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prédécesseurs, il a su parler la langue du moujik et s'en faire comprendre. Il est allé au peuple, non pour attiser ses haines et ses convoitises, mais pour lui apprendre l'amour et le sacrifice. Racine, ayant renoncé au théâtre, versifiait des tragédies bibliques que les jeunes filles nobles jouaient devant le grand roi. Tolstoï, ayant renoncé au roman, écrit des contes populaires qu'il fait vendre par des colporteurs quelques kopeks, sans accepter aucun droit d'auteur. « Naguère, disait-il, en 1886, à M. Danilevsky, nous comptions en Russie quelques milliers de lecteurs; aujourd'hui, ces milliers sont devenus des millions, et ces millions d'hommes sont là, devant nous, comme des oiseaux affamés, le bec ouvert, et nous disant : « Messieurs les écrivains, jetez-nous quelque nourriture, à <«< nous qui avons faim de la parole vivante. » Et lui, l'auteur de Guerre et Paix, il leur donne la becquée, distribuant à ces humbles la pâture qui leur convient, des contes et des légendes. Il s'en vend des millions d'exemplaires; c'est que Tolstoï parle au peuple selon le cœur du peuple. Il a, dans ses légendes, adopté les croyances de ses nouveaux lecteurs; son rationalisme ne proscrit plus les miracles et le surnaturel. Alors même que, chez lui, l'écrivain semblait mort dans le chrétien, il a ouvert aux lettres russes une veine nouvelle, nationale à la fois et populaire. Au point de vue même de l'art, à ce point de vue inférieur et païen dont il rougirait d'avoir souci, ses œuvres morales ne sont pas sans beauté. Il a retrouvé la parabole évangélique, ce qui n'était guère permis qu'à un Russe écrivant pour des Russes. En travaillant à l'édification de ses frères, il a fait, malgré lui, œuvre d'artiste.

Ce ne sont plus les grands écrivains qui accomplissent les révolutions religieuses. Léon Nikolaïévitch a peut-être moins de disciples que les apôtres en kaftan ou en touloup. Sa doctrine manque trop d'ossature dogmatique pour servir de squelette à une secte, à une Église. Rares sont les adeptes qui mettent ses préceptes en pratique. Çà et là

quelques propriétaires essayent, à son exemple, de vivre en paysans sur leur bien seigneurial. Pour ne pas se converlir à sa religion, la Russie n'en ressent pas moins l'influence de l'enseignement de Tolstoï. Sous leur légère enveloppe de moralités et de légendes, les idées de Léon Nikolaïévitch ressemblent à des graines ailées emportées au loin par le vent. Offert sous cette forme enfantine et revêtu d'un merveilleux naïf, le « tolstoïsme », ramené à une sorte de poème de charité et de fraternité, reprend une vérité idéale, ne fût-ce que cette antique et banale vérité que ni la science, ni le progrès matériel, ni l'argent, ni les machines ne possèdent le secret du bonheur. C'est là une vieillerie qu'il est bon à un peuple de s'entendre rappeler au soir d'un siècle; et, pour le faire en des contes d'enfants, l'auteur du Filleul n'est pas tombé en enfance1.

1. Si les idées religieuses de Dostoïevsky avaient des contours plus arrêtés, il serait intéressant de les comparer à celles de Tolstoï. Elles leur ressemblent parfois singulièrement, tout en gardant un caractère personnel et comme un accent différent. Qu'on prenne notamment la fin du dernier roman de Dostoievsky: les Frères Karamazof, on y retrouvera bien des traits du tolstoïsme. Ainsi, dans le mystérieux discours qu'il tient en rêve à son disciple Alexis, le moine Zosime lui révèle que toute la gloire de l'homme est dans l'action et dans la charité; que le vrai paradis est dans la vie et dans l'amour; que l'enfer est le supplice de ceux qui ne savent pas aimer. Il lui dit que c'est le peuple qui porte en germe le salut de la Russie et de l'humanité; et que plus humble, et plus voisine de la bête est la condition de l'homme, plus il est près de la vérité, parce qu'il est près de la nature. Il lui apprend que satisfaire ses besoins, c'est les multiplier; que la science du monde est mensonge et sa liberté esclavage; que le peuple doit réprouver l'emploi des moyens violents prêchés par les démagogues; que la force est avec les doux et que le temps du règne de la justice est proche. On retrouve sur les lèvres mortes du P. Zosime, à la fin de ce roman judiciaire, jusqu'à Ja thèse chère à Tolstoï, que le juge n'a pas le droit de juger.

CHAPITRE XI

Situation légale du raskol et des sectes.

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De l'em

Comment la conduite du gouvernement à l'égard du raskol a souvent changé. Appel de l'Eglise au bras séculier. Longues persécutions. Incohérence de la législation. ploi des moyens spirituels dans la lutte contre le raskol. Colloques ou discussions publiques entre orthodoxes et raskolniks. Droits nouvellement reconnus aux dissidents. Leur attitude vis-à-vis des nihilistes. Avantages qu'ils en ont retirés. Comment leur émancipation est loin d'être complète. Conclusion du III livre. Les sectes et l'avenir religieux de la Russie, Peut-il sortir des hérésies russes une nouvelle forme du Christianisme?

