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moins sera-t-il libre, le petit nombre de bienheureux autour duquel gravite cette multitude d'esclaves et de clients ? ce riche, cet élégant, ce délicat qui s'endort au son d'une douce et lointaine symphonie, se réveille au frais murmure d'une cascade; qui, après avoir dédaigneusement tendu sa main à baiser à la foule matinale de ses visiteurs, s'avance en litière, et de là, comme d'un trône, domine les têtes serviles des clients qui le suivent et de la plèbe qui passe à ses pieds? Si Rome l'ennuie, qu'il reste chez lui: dans sa maison immense, il trouve toutes les joies de Rome, le bain avec ses accessoires sans nombre et sa population de serviteurs, la palestre, les triclinium nombreux, la piscine, le vivier, le jardin ; que dis-je ! des hippodromes, des temples, des Forum. « Chaque maison est une ville et la cité une assemblée de villes (1). » S'il veut respirer plus à l'aise encore, il a sa villa près du golfe de Naples, sa villa sur le haut d'une montagne, sa villa dans les eaux mêmes de la mer. Il n'est guère un coin de l'Italie où il n'ait à lui ces premières nécessités de la vie romaine : des bains, une salle de festin, et une colonie d'esclaves.

Aussi sa propre satisfaction, trop facilement acquise, lui est-elle devenue quelque chose d'insuffisant et de vulgaire. Il a épuisé le bien-être, il lui faut la gloire. Le luxe n'est plus une jouissance, c'est un combat. Une maison dans les règles (domus recta) n'est pas assez; il faut une maison inouïe (2). De l'airain ciselé, des coupes de myrrhe, luxe vulgaire ! Que la coupe où il boit soit d'une seule pierre et d'une pierre fine! qu'elle soit de cristal! le danger de la briser est un plaisir de plus (3). Que le pavé de ses salles soit semé de pierres précieuses! qu'il aille dans les ventes enchérir pour des sommes

(1)

Εἰς δόμος ἄστυ πελει, πόλις ἄστεα μύρια κεύθει.

Olympiad., apud Photium. 80.

(2) Sous le consultat de M. Lepidus et de Q. Catulus (an de Rome 674), la maison de Lépidus était la plus belle de Rome. 35 ans après, elle ne passait que pour la cen

tième en beauté. Tel avait été le progrès du luxe. Pline, XXXVI. 15.

(3) Omnis rerum voluptas periculo crescit (Sénèque, de Benef. VII. 9).

immenses sur des airains de Corinthe, non qu'il paye si cher la perfection du métal, l'élégance du dessin, le nom de l'artiste, mais parce qu'il paye et apprécie le nom des élégants possesseurs par les mains desquels ces vases ont passé (1)! Avoir de délicats et de magnifiques poissons, ce n'est que gourmandise; mais faire nager, dans un bassin de marbre, des poissons que saisit la main des convives, mais les faire expirer dans des vases de cristal pour jouir des mille nuances diaphanes qui colorent leur agonie, c'est là de la gloire! Des thermes, des piscines, des jardins, c'est un besoin pour quiconque veut vivre : mais des jardins plantés sur le faîte d'une maison, et qui la couronnent de leurs arbres agités par le vent; mais des thermes bâtis en pleine mer, au défi des orages; mais une piscine immense, océan d'eau chaude, dont les vagues sont poussées au vent : ce n'est peut-être pas une jouissance de plus, mais certainement c'est un triomphe (2).

Puis viennent toutes les fantaisies du riche ennuyé. L'un fait du jour la nuit, se lève au moment où le soleil quitte l'horizon, consacre la nuit à la palestre ; au moment où le jour commence à poindre, il se met à table pour le souper. Quelle estime mérite la lumière du jour ? on ne la paye point (3). Un autre se fait savant : il a pour ornement de sa salle à manger de riches bibliothèques dont il n'ouvre même pas le cata

(1) V. Sénèque, Ep. 122. 90.
(2) Pline. IX. 17. Sénèque, Questions naturelles. III. 3. 17. 18.

