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sensible qu'il était à l'injure, il eut le courage de la souffrir; et après avoir soixante ans lutte contre l'envie, il a fini par l'étouffer. Cette gloire, si long-temps disputée à celui qui faisait celle de son siècle, est venue enfin, aux acclamations de tout un peuple reconnaissant et juste, couronner la vieillesse de ce grand homme, et environner son tombeau.

C'était sous lui que s'était formée cette école de goût, qui, sans distinction ni de temps ni de lieux, sans partialité, sans envie, et l'esprit également libre de superstition pour les anciens, de complaisance pour les modernes, les pesa tous dans la même balance, en connut le fort et le faible, et tenant un juste milieu entre une admiration folle et un dénigrement encore plus insensé, reçut les impressions de l'art, comme celles de la nature, avec cette bonne foi simple, que doit toujours avoir la conscience du goût.

Ce fut alors que les beaux siècles de Périclès, d'Alexandre et d'Auguste, de Léon X et de Louis XIV, eurent de vrais estimateurs. Ce fut alors que cet Homère, qui fait son époque à lui seul, fut admiré, non pas comme un dieu infaillible, mais comme un génie étonnant; et qu'en faveur de ses grandes beautés, on lui passa ses contes puérils, ses comparaisons exubérantes, ses harangues hors de saison, ses combats trop accumulés, ses faiblesses, et ses longueurs. Virgile, son rival, fut apprécié de même et avec la

même équité. Jamais admiration plus pure que celle dont jouit encore cette belle moitié de l'Énéide qu'il avait perfectionnée; et dans celle qu'il a laissée imparfaite en mourant, s'il n'y a pas un défaut que l'on n'ait aperçu et modestement observé, y a-t-il une seule beauté qu'on n'ait pas vivement sentie?

Quelques faux brillants dans le Tasse ont-ils détruit pour nous l'effet de ses peintures? Tancrède, Herminie et Clorinde, Renaud et Armide, ne sont-ils pas aussi présents à nos esprits que Hector, Achille, Andromaque et Didon? et dans les combats qu'il décrit, dans les scènes attendrissantes qu'il y mêle avec tant de charme, dans ces tableaux si variés, dans cette poésie aimable, et belle encore auprès de celle de Virgile, est-ce par du clinquant que nous nous laissons éblouir?

Il en est de la tragédie comme de l'épopée. Dans les anciens, la simplicité, la vérité, le pathétique, le naturel dans le dialogue; chez les modernes, la belle ordonnance de l'action, le tissu de l'intrigue, l'art, plus savant qu'il ne le fut jamais, d'amener les situations, et d'en préparer les effets, le jeu des passions actives, leurs développements et leurs gradations, la grande manière de fondre l'histoire dans la poésie, tout a été senti et justement apprécié.

Quels monuments de goût, que les Éloges de Fénélon, de Molière, de La Fontaine, que nous avons vus couronnés! Quels monuments de goût,

que les Éloges de Bossuet, de Massillon, de Destouches, par d'Alembert! Quel monument de goût que cet ouvrage que Thomas a eu la modestie d'intituler, Essai sur les éloges, et auquel nul ouvrage de critique, soit ancien, soit moderne, à la réserve du livre de Cicéron sur les illustres orateurs, n'est digne d'être comparé! Enfin, quel monument de goût que les notes de Voltaire sur le théâtre de Corneille!

Mais ce qui est plus rare encore que ce goût de critique et de spéculation, quels modèles de goût dans les écrits de ce grand homme! Depuis le ton le plus familier, jusqu'au ton le plus héroïque, qui jamais a eu comme lui ce sentiment délicat et fin des propriétés du style, et de ses différences; et qui jamais avec plus de justesse nous en a marqué les degrés? Quelle élégance et quelle aisance noble dans ses poésies fugitives! Quelle belle simplicité dans le style attrayant dont il écrit l'histoire! Quelle grâce et quel enjouement il prête à la philosophie! Quelle majesté, quel éclat, quelle diversité de tons et de couleurs il donne au langage tragique! moins fini que Racine, moins châtié, moins pur, moins attentif, ou, si l'on veut, moins adroit à lier ensemble tous les ressorts de l'action ; mais plus véhément, plus fécond, plus varié, plus profondément pathétique, et plus fidèle aux mœurs locales, auxquelles Racine, quelquefois, avait trop mêlé de nos mœurs.

Je ne dis pas que dans le poème épique, du

côté de l'invention, il ait égalé ses rivaux. Le dessin de la Henriade avait été conçu dans un âge où la pensée n'a pas encore acquis tout son accroissement, ni le génie toutes ses forces : l'ouvrage s'en est ressenti. Mais du côté du goût, y a-t-il rien de plus achevé? Récits, descriptions, images, comparaisons, portraits, détails de toute espèce, emploi du merveilleux et de l'allégorie, discours et scènes dramatiques, tout dans ce poème est aujourd'hui d'une correction presque irrépréhensible. S'il n'a pas l'intérêt du Tasse, le charme de Virgile, la magnificence d'Homère, au moins n'a-t-il aucun de leurs défauts.

Mais le goût de Voltaire a-t-il été le goût du siècle où Voltaire a fleuri? D'abord, il a été le goût de presque tous les écrivains célèbres; et si l'on m'oppose cette foule de critiques ineptes, de satires obscures, de productions éphémères, dont le public a été inondé, je répondrai qu'une douzaine de bons auteurs ont décidé le caractère et la réputation du siècle de Louis XIV; qu'il n'en reste pas même autant du beau siècle d'Auguste, ni de celui de Périclès, qu'il en reste encore moins du temps des Médicis; et qu'il est juste de ne compter de même du siècle où nous vivons, que ce qui est digne de mémoire.

Si, de loin, nous jetons les yeux sur une prairie émaillée, nous n'en voyons que la surface; elle nous paraît toute en fleurs si nous

la traversons, nous y trouvons à chaque pas des chardons hérissés et des ronces rampantes; les fleurs, plus clair-semnées, ne nous enchantent plus. C'est là notre façon de voir les siècles passés et le nôtre. Mais supposons-nous à la même distance où seront nos neveux, de ce champ que nous parcourons. Et de ce temps si décrié par des gens qui se vantent de n'être d'aucun siècle, et qui en effet ne seront d'aucun, ne voyons plus que ce qui domine, et ce qui seul en restera au barreau, les Cochin, les Le Normand, les de Gènes, et les élèves qu'ils ont formés en chaire, non pas des émules de Bossuet et de Massillon, mais des hommes qui, par le goût, et quelques-uns par l'éloquence, sont dignes d'être appelés leurs disciples: sur la scène tragique, un Voltaire (j'ajouterais un Crébillon, si je parlais seulement de génie), et sur les traces de Voltaire, d'heureux talents qu'il a cultivés de ses mains sur le théâtre de Molière, le Philosophe marié, le Glorieux, la Métromanie, les Dehors trompeurs, le Méchant, et un grand nombre de petites pièces comiques d'une touche fine et légère, riants tableaux, qui attesteront des mœurs frivoles, mais un goût épuré dans le genre lyrique un Rousseau, aussi harmonieux que Malherbe, et supérieur à lui pour l'éclat des images, la richesse, la majesté et la pompe de l'expression : dans le didactique, des poèmes d'un style pur, mélodieux, sensible, d'un coloris brillant

Élém. de Littér. I.

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