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lasse de ses plaisirs, comme elle s'endort sur ses peines : c'est par faiblesse qu'elle a besoin, dans ses émotions, de nouveauté et de variété. Supposez donc les arts d'agrément à leur plus haut degré de charme; il n'y a qu'un seul moyen d'en perpétuer les jouissances, c'est de les rendre peu fréquentes. Si elles sont communes, elles s'attiédiront et n'auront plus aucun attrait.

Dans la Grèce, où la tragédie était réservée pour les grandes fêtes, le goût d'une belle simplicité pouvait se conserver toujours. Dans l'intervalle d'un spectacle à l'autre, la sensibilité reposée avait le temps de se ranimer, et le goût le temps de reprendre sa sagacité naturelle. Mais dans une ville où, depuis cent cinquante ans le même genre de spectacle se reproduit sans cesse, où une habitude journalière en a rendu. tous les moyens familiers, tous les tableaux présents, comment veut-on que le goût conserve quelque vivacité, à moins qu'il ne varie, et que l'art ne change avec lui? Or, varier sans cesse, est un moyen sans doute de faire une fois le mieux possible, mais un moyen plus infaillible encore de faire mal mille autres fois.

J'entends dire que telle et telle des plus belles pièces de Corneille, et même de Racine, auraient aujourd'hui peu de succès, si on les donnait pour la première fois que le tragique en paraîtrait faible, et que l'éloquence qui les anime suppléerait mal aux mouvements et aux coups de théâtre

qu'on demande à présent, pour être ému comme on se plaît à l'être. Cela est affligeant à croire ; : mais cela n'est que trop croyable. Voltaire, qui l'a pressenti, a mis dans l'action théâtrale plus de chaleur et d'énergie; il a donné aux passions, surtout à celle de l'amour dans les hommes, plus de force et de véhémence; il a trouvé dans les liens du sang de nouvelles sources de pathétique ; il a su prendre habilement du théâtre anglais des moyens de rendre la terreur plus profonde et la pitié plus déchirante; et par lui, le tragique a fait, sur notre scène, un pas de plus vers la perfection. Mais après ces nouveaux ressorts, qu'il a su manier avec tant d'art et de génie, après ces nouvelles combinaisons d'intérêts et de caractères, si l'on demande encore du nouveau et du plus tragique, d'où le tirer, si ce n'est du milieu des tortures et des supplices? Et lorsque l'habitude nous aura refroidis sur les spectacles de Tancrède, de Mahomet et de Sémiramis, que nous resterat-il, que les dernières atrocités du crime, et les horreurs de l'échafaud? On commence en effet à les risquer sur le théâtre; et si notre sensibilité y répugne encore, ce n'est pas pour long-temps : l'habitude l'y endurcira.

Observez ce qui arrive à nos Trimalcions, dans les délices de leur table. Nul art d'assaisonner les mets ne peut surmonter les dégoûts d'une longue satiété ; et ni les sels les plus stimulants, ni les liqueurs les plus brûlantes, ne réveillent plus les

langueurs d'un sens blasé à force de jouir. C'est ainsi que l'intempérance des plaisirs de l'esprit nous les rendra tous insipides; et l'art même aura beau s'épuiser en recherches et en raffinements pour ranimer le goût. La sobriété seule aurait pu le sauver de cette espèce de paralysie; et aux excès qui en sont la cause, s'il est quelque remède, c'est l'abstinence et le besoin. Mais ce serait demander l'impossible. Le public veut jouir, au risque même de détruire tout ce qu'il peut avoir de sensibilité.

On va me dire, qu'à la génération dont le gout s'affaiblit et s'altère de jour en jour, en succède une dont le goût sera jeune et ingénu comme elle, et que d'un âge à l'autre le public est renouvelé. Je conviens en effet qu'au premier essor de la jeunesse dans le monde, elle se livre avec une sensibilité vive et neuve encore, à tous les plaisirs de l'esprit; mais dans l'usage de ces plaisirs, comme de tous les autres, ne voit-on pas avec quelle impatience les jeunes gens se pressent de vieillir; avec quelle rapidité la contagion de l'exemple et de l'opinion les gagne; et comme à peine arrivés dans le monde, ils en ont déjà pris les goûts et les dégoûts? Ne les entendez-vous pas dire qu'on sait Racine et Molière par cœur ; que, grâce au ciel, on ne lit plus Virgile; qu'on a été bercé avec Télémaque; qu'ils laissent Massillon aux dévotes, Pascal aux Jansénistes, La Fontaine aux enfants;

qu'on ne lit pas deux fois la Henriade; et goût des vers est un goût suranné?

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Leurs pères au moins se souviennent d'avoir aimé ce qu'ils n'aiment plus; et en le négligeant, ils l'estiment encore, et l'admirent de souvenir. J'en ai vu quelquefois qui faisaient l'aveu de Médée :

Video meliora, proboque,
Deteriora sequor. (OVID,)

Mais la jeunesse érige tous ses goûts en système, et ne connaît, dans l'art de l'amuser, d'autre règle que son plaisir. Essayez de lui faire entendre que ce qui lui plaît n'est pas digne de lui plaire; elle vous répondra par un sourire dédaigneux. Que veut-on qu'elle estime, si ce n'est pas ce qui lui plaît, et ce qui plaît à la société qu'elle fréquente obscurément? C'est là que ses idées et ses sentiments se dégradent; c'est là que son goût s'avilit, et que, perdant toute pudeur et toute délicatesse, elle habitue son oreille et son ame à la bassesse, à l'indécence, à la grossièreté de mœurs et de langage qui caractérise le nouveau genre dont elle fait ses amusements.

Ce qui fonde un État le peut seul conserver.

C'est une maxime applicable à la culture de tous les arts, et singulièrement au goût. Or, dans tous les temps où il a fleuri, comment s'est-il formé? Par l'instruction et l'exemple, de proche

en proche, à la faveur d'une communication habituelle des esprits cultivés et des esprits qui demandaient à l'être. Ceux-ci daignaient écouter et s'instruire; ou si la déférence personnelle était pénible pour l'amour-propre, l'amour-propre, au moins recevaiton des morts les inspirations de goût qu'on eût rougi de prendre des vivants. On lisait de bons livres, on étudiait ceux qui, de l'aveu des gens instruits, étaient les modèles de l'art. Le temps en est passé. Depuis qu'une culture superficielle a établi entre les esprits une apparence d'égalité', tout le monde décide, personne ne consulte. On ne lit plus; et pourquoi lirait - on? Désormais la littérature, je dis l'ancienne et la plus exquise, n'étant plus dans la société un objet d'entretien où l'on puisse briller, la vanité, le grand mobile de l'émulation, n'est plus intéressée à donner à l'étude des moments qu'elle croit pouvoir mieux employer.

Ce n'est pas que dans cette société renaissante, il n'y ait une élite de jeunes gens très cultivés, très éclairés, et d'un goût délicat et pur. Mais je parle ici du grand nombre; et dans tous les temps, le grand nombre ne cultive de son esprit que les facultés usuelles. Les lumières et les talents, qui le soir trouveront leur place, font l'occupation du matin. On n'entendra parler dans le monde où l'on vit, ni d'Euripide, ni de Térence, ni de Virgile, ni d'Horace, ni de Bossuet, ni de Massillon, et rarement de La Bruyère. On aura lu la

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