Sénèque le rhéteur, Controv. V. 5.

(3) Fastidio est lumen gratuitum. - « Pedo Albinovanus nous racontait (vous savez comment il contait bien) qu'il avait habité une maison au-dessus de celle de Sp. Papinius. Ce dernier était aussi du nombre de ces lucifuges : << Vers la troisième heure de la nuit (neuf heures du soir), j'entends des coups de fouet. Que fait-il? demandai-je. — Il se fait rendre ses comptes (c'est à ce moment qu'on châtiait les esclaves). Vers minuit, une clameur perçante! Qu'y a-t-il ? Il s'exerce à chanter. - Vers deux heures du matin, quel est ce bruit de roues? Il sort en voiture.Au lever du jour, on court, on appelle; sommelier et cuisiniers sont en mouvement, Qu'est-ce donc ? - Il sort du bain, il demande du vin miellé. » (Sénèque, Ep. 122.)

logue (1). Celui-ci, toujours inquiet et agité, tremble que les anneaux de sa chevelure ne tombent pas selon toutes les règles; que les serviteurs qui entourent sa table, régulièrement classés d'après leur âge et la couleur de leur peau, n'aient pas exactement le même habit et la même coiffure; que la ceinture de son échanson ne soit irrégulière; que l'oiseau servi sur sa table ne soit coupé d'une façon indécente; qu'un des esclaves ne se trompe de mouvement ou de place; en un mot, que tout ne soit pas irréprochable dans sa vie d'homme élégant (2). Celui-là, au contraire, languissant, paresseux, las de la peine qu'il prend de vivre, a besoin qu'un esclave l'avertisse s'il doit monter en voiture, s'il doit prendre le bain, s'il doit avoir faim et se mettre à table (3). Quelquefois, las des richesses, on essaie de la vie indigente; on a chez soi << la cellule du pauvre (4), » où l'on va vivre un jour ou deux, où le couvert se met sur le plancher, où l'on mange dans des plats de terre un maigre repas, laissant reposer la riche vaisselle d'argent et d'or, afin, lorsqu'on retournera au luxe et à la jouissance, d'y trouver plus de goût. L'hiver on a des roses, l'été de la neige : sur le Forum la robe du festin; ce n'est pas assez, la stole des matrones. Ce qu'on veut, en un mot, ce n'est pas jouir, c'est se faire un nom. Rome est trop occupée pour qu'une folie ordinaire y fasse parler d'elle; point de ces désordres qui se perdent dans la foule : le mérite du vice, c'est le scandale qu'il fait (5).

Parmi ces extravagances, il en est une plus étrange peutêtre. Ne nous étonnons pas du luxe monumental des demeures, de ces habitations dont l'enceinte contient plusieurs arpents (6), de ces proportions immenses qu'il faut à la ma

(1) Libri cænationum ornamenta.... quorum ne indices quidem legunt. (Sénèque, de Irâ.) — (2) Sénèque, de Brevitate vitæ. 12. Ep. 95.

(3) De Brevitate vitæ. 12. V. tout ce morceau, curieux pour les détails de l'élégance romaine. (4) Pauperis cella (Sénèque, Ep. 18. 100). (5) Id., Ep. 122.

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(6) Sept jugères, 1 hectare 75 ares. Valère-Maxime. IV. 4. § 7. V. aussi Sénèque, de Beneficiis. VII. 10.

gnificence privée et au comfort d'un seul homme. Comment les Romains se logeraient-ils avec moins de grandeur, eux qui logent si magnifiquement leurs oiseaux et leurs poissons! Il ne s'agit pas ici de ceux qui s'enrichissent à élever, pour la table des grands de Rome, les poissons et le gibier. Mais ce que le père de famille fait pour sa fortune et le gourmand pour sa table, le prodigue le fait pour sa gloire. Chez lui, l'habitation des paons et des rossignols est un palais entouré de colonnes, où des bassins et des jets d'eau maintiennent la fraîcheur, où à travers des grillages la verdure des bois vient réjouir la vue des hôtes. La volière du sage Varron avait 48 pieds de large et 72 de longueur: à l'une des extrémités, la table s'élevait au-dessus d'un bassin d'une eau limpide; là, pendant les grandes chaleurs, on venait, couchés sur des coussins, prendre le repas du midi ; la poitrine respirait cette fraîcheur que les eaux donnent à l'air; les yeux se reposaient sur une forêt épaisse, impénétrable au jour ; l'oreille se plaisait au chant du rossignol et au bruit des oiseaux aquatiques qui s'ébattaient dans les canaux (1).

