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Au moins cette philosophie ne rabaisse-t-elle pas l'homme; au moins a-t-elle le mérite que tant de philosophies n'ont pas eu, de se placer dans le côté de la balance vers lequel notre nature ne penche pas, et de faire contrepoids à nos faiblesses, auxquelles d'autres ont trouvé plus commode d'ajouter le poids de leurs doctrines. « Non, Epicure, ne confondez pas la vertu et la volupté : la vertu est quelque chose d'élevé, de supérieur, de royal, d'infatigable, d'invaincu; la volupté est basse, servile, fragile, misérable; elle a pris domicile aux tavernes et aux lieux de débauche. La vertu est au temple, au forum, à la curie, devant les remparts, couverte de poussière, le visage enflammé, les mains calleuses ; la volupté se cache, elle recherche les ténèbres; elle habite les bains, les étuves, lieux qui redoutent la surveillance de l'édile; elle est efféminée, sans nerf, toute détrempée de parfum et de vin, pâle de ses excès, couverte de fard, plâtrée de couleurs étrangères (1). »

Mais pour atteindre cette vertu, une condition est nécessaire : « Soyons bien persuadés que personne de nous n'est sans une faute. Ne disons pas : Je n'ai point péché (2). » Au contraire, « connaître son péché, dit Épicure, est le commencement du salut. Celui qui ne se croit point pécheur ne se corrige pas. Chaque soir, dans le repos et les ténèbres, examinons notre conduite, rendons-nous compte de nos actions. Ne redoutons le souvenir d'aucune de nos fautes. Soyons nous-mêmes notre accusateur; soyons notre juge. Sachons nous irriter contre nous mêmes, et ne nous accordons qu'après de justes reproches, le pardon de notre conscience. Notre sommeil sera plus paisible quand notre âme aura pu, ou se féliciter de son innocence, ou s'avertir elle-même de ses chutes (3). Soumettons notre conscience aux dieux; sachons la leur ouvrir tout entière. Les dieux connaissent nos fautes les plus secrètes. Vivons avec les hommes comme

(1) De Vita beatâ. 27, — (2) De Irâ. II. 27. — (3) Ep. 28. De Irâ. III. 26.

si Dieu nous voyait, et parlons à Dieu comme si les hommes pouvaient nous entendre (1). »

Enfin un dernier caractère, qui appartient à la morale du stoïcisme réformé, est une notion plus élevée des rapports de l'homme avec ses semblables.

La morale philosophique de l'antiquité est presque toujours égoïste. Elle rapporte à nous-mêmes tous nos devoirs. C'est pour lui-même, c'est pour sa propre dignité, c'est pour son orgueilleuse satisfaction qu'elle forme et qu'elle conseille le sage. Tous les devoirs, ou à peu près, sont des devoirs de respect envers soi-même. Le sage sans doute doit être juste envers autrui, parce que l'injustice troublerait l'équilibre de son âme et l'enlaidirait à ses propres yeux. Le sage doit être juste, mais il n'a pas besoin d'aller au delà, L'amour de son semblable, la bienfaisance, ou, pour mieux dire, la libéralité, sont des vertus surérogatoires, des vertus de luxe, de généreux penchants que la sagesse ne commande pas, qu'elle cherche plutôt à restreindre, et auxquels il ne faut se livrer, dit-elle, qu'avec beaucoup de précaution (2). Ces vertus peuvent manquer sans qu'aucune loi essentielle en soit atteinte, sans que l'équilibre de l'âme en soit blessé.

Aussi dans l'antiquité le devoir envers autrui sortait-il de la politique plus que de la morale. Ce n'est pas envers l'homme, envers nos semblables, envers notre prochain, que l'homme avait d'autres devoirs que celui de la stricte justice. Les grands devoirs de l'homme, aux yeux de l'antiquité, étaient envers l'association dont il fait partie, envers la famille comme

:

Saint Pierre dit

Ailleurs, Sé

(1) Ep. 10. De Benef. VII. 1, et Sénèque, le père. Contr. I. 2. de même In interrogatione bonæ conscientiæ. I. Petr. II. 21. nèque, cité par Lactance, Div. Just. XXIV. 6 : « Ton surveillant te suit partout..... à quoi bon chercher un lieu secret, éviter les témoins? crois-tu échapper à tous les yeux? insensé, que t'importe de n'avoir pas de confident, quand tu as ta conscience? >>

(2) Beneficentia ac liberalitas... quâ quidem nihil est naturæ hominis accommodatiùs; sed habet multas cautiones. V. aussi tout le chapitre. Cic., de Off, I. 14.

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portion de la cité, envers la cité qui comprend et domine toutes les associations humaines. L'homme n'était rien comme homme; comme parent, comme citoyen il devenait quelque chose mais surtout la famille et la cité étaient beaucoup. On ne devait à son semblable que la justice; on devait à la famille l'obéissance et le respect; à la patrie, non-seulement le respect et l'obéissance, mais l'amour et le dévouement.

Cette morale philosophique, qui rapporte tous les devoirs au culte de soi-même, cette morale politique qui les ramène tous au culte de la patrie, forment encore la morale de Cicéron, quoique Cicéron vienne tard, qu'il ait recueilli tous les travaux de l'esprit grec, que Posidonius lui ait transmis les notions morales du stoïcisme. Les devoirs sont tous renfermés, pour Cicéron, dans la justice et dans l'honnêteté. L'honnêteté est justement ce culte de soi-même, ce maintien de sa dignité propre, auquel l'antiquité attachait une importance si singulière quelquefois. La justice comprend deux choses: ne nuire à personne, devoir purement négatif, devoir de stricte équité; servir à l'utilité commune (1), c'est-à-dire aux intérêts communs de ceux que « des liens plus étroits rapprochent de nous, de ceux qui nous appartiennent ou par le sang, ou par le mariage, ou enfin par l'unité de langue, de cité, de nation, » aux intérêts (2) surtout de la patrie, <«< cette société la plus chère de toutes, et qui embrasse toutes les autres (3). » Jusque-là, en effet, et jusque-là seulement pouvaient aller le dévouement et le désintéressement du païen (4).

