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Comme l'Orient, le raskol s'est enchaîné aux formes extérieures, il glorifie l'immobilité et veut maintenir la société dans un moule traditionnel, au risque de l'y pétrifier. Comme l'Orient et comme l'enfant, il place la sagesse et la science à l'origine des civilisations; il ne croit à rien de bon en dehors des leçons de l'antiquité; il estime que les pères valaient mieux que leurs fils; il regarde l'ancienne manière de vivre comme préférable aux temps présents. C'est à ce point qu'on peut se demander si, au lieu d'être le principe de l'attachement aux vieilles mœurs, le raskol n'en est pas plutôt la suite. Son respect du passé, sa passion de l'antiquité, il les porte là où la religion n'a rien à voir; ou, mieux, ce respect du passé est le fond même de sa religion.

Ainsi envisagé, le vieux-croyant est rétrograde, il est opposé au principe du progrès, c'est le héros de la routine et le martyr du préjugé. Ses yeux sont d'ordinaire tournés en arrière; s'il rêve des réformes, c'est le plus souvent un retour au bon vieux temps légendaire. Dans sa lutte contre le pouvoir, il en est resté à l'ancienne conception de la souveraineté. « Un tsar au lieu d'un empereur »>, telle est la devise politique de la plupart des dissidents, comme de la majorité du peuple. On montrait un jour l'empereur Alexandre II à un conscrit raskolnik. « Ce n'est pas là un tsar, dit le conscrit, il a des moustaches, un uniforme, une épée comme tous nos officiers; c'est un général comme un autre. » Pour ces adorateurs du passé, pour ces dévots du cérémonial, un tsar est un homme à longue barbe, à longue robe, comme dans les anciennes images. Les vieuxcroyants sont les représentants outrés de l'esprit stationnaire avec lequel le gouvernement russe est obligé de compter. L'aveugle résistance faite à la réforme liturgique montre quels obstacles peuvent encore rencontrer dans la nation quelques-unes des mesures qui, partout ailleurs, sembleraient les plus simples1.

1. Voyez plus haut, liv. II, chap. iv, p. 137.

Par son principe, le raskol est conservateur, réactionnaire même; par son attitude vis-à-vis de l'Église et de l'État, par les habitudes que lui ont données deux siècles d'opposition et de persécution, il est révolutionnaire, parfois même anarchique. Il y a entre toutes les autorités une secrète connexité; le rejet de l'une mène au rejet de l'autre. Une fois, dit un historien russe', qu'il a repoussé une autorité, l'homme se montre enclin à s'affranchir de toute puissance, à s'émanciper de tous les liens sociaux et moraux. Ainsi les Hussites en rébellion contre Rome aboutissent vite aux Taborites en rébellion contre la société; ainsi Luther mène aux anabaptistes. Le même phénomène s'est répété en Russie, comme en Angleterre et en Écosse. Une fois entraîné par l'esprit de révolte, le schisme a été, malgré lui, poussé vers la liberté; certaines de ses sectes sont arrivées, en théorie comme en fait, à la licence la plus effrénée. Il y a là un de ces contrastes si fréquents en Russie, une anomalie apparente qui fait que, dans sa patrie, le raskol a été jugé de tant de manières différentes. Les plus opposées de ces vues ont une part de vérité. Ce mouvement, réactionnaire dans son point de départ, a pu être regardé comme une revendication de la liberté individuelle et de la vie nationale, vis-à-vis du gouvernement et de l'autocratie. Et de fait, il l'a été à sa manière, à la façon des réfractaires et des contrebandiers, à la façon des défenseurs des abus et des préjugés. Ce que revendiquaient les starovères, c'était bien la liberté, telle que l'homme du peuple l'entendait, liberté de ses mœurs et de ses allures, liberté de ses superstitions et de son ignorance, sans que cela eût rien de commun avec la liberté politique. S'il repousse tout ce qui vient de l'étranger, le vieux-croyant peut être réformiste en ce qui lui semble conforme à la tradition nationale, conforme aux intérêts du peuple, du paysan et de l'artisan. Comme tout mouvement populaire,

1. Solovief, Istoriia Rossii, t. XIII, p. 143.

le raskol est en effet essentiellement démocratique; dans quelques-unes de ses sectes, il est même socialiste et communiste.

