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Il est vrai que les premiers ont généralement subi plus d'influences étrangères. C'est un point qu'il est difficile de contester; on ne saurait même refuser aux slavophiles de Moscou que la religion y a été pour quelque chose. Le slavisme des Slaves du rite latin vous semble-t-il moins. intact, le développement en a-t-il été moins libre ou moins spontané, la religion n'en a été que la cause indirecte. La principale raison, c'est la supériorité de la civilisation. latine transmise par Rome, sur la civilisation byzantine puisée à Constantinople. Si, aux yeux des Russes, les Slaves catholiques semblent plus ou moins dénationalisés, c'est qu'ils n'ont pas en vain approché de la culture occidentale. A y bien regarder, ils ne vous semblent peut-être moins Slaves que parce qu'ils ont été plus civilisés.

Au terme grec d'orthodoxe, le russe a substitué le vocable slavon « pravoslave ». Bien que calqué sur le grec, ce mot pravoslave a, pour les étrangers, le défaut de prêter à l'équivoque, comme si l'orthodoxie était de nature ou d'origine slave. Il n'y a là, faut-il le dire, qu'une rencontre de sons1. Pour s'appeler en russe ou en slavon pravoslavie, l'orthodoxie orientale n'a rien de spécialement slave. Loin qu'il y ait une confession, une foi slave, il n'y a même pas, à proprement parler, de rite slave, les Slaves ayant une langue liturgique plutôt qu'une liturgie particulière. Y a-t-il une Église russe, une Église serbe, une Église bulgare, il n'y a point d'Église slave. Pour imposer leur nom à la vieille orthodoxie grecque, il ne suffit point aux Slaves d'y être en majorité. Les peuples de souche germaine seraient tous restés fidèles à Rome que l'Église catholique n'en serait pas pour cela plus germanique. En fait, les Slaves orthodoxes ont été les prosélytes des Grecs, comme les Germains et les Anglo-Saxons l'ont été de Rome. La foi qu'ils ont reçue de leurs instituteurs byzan

1. La ressemblance phonétique avec le terme ethnographique est accidentelle; traduire pravoslave par orthoslave, c'est faire un jeu de mols.

tins, ils se sont bornés à en conserver le dépôt. Ils ne lui ont, d'aucune façon, donné l'empreinte de l'esprit slave. Ils n'ont eu ni leur Luther, ni leur Réforme. Ni les Bogomiles bulgares du moyen âge, ni les Raskolniks russes de nos jours n'en sont l'équivalent. Pour trouver un mouvement religieux que l'on puisse appeler slave, il faut sortir du monde orthodoxe et aller à Jean Huss, chez les Bohêmes catholiques. Elle a eu beau s'allier intimement à la nationalité russe, et devenir, pour le peuple, vraiment nationale, la foi orthodoxe n'en est pas moins demeurée grecque. Il n'a point suffi d'en traduire en slavon le Credo et le rituel pour leur enlever le caractère hellénique.

Grecque par ses origines et son esprit, slave par la majorité de ses adhérents, l'orthodoxie orientale a, grâce aux Russes, franchi dès longtemps ses vieilles limites historiques. Sans être, comme l'Église latine, devenue vraiment universelle, elle déborde au delà de son aire primitive. Elle n'est pas plus confinée dans une race que dans un État. De même que le catholicisme et le protestantisme, l'orthodoxie compte des fidèles parmi des nations de toute race en Europe, les Hellènes, les Roumains, des Slaves croisés de divers éléments, des Albanais, et, au milieu même des Russes, des tribus finnoises à demi russifiées; à l'entrée de l'Asie, les Géorgiens; en Syrie ou en Égypte, des Arabes ou des Sémites; au cœur de la Sibérie, des peuples d'origine turque ou mongolè convertis par leurs maitres; et, plus loin, les Aléoutes, qui relient le Nouveau Monde à l'Ancien. Elle a des prosélytes jusque dans l'Amérique du Nord; en abandonnant l'Alaska aux États-Unis, les Russes y ont laissé un évêque orthodoxe. Grâce à la Russie, l'Église orientale a des missions en Chine et au Japon; un évêque russe réside à Tokio et il a sous sa direction un clergé indigène déjà nombreux. De la mer Noire au Pacifique, l'Église orientale prend l'Asie à revers; si le christianisme s'empare jamais de ces vieilles contrées, il est probable que la propagande religieuse et politique

des Russes fera à l'orthodoxie une large part dans ces conquêtes1.

Ses fidèles ne sauraient le nier, cette grande Église n'a pas, dans l'histoire de la civilisation, tenu une place comparable à celle du catholicisme latin. A cet égard, il y a eu une fâcheuse coïncidence entre l'Église orthodoxe et la race slave. Notre culture européenne se fût aisément passée de l'une comme de l'autre, tandis qu'on ne saurait, sans la mutiler, lui retrancher la part des protestants ou des catholiques, des peuples germains ou des latins. Cette frappante infériorité, dont la Russie a doublement souffert, est-elle réellement le fait du culte ou le fait de la race?

