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SCÈNES

DE

LA VIE PARISIENNE

HISTOIRE DES TREIZE

PRÉFACE

Il s'est rencontré, sous l'Empire et dans Paris, treize hommes également frappés du même sentiment, tous doués d'une assez grande énergie pour être fidèles à la même pensée, assez probes entre eux pour ne point se trahir, alors même que leurs intérêts se trouvaient opposés, assez profondément politiques pour dissimuler les liens sacrés qui les unissaient, assez forts pour se mettre au-dessus de toutes les lois, assez hardis pour tout entreprendre, et assez heureux pour avoir presque toujours réussi dans leurs desseins; ayant couru les plus grands dangers, mais taisant leurs défaites; inaccessibles à la peur, et n'ayant tremblé ni devant le prince, ni devant le bourreau, ni devant l'innocence; s'étant acceptés tous, tels qu'ils étaient, sans tenir compte des préjugés sociaux; criminels sans doute, mais certainement remarquables par quelques-unes des qualités qui font les grands hommes, et ne se recrutant que parmi les hommes d'élite. Enfin, pour que rien

ne manquât à la sombre et mystérieuse poésie de cette histoire, ces treize hommes sont restés inconnus, quoique tous aient réalisé les plus bizarres idées que suggère à l'imagination la fantastique puissance faussement attribuée aux Manfred, aux Faust, aux Melmoth; et tous aujourd'hui sont brisés, dispersés du moins. Ils sont paisiblement rentrés sous le joug des lois civiles, de même que Morgan, l'Achille des pirates, se fit, de ravageur, colon tranquille, et disposa sans remords, à la lueur du foyer domestique, de millions ramassés dans le sang, à la rouge clarté des incendies.

Depuis la mort de Napoléon, un hasard que l'auteur doit taire encore a dissous les liens de cette vie secrète, curieuse, autant que peut l'être le plus noir des romans de madame Radcliffe. La permission assez étrange de raconter à sa guise quelques-unes des aventures arrivées à ces hommes, tout en respectant certaines convenances, ne lui a été que récemment donnée par un de ces héros anonymes auxquels la société tout entière fut occultement soumise, et chez lequel il croit avoir surpris un vague désir de célébrité.

Cet homme, en apparence jeune encore, à cheveux blonds, aux yeux bleus, dont la voix douce et claire semblait annoncer une âme féminine, était pâle de visage et mystérieux dans ses manières, il causait avec amabilité, prétendait n'avoir que quarante ans, et pouvait appartenir aux plus hautes classes sociales. Le nom qu'il avait pris paraissait être un nom supposé; dans le monde, sa personne était inconnue. Qu'est-il ? on ne sait.

Peut-être, en confiant à l'auteur les choses extraordinaires qu'il lui a révélées, l'inconnu voulait-il les voir en quelque sorte reproduites, et jouir des émotions qu'elles feraient naître au cœur de la foule, sentiment analogue à celui qui agitait Macpherson quand le nom d'Ossian, sa créature, s'inscrivait dans tous les langages. Et c'était, certes, pour l'avocat écossais, une des sensations les plus vives, ou les plus rares du moins, que l'homme puisse se donner. N'est-ce pas l'incognito du génie? Écrire l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, c'est prendre sa part dans la gloire humaine d'un siècle; mais doter son pays d'un Homère, n'est-ce pas usurper sur Dieu ? L'auteur connaît trop les lois de la narration pour ignorer les engagements que cette courte préface lui fait contracter; mais il connaît assez l'histoire des Treize pour être certain de ne jamais

se trouver au-dessous de l'intérêt que doit inspirer ce programme. Des drames dégouttant de sang, des comédies pleines de terreurs, des romans où roulent des têtes secrètement coupées, lui ont été confiés. Si quelque lecteur n'était pas rassasié des horreurs froidement servies au public depuis quelque temps, il pourrait lui révéler de calmes atrocités, de surprenantes tragédies de famille, pour peu que le désir de les savoir lui fût témoigné. Mais il a choisi de préférence les aventures les plus douces, celles où des scènes pures succèdent à l'orage des passions, où la femme est radieuse de vertus et de beauté. Pour l'honneur des Treize, il s'en rencontre de telles dans leur histoire, qui peut-être sera jugée digne d'être mise un jour en pendant de celle des flibustiers, ce peuple à part, si curieusement énergique, si attachant malgré ses crimes.

