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Aristote lui-même à certains égards n'est-il pas moins avancé et moins exact qu'Hérodote, ce narrateur presque mythique, venu deux siècles avant lui? Le genre humain n'a-t-il pas laissé dormir dans un oubli de vingt siècles la notion des pythagoriciens et de Platon sur le système du monde, jusqu'au jour où tombée dans l'intelligence de Copernic, elle s'y est réveillée et l'a mis sur la voie de ses découvertes (1)? Hérodote, dont nous nous moquions, ne savait-il pas en fait de zoologie ce que nous ne savions pas encore il y a quarante ans? Il a fallu la campagne d'Égypte, et l'un des meilleurs juges de notre siècle, pour éclairer notre ignorance et rendre au père de l'histoire sa réputation de véracité (2).

Ainsi ne nous étonnons pas si après Aristote la science antique commença à décliner. A mesure que l'antiquité s'éloignait de son point de départ les traditions allaient en s'altérant. A mesure que la philosophie devenait plus frivole, la spéculation philosophique appliquée aux sciences était plus défaillante. Quand triomphaient, comme je l'ai fait voir ailleurs, la sophistique et la rhétorique, quand la pensée était abandonnée pour le mot, la conclusion pour le syllogisme, il est clair que les grandes conceptions devaient manquer, soit dans l'étude du monde intellectuel, soit dans celle du monde. visible. Ainsi les deux grands soutiens de la science antique, la tradition et la spéculation, lui faisaient défaut en même temps.

On aurait pu attendre sous l'unité de la conquête romaine un développement nouveau de l'esprit d'observation. Le génie romain, plus exact et plus positif que le génie grec, semblait plus propre aux investigations patientes et à la connaissance rigoureuse des faits. Mais l'aversion pour la philosophie et

(1) Indè ego occasionem nactus cœpi de terræ mobilitate cogitare. Copernic. Préface au pape Paul III.

(2) V. dans les Mémoires sur la campagne d'Egypte les travaux de M. Geoffroy Saint-Hilaire.

la science dominait toujours l'esprit romain. Rien ne nuit au développement scientifique comme le désir trop exclusif d'une application immédiate: ceux qui ne veulent de la science que ses résultats pratiques n'ont même pas les résultats pratiques de la science. Le Romain était exact sans être curieux: il ne sut employer son esprit d'exploration et de recherches que dans les intérêts de sa politique, pour le pauvre et déplorable résultat de lever plus d'hommes et de ramasser plus d'impôts.

La géographie elle-même, que cette grande unité de l'empire aurait dû éclaircir, restait sur une foule de points d'une obscurité ou même d'une ineptie désespérante. La géographie mathématique n'eut que cent ans plus tard ses timides commencements. Lorsque Tacite veut nous faire connaître la forme de la Grande-Bretagne, il la compare à un bouclier, ou si l'on aime mieux à une double hache (1): on faisait des cartes d'après une pareille donnée. La science aux yeux de Rome était beaucoup moins noble, je ne dirai pas que sa politique, mais que ses plaisirs. Les proconsuls se donnaient grand'peine pour faire chercher de la pourpre, de l'ivoire, du bois de citronnier, des bêtes pour l'amphithéâtre. Mais quant à l'exploration scientifique des contrées ignorées auprès desquelles ils résidaient, ils n'y songeaient pas. « Interrogez-les là-dessus, dit Pline, ils vous répondront par le premier mensonge venu (2). »

La science cependant était professée, répétée, transmise; elle avait ses livres et ses écoles. Pline qui fut son martyr, a dressé dans son vaste ouvrage comme un inventaire de toutes les connaissances humaines. Sénèque a porté dans la physique la pénétration ingénieuse de son esprit. Mais la science n'en allait pas moins se perdant et s'altérant par une tradition de plus en plus fautive, obscure, inintelligente. Et je ne sache pas une grande pensée scientifique acquise par

la

(1) Tacite, Agric. 10.-(2) Pline. V. 1.

réflexion ou par l'expérience dont on puisse faire honneur à cette époque.

Comparez Pline à ceux qui l'ont précédé, et vous verrez quel singulier progrès la science avait fait en quatre siècles. Pline n'en est plus à reconnaître ces grandes lois de la nature qu'avait soupçonnées ou découvertes la philosophie ancienne. Avec la croyance vulgaire, Pline remet la terre au centre du monde d'où l'avait éloignée Pythagore (1). En dépit de Platon, d'Anaximandre, de Cicéron même, chez lesquels la loi de la gravitation nous est apparue exprimée en termes d'un bonheur et d'une précision singulière, Pline viendra vous dire que ce n'est pas l'attraction vers un même centre, mais la tendance en des sens contraires qui forme la cohérence et l'unité du monde : « Les corps pesants tendent vers le point le plus bas, les corps légers vers le point le plus haut. Ils se rencontrent, et par leur résistance ils se soutiennent. Il faut que la terre soit soutenue par l'atmosphère qui l'environne. Sans lui, elle quitterait la place et se précipiterait vers les lieux bas (2). » Comme s'il pouvait y avoir haut et bas, lorsqu'il n'y a pas de centre!

