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aussi fréquente intervention de ses ministres. La soumission au prêtre, à l'autorité ecclésiastique, n'y est pas glorifiée au même degré. Par suite, la pratique du culte n'y a jamais donné la même influence au clergé. Beaucoup de catholiques regardent aujourd'hui le jeûne et l'abstinence comme étant surtout une affaire d'obéissance. Rien n'est moins conforme à l'esprit de l'Église orientale. Pour elle, l'abstinence reste, avant tout, une mortification et une préparation aux fêtes. Aussi n'y saurait-on rien voir de semblable aux dispenses ou aux privilèges accordés par Rome à certaines personnes ou à certains pays, tels que l'indult de la croisade qui, moyennant une aumône, relève les Espagnols et les Portugais des jeûnes du carême. Dans l'Église gréco-russe, chacun est tenu d'observer les prescriptions de l'Église autant que ses forces le lui permettent. On s'y croit moins obligé à réclamer une permission particulière pour chaque légère infraction aux pratiques prescrites; les plus timorés seuls le font. On y a moins de scrupules à se fier à sa propre conscience. « A quoi bon, me disait, pendant le grand carême, une femme d'une piété sérieuse, à quoi bon demander à un prêtre la permission de ne pas jeûner, alors qu'en me donnant une santé délicate, Dieu me défend le jeùne? » Loin que la lettre étouffe toujours l'esprit, l'esprit, chez les âmes les plus religieuses, se met ainsi à l'aise avec la lettre. Si, dans la société russe, la dévotion est moins fréquente que dans les pays catholiques, elle y est parfois plus large et plus spirituelle, même chez le « pio femineo sexu », chez le sexe qui partout est le plus esclave des pratiques du culte.

Il y a, sous ce rapport, une grande différence entre les classes instruites et les classes ignorantes, à tel point qu'elles semblent souvent ne pas appartenir à la même foi. Chez le peuple, la lettre règne en souveraine. Le jeûne s'impose à lui dans toute sa rigueur comme une loi, Dans les pays écartés, il se scandalise encore de le voir violer. Sous Nicolas, un Allemand, allant de Pétersbourg à

Arkhangel, eut la tête fendue par un paysan qui n'avait pu tolérer que, devant lui, l'on mangeât du lard en carême. Aux yeux du meurtrier, c'était là une sorte de sacrilège qu'un chrétien ne pouvait laisser impuni. Aujourd'hui les moujiks sont trop faits à de pareils scandales pour être pris d'aussi violente indignation. Ils montrent même, en cas semblable, une tolérance singulière, vis-à-vis des étrangers surtout; mais ils ne s'en croient pas moins tenus d'observer eux-mêmes la loi traditionnelle. Presque tous résistent à ceux qui tentent de les en faire dévier. Pour y faire renoncer le peuple, il faudrait y faire renoncer l'Église.

Or, en a-t-elle le droit, l'Église n'en a guère la liberté. L'Église est captive de la tradition, prisonnière de l'antiquité. La discipline, les rites, les observances sont, chez elle, presque aussi immuables que le dogme. Ayant mis dans l'immobilité sa force et son orgueil, il lui est malaisé d'abandonner officiellement ce qu'elle a enjoint durant des siècles. La simplicité des plus pieux de ses enfants s'en trouverait offensée; il en pourrait résulter des schismes avec l'étranger ou de nouvelles sectes en Russie1. Par ce côté, l'orthodoxie gréco-russe a un manifeste désavantage vis-àvis du catholicisme latin. Elle n'a point les mêmes ressources que l'Église romaine. Ne possédant pas d'autorité centrale, d'organe vivant pour commander au nom du Christ, elle ne peut, autant que sa grande rivale, s'accommoder aux nécessités des temps ou aux besoins du climat. Grâce à la domination incontestée du siège romain, le catholicisme a, en pareille matière, plus de liberté et plus de souplesse. La concentration même de l'autorité dans une seule main le rend plus libre. Personnifiée dans le pape infaillible, l'Église peut parler, elle peut marcher, elle peut lier et délier; tandis que l'Église orientale, sans

1. L'armée russe, avec l'autorisation du Saint-Synode, ne fait le carême que pendant une semaine; mais c'est là un cas particulier et un règlement aussi administratif qu'ecclésiastique.

voix pour parler en son nom, ni ressort pour la mouvoir, semble vouée au silence aussi bien qu'à l'immobilité. A force de se garder de tout changement, elle a pour ainsi dire perdu la faculté du mouvement. Elle ressemble à ses rigides icones; sa bouche, comme la leur, est close; ses membres, raidis depuis des siècles, ne peuvent se ployer à volonté; ils sont pour ainsi dire ankylosés.

