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tique, longtemps inaperçue des indigènes, frappe l'étranger. Nous l'avions, pour notre part, dès longtemps signalée'. Après avoir été lente à le découvrir, l'Europe est peut-être aujourd'hui disposée à grossir ce mysticisme russe, à lui faire une trop grande part dans la littérature, dans la pensée, dans le caractère slaves. Il s'en faut que tous les Russes en soient vraiment atteints. Partout, sur notre globe déjà vieux, c'est là forcément chose rare. Peut-être même. est-on d'autant plus frappé de le rencontrer en Russie qu'il s'y mêle fréquemment à des instincts qui semblent jurer avec lui.

Pareil à une vapeur subtile, le mysticisme n'en plane pas moins sur la terre russe. S'il n'a pas de prise sur toutes, il pénètre certaines âmes ou plus fines, ou plus ardentes, ou plus maladives. A l'opposé de ce qu'on serait tenté d'imaginer, les années semblent y rendre plus sensible; la jeunesse s'en défend parfois mieux que l'homme fait. Le mysticisme est, chez plus d'un Russe, une affection de la maturité. Tel qui en semblait exempt à vingt-cinq ans, en est atteint à cinquante. Gogol et Léon Tolstoï en sont des exemples. Cette sorte d'évolution, et comme de conversion mystique, s'est vue également ailleurs. En Russie elle ne s'explique pas seulement par l'éternel désenchantement de la vie humaine, mais aussi par les fatales déceptions encore inhérentes à la vie russe. Les étroites limites de l'activité intellectuelle sous le régime autocratique; les barrières où se heurte en tous sens l'initiative individuelle; l'inaction tôt ou tard imposée aux esprits indépendants; le vide mal dissimulé de l'existence officielle et le vide trop apparent de tout ce qui n'est pas service d'État; en un mot, l'impuissance d'agir et la fatigue de vouloir, l'inutilité de l'effort, mieux ressentie avec l'âge, rejettent parfois dans la contemplation et le mysticisme des ames robustes qui, en d'autres pays, se fussent absor

1. Voyez, p. ex.,

la Revue des Deux Mondes du 15 oct. 1873, p. 880-888.

bées dans l'action. Peut-être l'usure du climat n'y est-elle pas non plus étrangère, car les forces morales ne lui résistent souvent pas mieux que les forces physiques; on vieillit vite sous ce ciel.

En Russie le mysticisme habile le Nord plutôt que le Midi et l'izba du paysan de préférence à la maison seigneuriale, parce que le moujik est plus voisin de la nature et qu'en Russie la nature est d'ordinaire plus mélancolique et plus mystérieuse dans le Nord. Le mysticisme russe se ressent, du reste, du sol et du peuple; il conserve presque toujours une saveur de terroir. Ne lui demandez point l'exquise et allègre poésie de ce doux extatique de François d'Assise qui, dans sa charité, embrassait toute la nature vivante, prêchant aux petits oiseaux et « à ses sœurs les hirondelles ». Peut-être faut-il pour cela le ciel et les fraîches vallées de l'Ombrie ou de la Galilée. S'il n'a pas la suavité franciscaine, le mysticisme russe a rarement l'âpreté de l'ascétisme oriental. S'il est, lui aussi, souvent bizarre, lourd, prosaïque, il est d'ordinaire moins sombre et moins farouche. Il perd rarement tout à fait le sens du réel; il garde des soucis pratiques jusque dans ses conceptions les plus folles. Son vol ne dépasse jamais les sommets. Le vide éther des espaces célestes, l'air raréfié des hautes cimes ne conviennent point à ces enfants de la plaine. Jusqu'en ses envolées les plus hardies, le Russe ne quitte presque jamais la terre du regard. Aux songes les plus étranges de l'illuminisme religieux ou de l'utopie politique, il mêle fréquemment les calculs de l'esprit le plus pratique curieuse alliance qui se rencontre en d'autres pays du Nord, en Angleterre et surtout aux ÉtatsUnis. C'est là peut-être une des rares ressemblances des Russes et des Américains.

C'est que le fond du caractère russe demeure un positivisme latent, un réalisme, lui aussi, parfois inconscient qui perce à travers tout ce qui le recouvre et le déguise. Nous avons déjà eu l'occasion d'insister sur ce trait, et il suffit

de le rappeler'. Ce n'est pas seulement dans la littérature, dans le roman qu'on trouve combinés en Russie ce que les Occidentaux ont appelé positivisme et mysticisme, naturalisme et idéalisme; c'est dans l'âme, dans la vie, dans le caractère russes. Les contrastes que Joseph de Maistre se plaisait déjà à signaler dans les idées et dans les mœurs de ses hôtes de la Néva, nous les avons partout retrouvés dans l'homme lui-même. Il faut toujours en revenir là, quand on parle des Russes. C'est cette alliance même de traits opposés qui fait l'originalité de leur caractère national, qui lui donne quelque chose d'imprévu, de troublant, d'insaisissable et en rend l'étude si attachante parce qu'elle réserve toujours des découvertes ou des énigmes. Chez le Russe, les contraires s'attirent. Toutes ces oppositions de tempérament, tous ces contrastes de caractère se manifestent dans sa religion, et nulle part peut-être avec plus de relief que dans ses sectes populaires. N'aurait-il d'autre intérêt, l'examen de ses croyances, de ses rites, de ses superstitions, de ses ignorantes et grossières hérésies, serait toujours un curieux chapitre de psychologic nationale.

