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ce peuple semble avoir la vocation du socialisme; il porte en lui, pour ainsi dire, la révolution à l'état latent'. A-t-il jusqu'ici fermé son âme à des doctrines souvent d'accord avec les instincts du moujik, c'est, en grande partie, qu'il a un frein invisible, plus puissant que toute l'autorité de la police et le génie de la bureaucralie, la foi religieuse. Sans cette foi, la Russie serait déjà, de tous les États des deux mondes, le plus révolutionnaire et le plus bouleversé.

S'étonne-t-on que l'esprit révolutionnaire, sous sa forme la plus radicale, ait si profondément pénétré la pensée russe, c'est que, chez des classes entières, l'ascendant de la religion a été ébranlé. L'affaiblissement du sentiment religieux a produit, à celle extrémité de l'Europe, les mêmes effets qu'en Occident. Là aussi, la place laissée vide par la foi chrétienne a été occupée par l'esprit d'utopie et les rêveries socialistes. Là aussi, au culte de l'invisible a succédé le culte des réalités tangibles, et aux promesses de la Jérusalem céleste les visions d'un paradis humanitaire. C'est une observation déjà ancienne que, chez les peuples modernes, la révolution agit à la manière d'une religion. Nulle part cela n'est plus sensible qu'en Russie. Nous avons eu mainte fois l'occasion de faire cette remarque aujourd'hui devenue banale. En aucun pays le mouvement révolutionnaire n'a autant pris l'aspect et les allures d'un mouvement religieux. Quelle en est la raison? C'est qu'en Russie la secousse a été plus brusque et la conversion plus rapide; que l'esprit russe a plus vite passé de la foi chrétienne à la foi révolutionnaire, et qu'en sautant de l'une à l'autre il a apporté dans sa conversion toute la ferveur d'un néophyte. C'est, en même temps, que l'âme russe est restée plus profondément religieuse; que, jusqu'en ses révoltes et ses négations, elle a gardé, à son insu, les habitudes, les émotions, les générosités de la foi,

1. Voyez t. Jer, liv. VIII, chap. vi.

2. Voyez t. Ier, liv. IV, chap. iv, p. 193 (2° édit.). Cf. Revue des Deux Mondes, 15 oct. 1873.

de façon qu'en devenant révolutionnaire elle n'a fait, pour ainsi dire, que changer de religion.

Telle est, nous l'avons vu, la principale originalité du < nihilisme» russe1. Cette originalité est dans le sentiment bien plus que dans les idées. Jamais l'âme humaine, si souvent dupe d'elle-même, ne s'était montrée aussi religieuse à travers son irréligion. Ils ont beau faire profession d'athéisme, le « nihilisme », chez beaucoup de ses adeptes, n'est que de la religion retournée. C'est pour cela que le sexe pieux par excellence, que la femme a pris une si large part au mouvement révolutionnaire russe. Elle allait aux sociétés secrètes et aux missionnaires du socialisme, comme elle eût été au Messie et à ses prophètes. Précipitée du faîte des espérances chrétiennes, la femme russe a cherché un refuge dans les rêveries humanitaires, et remplacé l'attente de la résurrection par les songes de palingénésie sociale, portant dans sa foi nouvelle le même besoin d'idéal et les mêmes ardeurs, le même appétit de renoncement, la même ivresse de sacrifice.

La jeune fille a dit à la Révolution : « Tu me tiendras lieu d'époux, tu me tiendras lieu d'enfants ». Et elle s'est donnée à cette divinité farouche, comme d'autres se vouent aux fiançailles du Christ; abandonnant pour son impérieuse idole père et mère; lui offrant en holocauste beauté, jeunesse, amour, pudeur même. Les cheveux que d'autres laissent tomber au pied de l'autel sous les ciseaux du prêtre, elle les a coupés en l'honneur de ce Moloch insensible. Pour lui, elle a dit adieu aux parures de son sexe et quitté les vêtements de son rang. Elle a dépouillé les habitudes du monde et revêtu une robe grossière; elle a frappé à la maison des indigents et a partagé leur repas et leur manière de vivre. Elle a fait, à sa façon, vœu de pauvreté pour se consacrer au service des humbles et à

1. Voyez t. I, liv. IV, chap. IV, et t. II, liv. VI, chap. 11.

l'évangélisation des ignorants, servant et adorant le Dieu nouveau dans ses membres souffrants.

Le jeune homme, de son côté, obéissant aux mêmes voix, a laissé là ses études et ses livres. Il s'est dit, comme l'auteur de l'Imitation, que l'abondance du savoir n'amenait qu'orgueil et affliction de l'esprit. Il a, lui aussi, découvert qu'une seule science importait à l'homme, celle du salut; qu'une seule doctrine valait d'être enseignée, celle qui pouvait racheter l'homme de la servitude de la misère. Périsse tout le reste, s'il le faut, et l'art et la civilisation! Une seule chose est nécessaire, la rédemption des masses opprimées. Tel est le nouvel Évangile, et, s'il veut des confesseurs et des martyrs, l'élite de la jeunesse se disputera l'honneur de mourir pour lui. Il se trouvera des centaines, des milliers de jeunes gens pour avoir cette folie de la révolution, comme d'autres, en d'autres temps, ont eu la folie de la croix.