(1) Ut ne cui noceatur... Ut communi utilitati serviatur. De Off. I. 10.

(2) Arctor societas propinquorum... societas in ipso conjugio... gens, natio, lingua, civitas. V. Ibid. 17.—(3) Ainsi Lucilius lib. incerto. v. 165:

Virtus, Albine, est. ...

Commoda prætereà patriæ sibi prima putare

Deindè parentûm, tertia jàm postremaque nostra.

'4) << Parcourez toutes les sociétés humaines, nulle n'est plus sacrée, nulle ne sau

Sénèque parle autrement que Cicéron. Je ne prétends pas qu'il comprenne, dans son entière et véritable étendue, le devoir envers les semblables; mais au moins reconnaît-il, de l'homme à l'homme, plus que des obligations purement négatives. On s'aperçoit, en le lisant, que l'esprit de l'antiquité touche à sa fin; que ses idées semblent étroites et pauvres, parce qu'une idée plus grande commence à se lever sur le monde; qu'en un mot, le genre humain, comme un aveugle, se sent échauffé par un soleil qu'il ne voit pas encore. Sous le règne immiséricordieux de Néron, Sénèque arrive à la notion de l'unité et de la consanguinité entre les hommes: «Tous les devoirs humains, dit-il, sont renfermés dans cette pensée (1): Nous sommes les membres d'un grand corps; >> non-seulement parce que « la société humaine se forme par notre union, comme une voûte par l'union de ses pierres, dont chacune tomberait si elle n'était soutenue par les autres (2), » mais aussi parce que « la nature, » c'est-à-dire Dieu (3) <«< nous a fait naître du même sang, nous a fait sortir du même principe, nous a destinés à la même fin (4), nous a inspiré un mutuel amour. » Ainsi comprend-il, et la notion de la solidarité des hommes dans l'ordre social, et surtout la notion supérieure de la fraternité humaine, qui, obscurcie dans le paganisme, restait pourtant au fond des âmes, et fai

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rait nous être plus chère que celle qui nous unit à la chose publique. Nous aimons sans doute nos pères et nos mères, nos enfants, nos proches, nos amis; mais l'amour de la patrie renferme en lui seul tous ces amours. Quel homme de bien hésitera à lui donner sa vie, si sa vie peut lui être utile? » Ibid.

Ailleurs, il est vrai, Cicéron semble étendre davantage la sphère des devoirs : << Ceux qui nous imposent des devoirs envers nos concitoyens et non envers les étrangers, ceux-là détruisent la société humaine hors de laquelle il n'y a ni bienfaisance, ni libéralité, ni bonté, ni justice, etc.... » Liv. III. Mais ici même, il parle des devoirs de stricte justice et non des obligations de charité.

(1) Membra sumus corporis magni. Ep. 95.

(2) Societas magna lapidum fornicationi similis. Ibid.

(3) V. ci-dessus, p. 423 et 425, note 1.

(4) Natura nos cognatos edidit, cùm ex iisdem et in eadem gigneret. Ep. 95.

sait explosion dans les théâtres, lorsqu'on entendait ce vers

du poëte:

Je suis homme rien de ce qui est homme ne me semble étranger.

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Mais, une fois cette notion prise au sérieux, comme nous allons voir tomber la morale traditionnelle du monde romain ! comme elles pâliront, ces idées étroites et jalouses de l'esprit de nation et de l'esprit de famille ! Comme vont diminuer ces devoirs de la famille, de la tribu, de la cité que l'antiquité faisait passer avant tout! La patrie elle-même ne sera pas le souverain bien du sage; « Une grande âme ne veut pas d'une étroite patrie; ma patrie, c'est le monde (1). » Ou, comme disait Musonius, « L'exil n'est pas un grand mal; on peut vivre partout, puisque partout on peut être homme de bien (2). » Que dirons-nous de l'orgueil des castes, de la haine pour l'étranger, du mépris pour l'esclave? A ces sentiments, fondés sur le principe de l'inégalité native des races humaines, Sénèque oppose l'égalité native de tous les hommes: « L'esprit divin peut appartenir à l'esclave comme au chevalier romain. Qu'est-ce que ces mots : esclave, affranchi, chevalier? Des noms créés par la vanité et par le mépris. Du fond d'une cabane, l'âme peut s'élever jusqu'au ciel (3). La vertu n'exclut personne ni esclave, ni affranchi, ni roi. Tout homme est noble, parce qu'il descend de Dieu : s'il y a dans ta généalogie quelque échelon obscur, passe-le, monte plus haut; tu trouveras au sommet la plus illustre noblesse. Remonte à notre origine première; nous sommes tous fils de Dieu (4). »

« Il faut être juste, disait sèchement Cicéron, même envers les gens de la condition la plus vile. La plus vile condition est celle des esclaves; il faut les traiter en salariés, exiger leurs services, leur donner le nécessaire (5). » Et Cicéron

(1) Ep. 28. 102.

(3) Ep. 31.

(2) Apud Stobæum.

(4) De Benef. III. 18. 29. Ep. 47. — (5) De Offic.

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