1. Voyez t. I, liv. III, chap. 11. 2. Voyez t. I, liv. III, chap. ш.

CHAPITRE III

De la nature de la religion en Russie. Est-il vrai que le peuple russe ne soit pas chrétien? - Caractères du sentiment religieux chez lui. - Comment son christianisme est parfois demeuré extérieur. · Raisons de ce fait. Manière dont la Russie a été convertie. De quelle façon le

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polythéisme a persisté sous le christianisme. Dieux slaves et saints chrétiens. En quel sens le peuple russe est un peuple bireligieux. Rites chrétiens et notions païennes. Persistance de la sorcellerie. Religion envisagée comme une sorte de magie. Pourquoi le peuple russe n'en doit pas moins être regardé comme chrétien. - Influence de l'Évangile sur ses idées, ses mœurs, sa littérature.

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Nous étudions le sentiment religieux en Russie; mais le peuple russe est-il vraiment religieux, est-il vraiment chrétien? Les vagues et grossières croyances du moujik méritent-elles le nom de religion; ses confuses notions sur la vie et sur le monde proviennent-elles bien de la foi chrétienne? Beaucoup de ses compatriotes le contestent. Pour un grand nombre de Russes, la Russie n'est ni religieuse ni chrétienne. A Pétersbourg, à Moscou même, cela est devenu une sorte d'axiome. Des hommes, d'opinions d'ailleurs fort diverses, sont là-dessus d'accord. A les en croire, le moujik n'a de la religion que l'apparence; il n'a de chrétien que les dehors. En certains cercles, ce n'est pas là seulement un lieu commun, c'est aussi une prétention nationale. On est disposé à s'en faire gloire, oubliant que, s'il y a là une part de vérité, la cause en est surtout au peu de culture du pays. Déjà, sous Nicolas, l'un des oracles de la pensée russe, Biélinsky écrivait à Gogol, si je ne me trompe : « Regardez bien le peuple et vous verrez qu'au fond il est athée. Il a des superstitions, il n'a pas de religion. » A plus d'un Pétersbourgeois cela semble préférable.

On trouve avantage à ce qu'au point de vue religieux, comme au point de vue politique, l'esprit russe soit une table rase.

In Russe, ami et disciple de Littré, a fort bien, sur ce point, exprimé l'opinion de beaucoup de ses compatriotes; il nous reprochait d'avoir attaché trop d'importance à l'entrée de la Russie au nombre des nations chrétiennes1. En Russie, a dit M. Wyroubof, il y a eu des Églises, il n'y a jamais eu de religion, si ce n'est le polythéisme primitif. L'Eglise a dissous peu à peu le paganisme sans réussir à lui rien substituer. Le peuple, resté sans croyances en rapport avec ses besoins, s'est montré accessible à toutes les superstitions, à toutes les étrangetés. En fait, la Russie n'a jamais été ni réellement chrétienne, ni réellement orthodoxe; elle n'a jamais été soumise qu'à un simulacre de baptême.

L'objection revient à dire que les sujets du tsar ont un culte et n'ont pas de religion. C'est là, qu'on veuille bien le remarquer, une observation que, pour des raisons analogues, on pourrait étendre à bien d'autres pays, à bien d'autres époques. Certes, il n'a pu suffire aux Varègues de Vladimir de prendre un bain dans les eaux du Dniepr pour en sortir chrétiens. A Kief et à Novgorod, comme plus tard à Moscou, un paganisme latent et inconscient a pu longtemps régner à l'ombre de la croix byzantine. Mais, à regarder l'histoire, la Russie n'est ni le seul État de l'Europe où le christianisme ait été officiellement imposé par une sorte de coup d'autorité, ni le seul où la foi chrétienne soit longtemps demeurée tout extérieure, toute superficielle. Les Francs de Clovis et les Saxons de Charlemagne ne nous semblent pas avoir beaucoup mieux compris le christianisme que les droujinniks de Vladimir et d'Iaroslaf. Nous pourrions, à cet égard, faire de curieux rapprochements entre les Francs peints par Grégoire de

1. Voyez la Philosophie positive, nov. 1873 et août 1881.

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