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encore, près de deux siècles après Pierre le Grand. De nos jours même, nous devons le répéter, la religion est restée la pierre angulaire de l'Empire. Sur elle repose tout l'État autocratique. Il nous faut terminer ces réflexions par où nous les avons commencées. La Russie n'est pas seulement un pays chrétien, c'est encore, à bien des égards, un État chrétien. Et, quand nous disons qu'elle est demeurée un État chrétien, nous avons bien moins en vue la situation légale de l'Église, ou la conception officielle de l'État, que les notions populaires.

Les vieilles lois russes donnent fréquemment à l'empereur le titre de souverain chrétien, et c'est à ce titre qu'elles reconnaissent aux tsars une autorité sans limite. Le code, le svod, débute en proclamant le pouvoir autocratique et en réclamant pour lui l'obéissance au nom de la loi divine, dans les termes mêmes prescrits par l'apôtre1. Mais, encore une fois, ce qui fait de la Russie un État chrétien à base religieuse, c'est bien moins la loi et l'enseignement officiel de l'État ou de l'Église que la notion de l'immense majorité du peuple. Pour le paysan, le tsar est le représentant de Dieu, délégué par le ciel au gouvernement de la nation. Là sont, pour la conscience populaire, le principe et la justification de l'autocratie. Là est la raison de l'espèce de culte public et privé rendu par le moujik au tsar, oint du Seigneur. Il a réellement pour son souverain une religion souvent poussée jusqu'à la superstition; mais le culte qu'il lui rend dans son cœur, comme par ses actes, le paysan le fait remonter au Dieu que l'Église appelle le roi des rois et ses livres slavons le tsar éternel. C'est pour cela qu'il se courbe et se prosterne devant lui et parfois se signe à son passage, comme devant les saintes icones. Pour son peuple, l'empereur sacré au Kremlin a un caractère strictement

1. « L'empereur de Russie est un monarque autocratique au pouvoir illimité (néogranitchennyi). Dieu lui-même commande qu'on soit soumis au pouvoir suprême, non seulement par crainte du châtiment, mais encore par motif de conscience. » Ce sont les termes de saint Paul: Romains, XIII, 5.

religieux; le tsar est le lieutenant et comme le vicaire de Dieu; cela explique l'autorité et l'ingérence que le peuple orthodoxe lui a laissé prendre dans l'Église. A plus forte raison, cela explique l'esprit de docilité des masses, le peu de goût d'une grande partie de la nation pour les libertés politiques. Le tsar gouvernant au nom de Dieu, n'est-il pas impie de lui oser résister? L'Église ne lancet-elle pas, chaque année, l'anathème contre les téméraires qui ne craignent pas de mettre en doute la divine vocation du tsar et contre les rebelles à son autorité1? La soumission aux puissances n'a-t-elle pas été commandée par l'apôtre; et l'obéissance et l'humilité ne sont-elles plus les premières vertus chrétiennes? Ces sentiments ne sont pas toujours confinés dans le peuple. L'un des chefs du slavophilisme, Constantin Aksakof, dans un mémoire remis à l'empereur Alexandre II, le conjurait de ne pas se dessaisir de l'autocratie, parce que, de toutes les formes de gouvernement, c'était la plus conforme à l'Évangile'.

Un survivant des luttes du nihilisme, se plaignant des privilèges accordés au clergé, s'attaquait à ce qu'il appelait la théocratie russe3. Ce mot jeté à la légère, comme un reproche banal, par un révolutionnaire, pourrait, à bien des égards, être pris au sens propre. Le gouvernement russe n'est pas sans droit au titre de théocratique. Chez lui, la théocratie est à la base de l'autocratie. Et cela n'a rien de surprenant : il en a été de même ailleurs. Chrétiens

1. « A ceux qui pensent que les monarques orthodoxes ne sont point élevés au trône par suite d'une bienveillance spéciale de Dieu; et que, lors de l'onction (à leur sacre), les dons du Saint-Esprit ne leur sont point infusés pour l'accomplissement de leur grande mission; et qui osent se soulever contre eux et se révolter, tels que Grichka, Otrépief, Jean Mazeppa et autres pareils anathème, anathème, anathème, »

Ces imprécations, particulières à l'Église russe, sont récitées solennellement dans l'office « de l'orthodoxie », où elles font suite aux anathèmes contre les athées et les hérésiarques.

2. Mémoire rédigé à l'avènement d'Alexandre II et publié, en 1881, par Ivan Aksakof, pour l'édification de l'empereur Alexandre III.