Deux choses surtout ont contribué à donner au raskol un caractère démocratique, en un sens même libéral le servage des paysans et le despotisme bureaucratique. L'explosion du raskol suivit d'un demi-siècle environ l'établissement du servage: ce ne fut pas là une simple coïncidence. Le schisme dut beaucoup de sa popularité, beaucoup de sa vitalité, à l'asservissement de la masse de la nation. L'esclave se complut à garder une foi différente de celle de ses maîtres, et partout l'esclavage est un sol propice aux sectes. Pour ce peuple de serfs, le raskol fut, à son insu, une revendication de la liberté de l'âme, de la dignité de l'homme, contre le seigneur, contre l'État, contre l'Église. C'était cette dignité, c'était cette liberté que le vieux-croyant défendait dans son signe de croix et dans sa barbe. A tous les opprimés, le raskol offrit un refuge moral, parfois même un refuge matériel. Ce fut un asile ouvert à tous les adversaires du seigneur et de la loi, un abri pour le serf fugitif, comme pour le soldat déserteur, pour les débiteurs publics, comme pour les proscrits de toute sorte. A ce point de vue, le raskol fut une forme inconsciente de l'opposition au servage de la glèbe et à l'autocratie bureaucratique. De là vient que les vieux-croyants sont en plus grand nombre chez les éléments les plus récalcitrants de la Russie, au nord, parmi les paysans libres, les anciens colons de Novgorod, au sud, parmi les libres Cosaques de la steppe. La résistance religieuse et la résistance civile se sont jointes et soutenues l'une l'autre. Cette union fit la force des grands mouvements populaires du xvire et du XVIIe siècle, des insurrections des streltsy à la révolte de Stenka Razine et de Pougatchef. Par ses causes comme par ses excès, la rébellion de Pougatchef rappela singulièrement les pastoureaux et les anabaptistes de l'Occident, au temps où le servage régnait aussi en Europe. Dans la grande

jacquerie russe et dans toutes les séditions qui promettaient au peuple l'émancipation, les vieux-croyants partagèrent le premier rôle avec les Cosaques, dont le plus grand nombre étaient leurs coreligionnaires. Entre ces deux formes de la résistance nationale il y a une naturelle parenté toutes deux personnifient également le génie et les préjugés du vieux Russe; toutes deux furent, avant tout, une protestation populaire, si bien que l'on pourrait dire que le vieux-croyant n'est qu'un Cosaque religieux, qui transporte dans la sphère spirituelle les instincts des cavaliers du Don'.

1. Les skytes ou ermitages des vieux-croyants ont souvent servi de centre aux plus ardents défenseurs de l'autonomie cosaque. Voyez Vitevski, Raskol v Ouralskom voïské (1878).

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Évolution du raskol. Aperçu général de la marche du schisme. Avec quelle logique il se développe. Les vieux-ritualistes privés de clergé. Comment continuer le culte sans hiérarchie? Le raskol coupé en deux camps: popovisy et bezpopovlsy ou sans-prêtres. Point de départ des deux partis. Par quoi remplacer le sacerdoce et les sacrements? A quoi en arrivent les groupes extrêmes. Plus de prêtres, plus de mariage. - Comment expliquer la disparition des sacrements? Par l'approche de la fin du monde. Le règne de l'antéchrist. Pour y échapper, certains sectaires recourent à la mort violente. La rédemption par le suicide et le baptême du feu. Le millénarisme et l'attente d'un nouveau Messie. Comment Napoléon a été quelquefois pris pour ce Messie. Les espérances millénaires et l'émancipation des serfs.- Comparaison entre les sectes russes et les sectes américaines.

Rien de plus logique que les religions, rien de plus conséquent dans ses déductions que l'esprit théologique. Dans les espaces éthérés, à travers l'obscurité des mystères où elle se meut, aucun obstacle n'entrave le vol de la pensée religieuse; les faits matériels sont impuissants à l'arrêter, rien ne la force à se détourner de son chemin. Chez le raskolnik, à la logique naturelle de l'esprit théologique s'ajoute la logique innée de l'esprit russe. En effet, un des traits du caractère grand-russien est le goût des conclusions rigoureuses. Le Russe aime à tirer d'un principe tout ce qu'il contient; il ne craint pas d'aller jusqu'au bout de ses idées, jusqu'à l'extrémité de ses raisonnements. C'est là une des causes de l'esprit de secte, de la multiplicité et de la spontanéité des doctrines singulières qui s'agitent dans ce peuple. Si ce penchant logique le conduit souvent à la bizarrerie ou à l'absurdité, il donne à la marche du schisme, jusqu'à travers ses déviations, une

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