Mais surtout, Pline ne veut pas que la science ose dépasser la sphère où se meuvent nos planètes. Aller plus loin, reconnaître d'autres soleils que le nôtre et d'autres terres que celle que nous habitons; mesurer la distance des astres; semer dans l'infini un nombre infini de mondes, c'est être insensé. Cette idée le révolte, que la pensée humaine puisse dépasser les limites du système solaire, et «< contenir ce qu'un monde ne contient pas. » Le savant ne connaît rien au delà de Saturne ou de Vénus; le philosophe se refuse à ad

(1) Pline. II. 5

(2) Hujus vi suspensam, cum quarto aquarum elemento, librari medio spatio tellurem, ita mutuo complexu diversitatis effici nexum, et levia ponderibus inhiberi, quominus evolent : contràque gravia, ne ruant, suspendi levibus in sublime tendentibus. Sic pari in diversa nisu, vi sua quæque consistere, irrequieto mundi ipsius constricta circuitu. Pline. II. 5.

mettre que l'intelligence n'est point bornée par l'espace (1). Reste maintenant ce qu'on peut appeler la mythologie de la science, ces contes de physique ou d'histoire naturelle, cette géographie populaire, dont les traces abondent dans les écrits de Pline. J'ai dit ailleurs quelque chose de ses superstitions. Mais après avoir vu ce qu'il raconte à titre de merveilles et de prodiges, il est curieux de savoir ce qu'il donne comme choses toutes simples et comme phénomènes naturels. Les fables poétiques que l'on pardonne à Virgile; celle de l'hippomanès, philtre amoureux que l'on arrache au poulain nouveau-né (2); celle des cavales qui sont fécondées par le vent (3); celle des androgynes et des femmes accouchées d'un éléphant (4), sont gravement copiées par Pline. Il faut avouer qu'il a un peu de peine à croire, sur la foi de Mégasthène, à l'existence des Astomes qui n'ont point de bouche et ne se nourrissent que d'air et de parfums (5). Mais après tout, ces peuples-là ne sont-ils pas des Éthiopiens, des fils de Vulcain, que ce grand ciseleur a pu modeler dans sa fournaise, selon tous les caprices de son imagination (6)? Dites-moi si cette zoologie fabuleuse est assez loin de celle d'Aristote? si cette

(1) Furor est, mensuram ejus animo quosdam agitasse, atque prodere ausos; alios rursus occasione hinc sumpta, aut his data, innumerabiles tradidisse mundos, ut totidem rerum naturas credi oporteret: aut, si una omnes incubaret, totidem tamen soles, totidemque lunas, et cætera etiam in uno, et immensa, et innumerabilia sidera... Furor est, profecto furor, egredi ex eo: et tanquam interna ejus cuncta planè jam sint nota, ita scrutari extera : quasi verò mensuram ullius rei possit agere, qui sui nesciat, aut mens hominis videre, quæ mundus ipse non capiat. Plin. II. 1.

(2)

... Nascentis equi de fronte revulsus
Et matri præreptus amor...

Æneid. IV. 515, et Georg. III. 280.

Ibid.

(3) Plin. VII. 3. Ex feminis mutari in mares non est fabulosum, dit-il encore. Il range tous ces faits dans le petit nombre des faits incontestés (confessa). (4) VIII. 66. 67 (42). Pline dit de ce dernier fait : constat, il est certain.— (5) VII. 2. (6) Universa verò gens Ætheria appellata est, deinde Atlantia, mox à Vulcani filio Æthiope Ethiopia. Animalium hominumque effigies monstriferas circà extremitates ejus gigni minimè mirum, artifici ad formanda corpora effigiesque cælandas mobilitate ignea. VI. 30.

géographie de Pline est assez en arrière de celle de Strabon, qui cependant écrivait à peine trente années avant lui, esprit grave, mesuré, critique, attentif à dégager l'histoire de la mythologie (1)?

Je pourrais citer à l'infini ces enfantillages de Pline. L'allégorie, le mythe poétique avait caractérisé l'enfance du genre humain; le conte prosaïque, la niaiserie populaire, caractérisaient sa vieillesse. Aux époques primitives, un peu de science était caché parfois sous une enveloppe frivole; maintenant sous une enveloppe savante se cachait beaucoup d'ignorance et de crédulité. Les fables pour être moins poétiques, n'en étaient pas plus sensées. Le monde décrépit et sans imagination ne savait plus inventer de nouveaux contes: il radotait éternellement ses vieilles histoires.

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DE L'ÉLOQUENCE, DE LA POÉSIE ET DES ARTS.

Arrivons maintenant à un sujet plus populaire, plus accessible à tous, et qui porte par conséquent l'empreinte plus évidente des sentiments et des pensées de tous les hommes. L'histoire de l'éloquence se lie trop intimement à l'histoire de la nation, la question littéraire touche ici de trop près la question politique, pour que depuis longtemps je n'aie pas dû l'aborder. J'ai fait voir les causes du déclin de l'éloquence; j'ai montré comment elle périssait par l'emphase sans but, par la déclamation à vide, par tous les défauts réunis de l'esclave, du rhéteur et du sophiste (2).

(1) Si cette opinion sur Pline paraît trop sévère, qu'il me soit permis de m'appuyer sur l'autorité d'un nom pour lequel l'illustration scientifique est héréditaire : « Passer d'Aristote aux auteurs qui l'ont suivi, à Pline, etc......., c'est retomber de toute la hauteur qui sépare l'invention et le génie de la compilation fleurie et de la causerie spirituelle... Pline n'est qu'un compilateur plus élégant peut-être..., mais tout aussi peu scrupuleux... Aristote avait pris soin, quatre siècles auparavant, de réduire à leur juste valeur la plupart de ces inepties populaires. » M. Isid. Geoffroy Saint-Hilaire. Essais de Zoologic générale, première partie. I. 5. — (2) V. tome I, p. 208-219.

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