Un auteur doit dédaigner de convertir son récit, quand ce récit est véritable, en une espèce de joujou à surprise, et de promener, à la manière de quelques romanciers, le lecteur, pendant quatre volumes, de souterrains en souterrains, pour lui montrer un cadavre tout sec, et lui dire, en forme de conclusion, qu'il lui a constamment fait peur d'une porte cachée dans quelque tapisserie, ou d'un mort laissé par mégarde sous des planchers. Malgré son aversion pour les préfaces, l'auteur a dû jeter ces phrases en tête de ce fragment. Ferragus est un premier épisode qui tient par d'invisibles liens à l'histoire des Treize, dont la puissance naturellement acquise peut seule expliquer certains ressorts, en apparence surnaturels. Quoiqu'il soit permis aux conteurs d'avoir une sorte de coquetterie littéraire, en devenant historiens, ils doivent renoncer aux bénéfices que procure la bizarrerie des titres sur lesquels se fondent aujourd'hui de légers succès. Aussi l'auteur expliquera-t-il succinctement ici les raisons qui l'ont obligé d'accepter des intitulés peu naturels au premier abord.

Ferragus est, suivant une ancienne coutume, un nom pris par un chef de dévorants. Le jour de leur élection, ces chefs continuent celle des dynasties dévorantesques dont le nom leur plaît le plus, comme le font les papes à leur avénement, pour les dynasties pontificales. Ainsi les dévorants ont Trempe-la-Soupe IX, Ferragus XXII, Tutanus XIII, Masche-Fer IV, de même que l'Église a ses Clément XIV, Grégoire IX, Jules II, Alexandre VI, etc. Maintenant, que

sont les dévorants? Dévorants est le nom d'une des tribus de compagnons ressortissant jadis à la grande association mystique formée entre les ouvriers de la chrétienté pour rebâtir le temple de Jérusalem. Le compagnonnage est encore debout en France dans le peuple. Ses traditions puissantes sur des têtes peu éclairées et sur des gens qui ne sont point assez instruits pour manquer à leurs serments pourraient servir à de formidables entreprises, si quelque grossier génie voulait s'emparer de ces diverses sociétés. En effet, là, tous les instruments sont presque aveugles; là, de ville en ville, existe pour les compagnons, depuis un temps immémorial, une obade, espèce d'étape tenue par une mère, vieille femme, bohémienne à demi, n'ayant rien à perdre, sachant tout ce qui se passe dans le pays, et dévouée, par peur ou par une longue habitude, à la tribu qu'elle loge et nourrit en détail. Enfin, ce peuple changeant, mais soumis à d'immuables coutumes, peut avoir des yeux en tous lieux, exécuter partout une volonté sans la juger, car le plus vieux compagnon est encore dans l'âge où l'on croit à quelque chose. D'ailleurs, le corps entier professe des doctrines assez vraies, assez mystérieuses, pour électriser patriotiquement tous les adeptes, si elles recevaient le moindre développement. Puis l'attachement des compagnons à leurs lois est si passionné, que les diverses tribus se livrent entre elles de sanglants combats, afin de défendre quelques questions de principe. Heureusement pour l'ordre public actuel, quand un dévorant est ambitieux, il construit des maisons, fait fortune, et quitte le compagnonnage. Il y aurait beaucoup de choses curieuses à dire sur les compagnons du Devoir, les rivaux des dévorants, et sur toutes les différentes sectes d'ouvriers, sur leurs usages et leur fraternité, sur les rapports qui se trouvent entre eux et les francs-maçons; mais ici ces détails seraient déplacés. Seulement, l'auteur ajoutera que, sous l'ancienne monarchie, il n'était pas sans exemple de trouver un Trempe-la-Soupe au service du roi, ayant place pour cent et un ans sur ses galères; mais, de là, dominant toujours sa tribu, consulté religieusement par elle; puis, s'il quittait sa chiourme, certain de rencontrer aide, secours et respect en tous lieux. Voir son chef aux galères n'est pour la tribu fidèle qu'un de ces malheurs dont la Providence est responsable, mais qui ne dispense pas les dévorants d'obéir au pouvoir créé par eux,

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