En Russie, le carême n'est pas seulement une époque de mortification; il est aussi ou il est supposé être une époque de recueillement. L'État, qui se plaît à se faire l'auxiliaire de l'Église, y veille à sa manière. Si la loi n'oblige pas tous les Russes au jeûne, si aujourd'hui la police laisse les traktirs servir des aliments prohibés, l'État enjoint de s'abstenir de certains plaisirs profanes, du théâtre notamment. Le code pénal contient à cet égard un article 155 encore en vigueur. Pour les grandes villes, pour les classes mêmes qui jeûnent le moins, cette sorte d'abstinence ne laisse pas d'être pénible. Pendant le grand carême, comme aux veilles de fêtes, les théâtres sont fermés. Le drame, la comédie, l'opéra doivent chômer. Il est vrai que cette prohibition s'applique surtout aux grands théâtres subventionnés par l'État ou par les villes. Les concerts spirituels de la chapelle de la cour ou des chœurs de Tchoudof ne sont pas la seule ressource de la saison. Les cirques, les saltimbanques, les cafés-concerts, les tableaux vivants, voire les spectacles en langue étrangère restent d'ordinaire autorisés. Sous Alexandre II, si l'opéra russe était interdit, il n'en était pas de même de l'opérette française ou de la posse allemande. Le carême était la saison d'Offenbach et de Lecocq. Le théâtre bouffe devenait le rendez-vous de la société élégante. Cette question de la clôture des théâtres en carême a bien des fois passionné les salons et la presse. C'est pour de pareils sujets que les polémiques ont le champ le plus libre. A l'inverse du public de Pétersbourg, on a vu, au commencement du règne d'Alexandre III, le conseil municipal de Moscou

attribuer la décadence des mœurs » à ce que, durant quelques années, le gouvernement s'était relâché de sa sévérité vis-à-vis des spectacles en carême. Le pouvoir a fait droit aux vœux de la douma moscovite, et, conformément aux représentations du Saint-Synode, l'article 155 du code pénal a de nouveau été strictement appliqué.

Il en est des fêtes comme des jours de jeûne: le nombre en est manifestement excessif, et l'Église éprouverait les mêmes difficultés à le diminuer. Ici encore, le culte orthodoxe a pour nous quelque chose d'archaïque. Autant de fêtes que de jeûnes; de trois jours, l'un est consacré à l'abstinence et un autre au chômage. Les dimanches forment à peine la moitié des jours fériés; et bien des fêtes ont une veille ou un lendemain. Aux solennités religieuses s'ajoutent, en Russie, les solennités civiles, fêtes de l'empereur, de l'impératrice, du prince héritier, anniversaire de la naissance ou du couronnement du souverain. Autrefois la fête de tous les grands-ducs était jour férié.

Pour la santé publique, ces chômages répétés ne valent guère mieux que les longs carêmes. Les jours de fête sont les jours d'ivrognerie et de débauche. Si le matin est donné à l'église, le cabaret a la journée ou la soirée; et, si tous les villages n'ont pas d'église, tous ont des cabarets. Le Russe aime peu les exercices du corps; il passe ses fêtes au traktir; il ne connait d'autre plaisir que la boisson et un repos inerte. On a remarqué qu'en russe le mot fête vient du mot oisiveté1, et comme, sous tous les climats, l'oisiveté est la mère des vices, les fêtes trop fréquentes deviennent une cause de démoralisation.

En Russie, tout comme en Occident, certains esprits s'imaginent que l'Église a multiplié les fêtes par calcul, dans l'intérêt du clergé, qui bénéficie de la dévotion de ses ouailles et de la fréquence des offices, d'autant qu'à

1. Prazdnik « fête », de prazdnyi, « nisif ».

certains de ces jours, l'usage était, dit-on, de travailler au profit du curé. Il n'est nul besoin de cela pour expliquer le grand nombre des jours fériés. Le penchant naturel de l'esprit religieux, de l'esprit ecclésiastique, est partout de détacher l'homme des choses terrestres pour le ramener au monde invisible. L'un des moyens, ce sont les fêtes, les jours consacrés qui appartiennent à Dieu. Y a-t-il eu là un calcul humain, l'Eglise, en Orient comme en Occident, s'est sans doute moins inspirée de l'intérêt du clergé que de l'intérêt des masses, du menu peuple des villes et des campagnes. En multipliant les jours fériés, l'Église remplissait son rôle de patronne des faibles et des petits. Tant qu'il y a eu des esclaves ou des serfs, les fêtes, qui affranchissaient du travail servile, ont été pour l'humanité un bienfait. Aujourd'hui même que l'esclavage a disparu, ne voit-on pas, en plusieurs pays, les ouvriers ou les employés réclamer des lois contre le travail du dimanche, afin d'être assurés d'un jour de repos?

Instrument d'émancipation en certaines conditions sociales, les fêtes en se multipliant deviennent une sorte de servitude. Trop fréquentes, elles entravent le travail et le travailleur, elles appauvrissent les particuliers et les nations. Dans les pays protestants, le cultivateur a près de 310 jours pour travailler. Dans les pays catholiques, où les fêtes d'obligation n'ont pas, comme en France, été réduites, l'ouvrier ou le paysan ont encore près de 300 jours de travail. En Russie, il ne leur en reste guère que 250. Pour les orthodoxes, l'année a, de cette façon, cinq ou six semaines de moins que pour les catholiques d'Italie ou d'Autriche, deux mois de moins que pour les protestants d'Allemagne ou d'Angleterre. C'est là une cause évidente d'infériorité économique, d'autant que, aux fêtes d'obligation, l'usage, dans chaque contrée, dans chaque village, dans chaque famille, ajoute des fêtes locales, des anniversaires, les jours de naissance ou les jours de nom, comme on dit en Russie, toutes fêtes que le peuple se plaît à célé

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