lorsque la prière est si rare dans tout le cours de notre vie, lorsque nous vivons dans un entier oubli de Dieu ? Mais d'ailleurs, si la piété ne se trouve que dans l'exactitude aux devoirs de notre état ; je vous demande, votre état principal n'est-il pas d'être chrétien et membre de l'Eglise? donc votre premier devoir doit être de rendre à Dieu et à la religion ce que vous leur devez. Il est étonnant à quel point il se fait illusion là-dessus, et combien de personnes croyant porter au tribunal de Jésus-Christ un trésor immense de bonnes œuvres, n'y trouveront qu'un vide affreux, et un trésor effroyable de colère, qui les accablera éternellement. Mais revenons à notre sujet : vous venez de voir comme la piété guida notre saint docteur dans la recherche des sciences; je vais vous montrer comme l'usage de ces mêmes sciences l'affermit dans la piété. DEUXIÈME PARTIE. Le jour, dit le Prophète, instruit le jour, et la nuit donne de tristes leçons à la nuit. La cupidité vous a-t-elle servi de motif dans la recherche des sciences? elle sera votre but dans leur usage. Car, premièrement, y êtes-vous entré par ces routes secrètes qu'un vil intérêt a frayées ? vous serez un docteur flottant; votre fortune décidera de vos sentiments; et il en sera de vos lumières comme : de ces jours empruntés, dont on règle l'usage sur le besoin : premier écueil dans l'usage des sciences, et qui naît de ce premier écueil dont nous avons parlé dans leur recherche. En second lieu, avez-vous cherché à contenter une vaine curiosité? vos lumières vous seront chères; vous vous applaudirez de vos découvertes; vous adorerez cet ouvrage de vos mains; vous serez un docteur singulier; et les opinions vous paroîtront douteuses, du moment qu'elles seront communes second écueil dans l'usage des sciences, suite du second écueil qu'on a marqué dans leur recherche. Enfin, votre ferveur a-t-elle souffert de votre application 'aux sciences? avez-vous négligé de réparer par la prière cette dissipation de cœur inséparable d'une étude profonde et soutenue? plein de vous-même, et vide de Dieu, vous serez un docteur vain; vous ne rendrez pas au Seigneur la gloire qui lui est due; et semblable & ces impies dont parle le Prophète, vous direz que votre langue s'est signalée elle-même, et que vos lèvres vous appartiennent : Dixerunt; linguam nostram magnificabimus; labia nostra à nobis sunt (Ps. XI, 5): troisième écueil dans l'usage des sciences, toujours inséparable du troisième écueil qui se trouve dans leur recherche. Saint Thomas qui dans la recherche des sciences s'étoit frayé des routes bien différentes, mais malheureusement si peu battues dans tous les temps, ne se dément pas dans leur usage. Il y étoit entré par un mépris généreux de toutes les prétentions du siècle; aussi, loin d'être un docteur flottant, devient-il un docteur exact, uniforme, désintéressé : jamais il n'y avoit marché qu'à la lueur des astres de l'Eglise qui l'avoient précédé; aussi, loin d'être un docteur singulier, devient-il, je puis le dire ici, un docteur œcuménique et universel: enfin, il avoit toujours mêlé la prière à l'étude; ah! aussi avec la réputation la plus extraordinaire qu'aucun autre avant lui ait jamais eue en ce genre, il fut le docteur le plus humble de son temps, et semblable à Moïse, seul il ne s'aperçut pas de la gloire dont il brilloit: Ignorabat quòd cornuta esset facies sua ex consortio sermonis Domini (Exod., XXXIV, 29). Il fut un docteur exact et désintéressé, n'ayant d'autre but que de faire connoître la vérité : cette louange que je donne à notre Saint paroîtra peutêtre peu de chose à bien des gens; mais souffrez que je la mette dans le point de vue d'où elle m'a frappé. Représentez-vous l'homme de son siècle le plus consulté ; le nouvel Esdras à qui on a recours pour l'interprétation de la loi; l'arbitre et l'oracle des grands de la terre dans leurs difficultés et dans leurs doutes. Que cette situation est délicate! Les puissants de la terre veulent être souverains partout on diroit que la vérité est de leur ressort ; il faut qu'elle se trouve quelque part qu'ils veuillent la placer : ils ne savent pas avoir tort; et leur opposer la raison, c'est presque se rendre coupable du crime de félonie : l'air même qu'on respire auprès d'eux, a je ne sais quoi de malin qui dérange toute la constitution de l'esprit. Tel qui loin de la grandeur et dans l'obscurité de la province, s'applaudit en secret de son désintéressement, retrouve-t-il cette même force et ce même courage, lorsqu'il est une fois exposé au grand jour? On plie la loi; on l'ajuste au temps, à l'humeur, au besoin hélas! on n'a point de sentiments propres; et souvent on n'a que les sentiments de tous ceux auxquels il est avantageux de plaire. Vous le savez, Seigneur; et tous les siècles en ont vu de tristes exemples. : Or, mes Frères, quel ordre, quelle exactitude, quel air uniforme et soutenu dans la doctrine de notre Saint! on voit bien qu'il ne cherche que la vérité. Donne-t-il des règles pour les mœurs? quelle droiture! il ne penche ni à droite ni à gauche, selon l'expression du Prophète. Eloigné de ce zèle amer et intraitable qui veut faire descendre le feu du ciel sur les villes pécheresses, qui sans nul égard achève de briser un roseau déja cassé, et d'éteindre une lampe encore fumante, qui bannit de l'Évangile cette humanité consacrée par mille paraboles qu'on y rencontre; éloigné aussi de cette molle complaisance qui éteint le feu sacré que Jésus-Christ est venu allumer sur la terre, qui loin de renouveler un vêtement vieux et pourri, se contente d'y appliquer un peu d'étoffe neuve, qui bannit de la morale de Jésus-Christ cette sainte austérité qui en est l'esprit dominant; il tint toujours ce sage milieu dont chacun se fait honneur; mais que si peu de gens savent tenir, et l'on trouve encore aujourd'hui dans les belles décisions qu'il nous a laissées sur les mœurs, comme dans l'arche d'Israël, et la douceur de la manne, la rigueur salutaire de la verge. et Ministres de la nouvelle alliance, vous qui, tous les jours, travaillez à construire au Seigneur des tabernacles vivants, regardez et faites selon ce modèle. Malheur, dit l'Esprit saint, malheur aux pasteurs qui traitent leurs brebis avec une rigueur sévère et pleine d'empire; máis malheur aussi à ceux qui préparent des coussinets pour les mettre sous les coudes. Il ne faut pas cacher aux hommes l'immensité des miséricordes du Seigneur; mais il ne faut pas non plus leur |