La conduite du gouvernement à l'égard des sectes nationales a singulièrement varié suivant les époques. Du dixseptième siècle à la fin du dix-neuvième, elle a passé par trois phases principales. Le tsar Alexis et son fils Féodor persécutaient les dissidents comme des hérétiques en révolte contre l'Église; Pierre le Grand les poursuivait comme des perturbateurs rebelles aux réformes impériales; Catherine II et ses descendants les ont traités successivement avec douceur et avec rigueur, cherchant tantôt à les ramener à l'Église, tantôt à les réconcilier avec l'État. Dans cette dernière période, la politique impériale perd tout esprit de suite; les raskolniks sont tour à tour frappés et tolérés, rassurés et menacés, selon l'humeur du souverain et le vent du moment.

Certains orthodoxes font gloire à l'Eglise russe de n'avoir jamais employé la contrainte en matière de foi. Cette assertion est contredite par toute l'histoire du raskol. Je ne vois pas que l'Eglise ait eu de scrupule à recourir au bras séculier. Torture, exil, bûcher, tous les châtiments usités en Occident contre les hérétiques ont été

infligés aux raskolniks, sur les instances du clergé. Le concile de 1666 réclamait contre eux les pénalités civiles. Le patriarche Joachim n'hésitait pas à déclarer, en 1682, à l'un des martyrs de la vieille foi, au pied du bûcher, que les flammes allaient s'allumer pour venger l'Église du reproche d'hérésie. « Quels apôtres ont enseigné à maintenir la foi par le feu, par le knout, par la potence? » demandait, dans son autobiographie, le protopope Avvakoum. On lui répondit en le brûlant. Si Pierre le Grand remplaça les supplices par des mesures fiscales; si, au souffle de l'Occident, ses héritiers se sont peu à peu montrés plus tolérants, le mérite en revient surtout aux souverains, à l'intelligence d'une Catherine II, au cœur des trois Alexandre.

Que le clergé ait, contre ses adversaires, recouru à la prison, aux amendes, à la déportation, à la privation des droits civils, rien de surprenant. L'Église étant une institution d'Etat, il était naturel qu'elle combattît le schisme avec les forces et les armes de l'État. L'administration et la police étaient les auxiliaires indiqués du clergé. Encore aujourd'hui, l'ingérence du pouvoir civil dans les affaires spirituelles est consacrée par plus de mille articles des codes russes. Pour garder son troupeau, le pope s'en remettait à la police, qui, « par force, à coups de fouet, ramenait au bercail les brebis égarées1». Et comme la police n'avait en ces affaires qu'un intérêt de service, comme elle s'en prenait aux corps et non aux cœurs, la guerre faite au raskol était presque toute extérieure. Selon une remarque d'Aksakof, dans les choses de l'Église, comme dans les autres, ce qu'on tenait à garder, c'était surtout l'apparence, le décorum'. Au pope, comme à

1. Euvres d'Ivan Aksakof, t. IV, p. 91, 92. Ailleurs, dans une lettre encore inédite, le célèbre slavophile écrivait à son père (30 octobre 1850) : « La Russie sera bientôt partagée en deux moitiés du côté du monde officiel (kazny), du gouvernement, de la noblesse incrédule et du clergé qui détourne de la foi, sera l'orthodoxie; tout le reste embrassera le raskol. Ceux qui prendront la vziatka (le bakchich) seront orthodoxes, ceux qui la donneront seront raskolniks ».

2. Euvres d'Ivan Aksakof, t. IV, p. 42.

l'ispravnik, l'état des âmes importait moins que le nombre apparent des fidèles. Ecclésiastiques et laïques se souciaient peu de guérir le cancer invétéré de l'Église, il leur suffisait d'en cacher les progrès. Le grand tort historique. du clergé a été de se prêter à cette comédie sacrilège et d'en partager les profits avec la police. Mieux cùt valu, pour sa dignité, un fanatisme moins accommodant. D'autres Églises ont brûlé, c'était l'argument du temps; aucune autre n'a remplacé le bûcher par le bakchich. L'autodafé espagnol était plus barbare, la vziatka russe est plus répugnante.

Si l'Église et l'Etat n'ont pas entièrement renoncé aux armes temporelles, ils en ont reconnu l'insuffisance. Le clergé, reprenant conscience de sa vocation, recourt de plus en plus aux armes spirituelles, à la prédication, aux missions. Les évêques s'appliquent à dresser leurs popes à la polémique. Les séminaires ont consacré des chaires. à l'étude du raskol. Pour que ses prêtres ne soient pas aux vieux-croyants un objet de scandale, le Saint-Synode a, en 1887, interdit au clergé de fumer, de priser, de jouer aux cartes. Imitant la tactique de Rome, l'Église orthodoxe a recruté une milice de missionnaires spécialement chargés de combattre le raskol. A l'aide des ecclésiastiques, on a appelé les laïques enrégimentés dans des confréries et des sociétés de propagande. On a fondé des bibliothèques pour les dissidents; on cherche à conquérir leurs enfants par l'école. A Viatka, un missionnaire, le P. Kichmensky, a été jusqu'à exercer ses écoliers, de petits moujiks, à la controverse avec les ruskolniks.

Comme les dissidents s'empressent peu d'assister aux prédications « des prêtres de Bélial », le clergé orthodoxe est contraint de leur offrir des conférences contradictoires, où chacun des deux partis expose ses arguments. Ces colloques (sobesedovaniia) étaient déjà en usage à Moscou, sous Nicolas. Ils avaient licu sur la place publique au

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