Le vivier est un bien autre témoin encore des profusions romaines. Au bord de la mer, des canaux pratiqués dans le rocher, font pénétrer Neptune, comme disent les poëtes, dans de vastes bassins où se jouent, classés par espèces, des monstres marins venus de tous les rivages. Une disposition savante aide le flot à se renouveler et empêche l'eau marine de devenir stagnante dans les bassins; des cavernes ombreuses, des retraites profondes sont ménagées aux poissons qui les recherchent; des stations d'été les abritent contre les chaleurs; des rochers, transportés à grands frais, simulent, pour charmer leur imagination, les rivages de la mer. Des études infinies sur les courants maritimes et le degré de fraîcheur des eaux de la mer ont été dépensées sur cette grave

(1) Sur les volières. V. Varron, de R. rust. III. 3 et s. Pline. X. 20. 37. 50. Columelle. VIII. 1. 10. 41.

question du bien-être des dorades. Les traces de la piscine de Lucullus subsisteront éternellement sur la terre de Baïa et de Misène, lors même que, bouleversée par des secousses volcaniques, des ports et des lacs ne s'y trouveront plus. Et cependant Hortensius critiquait Lucullus, médiocre piscinaire, disait-il, qui ne donnait pas de retraite d'été à ses poissons (1).

Aussi n'est-ce pas, croyez-le, pour le grossier plaisir du festin que le maître entretient ses murènes bien-aimées. C'est pour les voir, les nourrir de sa main, leur jeter de petits poissons pêchés exprès pour elles; les accoutumer à sa voix, les appeler par leur nom, leur faire baiser ses mains, les prendre, les palper, les montrer à ses amis, tenir note de leur âge et le dire avec orgueil, leur donner même des bijoux et des colliers. Quand le maître a besoin de poisson pour sa table, il l'envoie acheter à la piscine plébéienne, piscine d'eau douce où le poisson s'engraisse pour les délices des gourmands. La piscine patricienne est faite pour les délices non du palais, mais des yeux, je dirais volontiers du cœur : Crassus pleura une de ses murènes comme si elle eût été sa fille; il en porta le deuil, et lorsqu'on le lui reprocha au sénat, il s'en fit gloire comme d'un témoignage exquis de sa sensibilité (2).

Mais les joies du cœur amènent avec elles leur amertume; le luxe devient une fatigue; cette magnificence toujours la même est fastidieuse. En dernier résultat, après avoir tout éprouvé, plaisirs, philosophie, passions, le Romain trouve

(1) Les plus illustres piscinaires vécurent à la fin de la république. Sergius, surnommé Orata (la dorade) fut le premier (Pline. IX. 55. XXXII. 6. Macrob. II. 14). Puis Licinius, surnommé Murena (murène). (Pline. Ibid.). — Puis Lucullus, Marcius Philippus, Hortensius, Hirrius, Crassus (Cic., Att. I. 19. 20; II. 9. Phædr. II. 5). - Sur la rage des riches sénateurs de son temps pour les piscines, j'ai déjà cité Cicéron (Att. I. 18; II. 1. Paradox. V. 2. V. ci-dessus, tome I. p. 114). -Sous Auguste, Vedius Pollion (V. ci-dessus, p. 17, 378. Pline. IX. 53). — Antonia, femme de Drusus et belle-sœur de Tibère. Pline. Ibid. 55.

(2) Macrob. II. 11. V. sur les piscines, Varron, de Re rust. III. 3. 17. Columelle. VIII. 16. 17. Pline IX. 54. 55. Horace, Od. II. 15.

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