On a souvent discuté la supériorité relative des nations protestantes et des nations catholiques; on n'a guère mis en doute l'infériorité des peuples du rite oriental, et on en a toujours rendu la religion plus ou moins responsable. En Occident, catholiques et protestants ont cherché dans l'orthodoxie byzantine la principale raison du retard de l'Est sur l'Ouest de l'Europe. On a vu dans cette Église un principe d'engourdissement, une façon de narcotique; on a fait de cette forme orientale du christianisme une sorte d'islamisme stationnaire frappant d'immobilité les peuples qu'il retenait en ses liens.

Dans cette question, on nous semble avoir pris l'effet pour la cause; on a oublié que les religions n'agissent point sur une matièrè inerte, que, si les peuples sont souvent formés par leur culte, les cultes sont encore plus souvent ce que les peuples les font. Au quinzième siècle, l'infériorité de l'Eglise d'Orient est manifeste; il n'en était pas de même au dixième. Est-ce la foi de Byzance qui, ainsi qu'on l'a dit, a momifié l'Orient, ou le génie oriental qui a pétrifié l'orthodoxie grecque? Est-ce bien l'Église qui a entravé la civilisation du Russe, du Bulgare et du Serbe?

1. Les Russes ont même tenté de nouer des relations en Afrique avec l'antique Église jacobite d'Abyssinie.

Ne serait-ce pas l'infériorité de ces peuples qui a fait celle de l'Église? A nos yeux, ce sont des influences extérieures, indépendantes de la religion comme de la race, qui ont arrêté ou ralenti la culture des nations orthodoxes. La longue stérilité de l'Église tient à la stérilité des peuples, et l'une comme l'autre vient des lacunes de leur éducation séculaire.

La faute vulgairement attribuée à l'Église orientale doit, pour une bonne part, être rejetée sur les destinées politiques de ses enfants, sur une histoire tourmentée, incomplète et comme tronquée; et, à son tour, la faute de l'histoire retombe sur la géographie, sur la position de toutes ces nations orthodoxes aux avant-postes de la chrétienté, dans les régions de l'Europe les moins européennes et les plus exposées aux incursions de l'Asie1.

A Byzance, comme aujourd'hui en Russie, le principe des maux dont souffrit l'Église fut peut-être plutôt politique que religieux. Au lieu de créer le despotisme stationnaire du Bas-Empire, l'orthodoxie en fut la première victime. Le schisme des deux Églises accrut le mal en séparant l'Orient de l'Occident, où l'élément classique et l'élément barbare s'étaient mieux fondus. L'isolement géographique fut aggravé de l'isolement religieux. C'est par là surtout, c'est par la rupture avec la grande communauté chrétienne du moyen âge que les Russes, les Bulgares, les Serbes ont. vu leur civilisation souffrir de leur religion. Abandonnés de l'Occident, parfois même assaillis par lui, les peuples du rite grec succombèrent sous les barbares de l'Asie leur développement national en fut interrompu pour des siècles. Ce n'est point en elle-même qu'est la cause première de la longue infériorité de l'Eglise gréco-russe vis-à-vis de l'Église latine; ou, du moins, ce n'est ni dans son dogme, ni dans sa discipline ou ses rites, c'est dans le schisme, dans le schisme dont l'Orient a bien autrement pâti que

1. Voyez t. Ier, livre IV, chap. 1 et II.

l'Occident. Les usages, les traditions, l'esprit de l'orthodoxie orientale n'en expliquent pas moins, pour une bonne part, la diversité de son rôle historique, comparé à celui du catholicisme romain. L'examen des différences des deux Églises peut seul permettre de juger de la différence de

leur action sur les sociétés.

Ce que nous avons ici en vue, ce ne saurait être les divergences théologiques; ce sont leurs conséquences intellectuelles, sociales, politiques. Or, à cet égard, des croyances en apparence étrangères à la vie pratique ont souvent, sur les mœurs et la vie des nations, une influence cachée.

Séparées à l'origine par de simples questions de prééminence et de discipline, les deux Églises le sont aujourd'hui par le dogme de schismatiques elles sont, l'une pour l'autre, devenues hérétiques.

Longtemps il n'y eut, entre les Grecs et les Latins, d'autre dissidence dogmatique que la procession du SaintEsprit, l'Orient refusant d'ajouter au Credo de Nicée le Filioque des Occidentaux. Encore, pour ne pas admettre que l'Esprit procédât du Fils aussi bien que du Père, les Grecs n'ont-ils jamais proclamé explicitement la croyance opposée. Cette différence toute théologique, qui a tant coûté à l'Orient et à l'Europe, tenait en somme, comme la plupart des dissidences des deux Églises, à ce que Rome avait poussé plus loin la définition du dogme, précisant avec soin ce que Byzance laissait obscur. L'une des deux Églises refusant de s'arrêter dans la voie des définitions dogmatiques, tandis que l'autre demeurait immobile, elles devaient peu à peu cesser de se trouver d'accord, et l'intervalle entre elles risquait fort d'aller en s'élargissant. C'est ce qui arriva, d'autant que, les passions nationales ou les préjugés d'école se joignant à une antipathie séculaire, les théologiens des deux camps, les théologiens d'Orient du moins, grecs ou russes, ont presque constamment travaillé à creuser le fossé entre Byzance et Rome, s'attachant

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