3. Stepniak (pseudonyme): Russland under the tzars, Londres, 1885.

ou musulmans, la plupart des gouvernements autocratiques ont eu un principe religieux. L'Église, au lieu de dominer le pouvoir civil, a beau lui sembler subordonnée, le gouvernement russe est demeuré une théocratie, en ce sens qu'il s'appuie tout enlier sur la foi religieuse. J'oserais, à cet égard, le comparer au gouvernement des Hébreux qui, sous leurs rois comme sous leurs juges, faisaient profession d'être gouvernés par Dieu et par la loi divine. Le rapprochement est d'autant plus naturel que le Russe, lui aussi, s'est, depuis des siècles, habitué à se regarder comme le peuple élu, comme le peuple de Dieu. Les fils de la sainte Russie ont, pour leur gosoudar, quelque chose du sentiment que pouvaient avoir les Hébreux pour leurs rois ou, comme dit le Slavon, pour leurs tsars David et Salomon. Qu'est-ce au fond que le régime russe, cette sorte d'anachronisme vivant dans l'Europe moderne? Le tsarisme n'est qu'une théocratie patriarcale, déguisée par la nécessité des temps et l'influence du voisinage en monarchie militaire et bureaucratique1.

1. Comparez t. II, liv. VI, chap. 1, p. 552 (2o édit.).

LIVRE II

L'ÉGLISE ORTHODOXE RUSSE.

CHAPITRE I

Caractère général de l'orthodoxie orientale. - Faut-il y voir la forme slave du christianisme? - Orthodoxie et pravoslavie. - De l'infériorité de l'Église gréco-russe dans l'histoire de la civilisation. Où doit-on en chercher la raison? — Des différences dogmatiques entre les deux Églises. — Opposition de leurs points de vue. - Comment l'immobilité de l'orthodoxie orientale peut être favorable à la liberté de penser. - La constitution de l'Église gréco-russe. - Absence d'autorité centrale. Ses conséquences. - Tendance à former des Églises nationales. Annexions de l'Église russe et démembrement du patriarcat byzantin. — Le « phylétisme ». — Comment, dans l'orthodoxie orientale, les luttes religieuses recouvrent d'ordinaire des querelles politiques.

Comme l'Église anglicane, l'Église russe est une Église nationale; comme notre ancienne Eglise gallicane, c'est, en même temps, une branche d'une grande communion chrétienne élevée au-dessus des divisions de peuples et d'États. Cette communion se donne à elle-même le nom de Sainte Église catholique, apostolique, orthodoxe; nous la désignerons sous cette dernière dénomination, qu'emploient de préférence ses fidèles, réservant le terme de catholique pour sa grande rivale d'Occident.

A l'époque de sa rupture avec Rome, l'Église orthodoxe orientale ne comptait peut-être point 20 millions d'adhérents; aujourd'hui elle en a environ 100 millions, dont près de 80 sont sujets de la Russie'; sur le reste, la moitié sont

1. Il faudrait défalquer de ce nombre plusieurs millions pour les sectaires

des Slaves de l'ancienne Turquie ou de l'Autriche-Hongrie. Dans cette Église, originairement tout hellénique et que nous appelons encore du nom de grecque, le nombre a passé aux Slaves, et la civilisation, comme la puissance, donne le premier rôle à la Russie.

On a souvent vu dans le catholicisme la forme latine du christianisme, dans le protestantisme la forme germanique; les Russes aiment à regarder l'orthodoxie comme la forme slavonne. Il y a, au moins, cette différence qu'au lieu de se la façonner à eux-mêmes, les Slaves, selon leurs habitudes d'emprunt, ont reçu d'autrui leur foi toute faite; par suite, ils se sont presque également partagés entre les deux Églises rivales.

La vérité est que la religion a coupé en deux le monde slave. A prendre l'histoire, l'orthodoxie orientale n'est pas plus slave que le catholicisme romain. Le Russe, le Serbe, le Bulgare en ont-ils fait leur culte national, le latinisme n'a guère été moins national chez les Polonais, les Slovènes, les Croates, voire même chez les Tchèques. Des Slaves d'ordinaire regardés comme foncièrement orthodoxes, il en est qui ont longtemps flotté entre Byzance et Rome. Ainsi naguère, sur le sol russe, les Ruthènes; ainsi, au temps de leur grandeur, les Bulgares. Si, parmi les Slaves contemporains, la supériorité numérique appartient au rite oriental, la cause n'en est nullement une secrète sympathie de race; elle est tout entière dans la géographie et la politique. Il n'y a guère là qu'un phénomène de gravitation. Comme des corps attirés en sens contraire, les Slaves d'Orient et les Slaves d'Occident, en allant les uns à Sainte-Sophie, les autres à Saint-Pierre, n'ont fait qu'obéir aux lois de l'attraction.

En dépit des doctrines en vogue à Moscou, les Slaves catholiques sont aussi Slaves que les Slaves orthodoxes.

russes, mais, comme nous le verrons, le chiffre est difficile à déterminer, et la plupart sont en révolte contre l'Eglise officielle de l'Empire plutôt que contre l'Eglise orthodoxe.

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