C'est à cette exaltation religieuse que le nihilisme russe a dù sa force et sa vertu. Peut-être eût-il fait plus de conquêtes, peut-être eût-il été plus difficile à vaincre, si, fidèle à sa première inspiration', il s'en fùt toujours tenu à l'apostolat pacifique, au lieu de faire appel aux mines et aux bombes. Mais, pour n'avoir d'autre ambition que celle de s'immoler, pour s'enfermer obstinément dans la sereine protestation du martyr, il ne suffit pas d'une quasireligion sans Dieu et sans ciel il faut une foi possédant un Dieu, attendant tout de Dieu, lui laissant le choix de ses voies et de son heure.

La révolution a beau devenir une sorte d'humaine religion, aussi fervente, aussi croyante à sa manière que l'ancienne; elle a beau inspirer le même zèle enthousiaste et la même abnégation, elle ne saurait longtemps résister au démon de la violence. Elle est condamnée par son principe à laisser la force morale pour la force brutale. Sur ce

1. Voyez t. II, liv. VI. chap. II.

point, il lui est interdit de rivaliser avec les vieilles doctrines qu'elle prétend supplanter. Il faut le Christ pour dire à Pierre de remettre l'épée au fourreau. Le croyant seul peut, devant le juge ou le bourreau, répéter le fiat voluntas tua. N'est-il pas sûr d'avoir son jour et sa revanche? Et encore, que de fois le croyant même s'est lassé d'attendre! Que de religions ont, elles aussi, armé le maigre bras du fanatique! A certains esprits, le fanatisme semble même un trait essentiel de l'exaltation religieuse. Rien, à ce compte, n'a été plus religieux que le « nihilisme ». Ses héros, un Jéliabof, une Sophie Pérovsky, ont égalé le fakir le plus endurci; et cela, sans Dieu pour les voir, ni paradis pour les recevoir.

De tous les mouvements révolutionnaires du siècle, le nihilisme russe est celui qui a le plus clairement affecté les caractères d'un mouvement religieux, et c'est pour cela qu'il a surpassé, en intensité et en grandeur morale, des mouvements politiques autrement importants par leurs résultats. Toute sa force était dans sa foi, une foi russe. La jeunesse des écoles, dédaigneuse des conceptions théologiques, « l'intelligence », comme on dit là-bas, a montré qu'en elle le besoin de croire était toujours vivant. Pour ses dogmes révolutionnaires, l'athée a bravé la pauvreté et l'exil, souffrant pour la foi nouvelle avec une patience russe, comme ont souffert, durant des siècles, ses compatriotes du peuple, les Raskolniks, pour « la vieille foi ». Si la révolution a eu l'air, en Russie, de prendre ellemême l'aspect d'une secte, comment s'en étonner dans un pays où fleurissent tant de sectes? Ainsi, là même où la religion semble avoir entièrement disparu, la révolution, qui en a pris la place, laisse voir le fond religieux de l'âme russe.

CHAPITRE II

Comment, chez le peuple, le sentiment religieux a gardé toute sa puissance. Raisons de ce phénomène.- L'état de culture de la Russie. L'histoire Du mysticisme et du fatalisme russes. Est-ce dans la race ou dans le sol

et le mode de gouvernement.

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Ou faut-il en chercher les sources?

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et le climat? - Influences de la nature et du milieu.. La plaine et la forêt. Les saisons. Les maux historiques épidémies et famines.

Comment il ne faut pas outrer le mysticisme des Russes. - Quels en sont les caractères et les limites? Fréquente combinaison de réalisme et d'idéalisme.

Chez le peuple, et non seulement chez le paysan, mais chez l'ouvrier, chez le petit bourgeois et le marchand des villes, le sentiment religieux a conservé son antique naïveté. La religion y donne une incontestable preuve de vie la fécondité; elle y est sans cesse en enfantement, mettant au monde des sectes bizarres dont le nombre même est difficile à fixer. L'homme du peuple semble n'avoir pas encore franchi ce degré de civilisation où toutes les conceptions prennent spontanément une forme religieuse. A cet égard, comme à tant d'autres, il est le contemporain de générations depuis longtemps disparues chez nous. S'il est, en Europe, des États où la religion a tenu une aussi grande place, il n'en est peut-être point où elle en occupe encore une aussi large. La rudesse du sol et du climat avait préparé son empire; les vicissitudes de l'histoire, la forme du gouvernement public et privé l'ont affermi; l'état de culture l'a maintenu.

Lorsque, au-dessus d'un village des steppes, j'apercevais l'église dominant de ses coupoles vertes les noires cabanes du paysan, il me semblait voir un emblème de cette

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