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et vrai, tels que Racine les eût écrits, tels que Boileau eût voulu les écrire, s'il eût célébré la campagne et les saisons, s'il eût enseigné l'art d'embellir les jardins, s'il eût traduit les Géorgiques des poésies familières, du tour le plus ingénieux, du naturel le plus aimable, moins négligées que celles de Chaulieu, et d'un sel plus fin, plus piquant, que les poésies de Deshoulières et que celles de Pavillon : des romans d'un goût aussi pur que ceux de La Fayette, et d'un style plus animé, les uns brillants d'un coloris qui était inconnu à la prose, les autres brûlants de passion, et d'un intérêt déchirant : des morceaux d'histoire aussi dignes d'être comparés à Salluste, que le chef-d'œuvre de SaintRéal des traductions, dont quelques-unes ont effacé les originaux: enfin, dans presque tous les genres, des ouvrages du meilleur ton et du meilleur esprit : voilà, du côté des gens de lettres, ce qui marquera notre siècle; et je n'en ai pas dit assez.

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Voltaire a loué Bossuet d'avoir appliqué l'éloquence à l'histoire : ne peut-on pas le louer luimême, et un grand nombre d'écrivains après lui, d'avoir associé l'éloquence avec la philosophie, et celle-ci avec l'art des vers? Dans quel autre siècle a-t-on vu les idées morales et politiques si abondamment répandues, si éloquemment exprimées? La prose avait-elle autrefois cette précision, cette rapidité, ce mouvement, cette couleur, cette ame enfin, qu'elle a reçue

de nos modernes écrivains? Le siècle de Louis XIV a-t-il un ouvrage philosophique à mettré à côté de l'Émile? Et si le goût par excellence consiste à réunir l'utile et l'agréable, dans quel temps l'un a-t-il donné à l'autre plus d'attrait et plus d'influence? Les sciences même les plus abstraites ne doivent-elles pas au goût cette facilité d'accès qui nous les rend familières, ce charme qui de leur étude nous a fait un amusement? Le siècle de Louis XIV a-t-il entendu parler des lois avec une précision aussi énergique et aussi lumineuse que l'a fait Monstesquieu? de l'homme et de ses facultés intellectuelles, avec un intérêt plus doux, plus attrayant que Vauvenargues? avec une sagacité plus pénétrante qu'Helvétius? avec une clarté plus limpide que Condillac? A-t-il entendu parler de la nature avec la verve, l'élégance et la majesté de Buffon? des progrès de l'esprit humain dans les sciences, avec la supériorité de lumières et la noble simplicité d'élocution de d'Alembert? des talents, des travaux, des vertus des grands hommes, avec la splendeur, l'abondance, la force et l'élévation de l'éloquence de Thomas? des qualités, des fonctions, des devoirs de l'homme public, avec la chaleur, la noblesse, l'ingénuité d'ame et de langage de celui qui a loué Colbert, et qui nous a rappelé Sully? Et quel est de ces écrivains, celui qui, pour la pureté du goût, n'est pas digne d'être classique?

Or, daus l'hommage que je leur rends, je ne suis que l'écho de la voix publique. Leur réputation est dès à présent aussi unanimement établie qu'elle peut jamais l'être; et ils ont trouvé dans leur siècle cette justice impartiale qu'on ose à peine espérer d'obtenir d'une tardive postérité. Cela prouve que le goût du public a suivi de près celui des gens de lettres; et ce qui le prouve encore mieux, c'est la docilité avec laquelle son opinion est tant de fois revenue sur elle-même, et a reconnu ses erreurs. Pour relever Brutus, Oreste, Sémiramis, Adélaïde du Guesclin, il n'a pas fallu, comme pour Phèdre et Athalie, attendre un siècle plus équitable : le même public qui, entraîné par les factions littéraires, et dans des moments de vertige, avait réprouvé ces ouvrages, a senti l'injustice de ses arrêts, et les en a vengés. Enfin, qu'on examine quel choix il a fait des écrits que lui laissait le siècle précédent, et la préférence éclairée qu'il a donnée aux beautés durables; on avouera que dans aucun temps ce discernement n'a été aussi juste, aussi délicat, aussi fin. Ce n'est donc pas (et je l'ai déjà dit en parlant du siècle de Louis XIV) sur l'opinion tumultueuse, précipitée et passagère, qui s'élève et qui se dissipe du jour au lendemain, qu'il faut juger le goût de tout un siècle; mais sur l'opinion réfléchie et dominante, qui se fixe et qui s'affermit, quand tous les débats de l'envie, de la rivalité, de la malignité, des partialités pour

et contre, sont apaisés dans les esprits, et que le public, calme et désintéressé, se consulte soimême, et ne juge que d'après soi.

Comment donc se peut-il que ce même temps où le goût semble si perfectionné, soit le temps de sa décadence? C'est que le goût perfectionné est un goût de spéculation; et que le goût de sentiment ne tient pas aux mêmes principes. L'un est l'amour de la beauté réelle, l'autre est l'amour de la nouveauté.

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Quiconque approfondit la théorie des arts, purement de génie, doit savoir, dit Voltaire, s'il a quelque génie lui-même, que ces pre» mières beautés, ces grands traits naturels, qui » appartiennent à ces arts, et qui conviennent » à la nation pour laquelle on travaille, sont en petit nombre. Les sujets, et les embellissements >> propres aux sujets, ont des bornes bien plus >> resserrées qu'on ne pense. Il ne faut pas eroire » que les grandes passions tragiques et les grands >> sentiments puissent se varier à l'infini. Il n'y a dans la nature humaine qu'une douzaine, tout » au plus, de caractères vraiment comiques et marqués à grands traits. Les nuances, à la vé» rité, sont innombrables, mais les couleurs >> éclatantes sont en petit nombre; et ce sont » ces couleurs primitives qu'un grand artiste ne » manque pas d'employer.

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Voilà, dans tous les temps, une première cause de la décadence des lettres, après un règne flo

rissant. On dirait que chaque climat n'ait pu donner qu'une seule moisson, et que, le sol épuisé une fois par sa propre fécondité, il ait fallu des siècles de repos pour le renouveler et le rendre fertile.

En effet, ce qui rajeunit l'esprit humain, et donne lieu à de nouvelles générations de pen. sées, ce sont les grandes révolutions, les grands. changements arrivés dans les empires, dans les lois, dans les mœurs, dans le culte, dans les usages, dans les idées morales, dans les opinions religieuses, dans la guerre et la politique, dans les sciences et dans les arts. Voyez ce que les différences de la Henriade et de l'Énéide, du poème du Tasse et de ceux d'Homère, supposent de diversité dans le cours des choses humaines.

Après un siècle de culture et de grande abondance, il semblerait donc qu'il faudrait laisser le temps et la nature reproduire les germes de la fécondité. Mais au lieu de jouir modérément des biens acquis, ce qui serait si sage, on en veut toujours de nouveaux, résolu même à perdre au change, plutôt que de ne pas changer; et c'est ici la grande cause de la corruption du goût.

Un exercice continuel de notre sensibilité sur des objets du même genre, a deux effets contraires: d'abord, il aiguise nos goûts, mais bientôt il les use, et finit par les émousser. L'ame se

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