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leur sagesse et de leurs vertus: mais son entretien familier, comme dit l'Écriture, est avec les simples.

Où sont-ils ces simples? Je n'en vois guère. Dieu les voit, et c'est en eux qu'il se plaît à habiter : Mon Père et moi, dit Jésus-Christ 2, nous y viendrons, et nous y ferons notre demeure. Oh! qu'une âme livrée à la grâce sans retour sur soi, ne se comptant pour rien, et marchant sans mesure au gré du pur amour, qui est le parfait guide, éprouve de choses que les sages ne peuvent ni éprouver ni comprendre! J'ai été sage (je l'ose dire) comme un autre; mais alors, croyant tout voir, je ne voyais rien. J'allais tâtonnant par une suite de raisonnements; mais la lumière ne luisait point dans mes ténèbres. J'étais content de raisonner. Mais, hélas! quand une fois on a fait taire tout ce qui est en nous pour écouter Dieu, on sait tout sans rien savoir, et on ne peut douter que jusque-là on n'ait ignoré ce qu'on s'imaginait comprendre. Tout ce qu'on tenait échappe, et on ne s'en soucie plus : on n'a plus rien à soi; on a tout perdu; on s'est perdu soi-même. Il y a un je ne sais quoi qui dit au dedans, comme l'épouse du Cantique : Faites-moi entendre votre voix; qu'elle résonne à mes oreilles 3. Oh! qu'elle est douce cette voix ! elle fait tressaillir toutes mes entrailles. Parlez, ô mon époux, et que nul autre que vous n'ose parler! Taisez-vous, mon âme : parlez, ô amour!

Je dis qu'alors on sait tout sans rien savoir. Ce n'est pas qu'on ait la présomption de croire qu'on possède en soi toute vérité. Non, non, tout au contraire: on sent qu'on ne voit rien, qu'on ne peut rien, et qu'on n'est rien. On le sent, et on en est ravi. Mais, dans cette désappropriation sans réserve, on trouve de moment à autre dans l'infini de Dieu tout ce qu'il faut selon le cours de sa providence. C'est là qu'on trouve le pain quotidien de vérité comme de toute autre chose, sans en faire provision. C'est alors que l'onction nous enseigne toute vérité en nous ôtant toute sagesse, toute gloire, tout intérêt, toute volonté propre, en nous tenant contents dans notre impuissance, et au-dessous de toute créature, prêts à céder aux derniers vers de la terre, prêts à confesser nos plus secrètes misères à la face de tous les hommes; ne craignant dans les fautes que l'infidélité, sans craindre ni le châtiment ni la confusion. En cet état, dis-je, l'Esprit nous enseigne toute vérité; car toute vérité est comprise éminemment dans ce sacrifice d'amour, où l'âme s'ôte tout pour donner tout à Dieu. Voilà la manne qui, sans être chaque

Prov. 111, 32.

2 Joan. XIV, 23. 3 Cant u, 14.

viande particulière, a le goût de toutes les viandes. Dans les commencements, Dieu nous attaquait par le dehors; il nous arrachait peu à peu toutes les créatures que nous aimions trop et contre sa loi. Mais ce travail du dehors, quoique essentiel pour poser le fondement de tout l'édifice, n'en fait qu'une bien petite partie. Oh! que l'ouvrage du dedans, quoique invisible, est sans comparaison plus grand, plus difficile et plus merveilleux! Il vient un temps où Dieu, après nous avoir bien dépouillés, bien mortifiés par le dehors sur les créatures auxquelles nous tenions, nous attaque par le dedans pour nous arracher à nous-mêmes. Ce n'est plus les objets étrangers qu'il nous ôte : alors il nous arrache le moi qui était le centre de notre amour. Nous n'aimions tout le reste que pour ce moi, et c'est ce moi que Dieu poursuit impitoyablement et sans relâche. Oter à un homme ses habits, c'est le traiter mal; mais ce n'est rien en comparaison de la rigueur qui l'écorcherait, et ne laisserait aucune chair sur tous ses os. Coupez les branches d'un arbre, bien loin de le faire mourir, vous fortifiez sa séve, il repousse de tous côtés; mais attaquez le tronc, desséchez la racine, il se dépouille, il languit, il meurt. C'est ainsi que Dieu prend plaisir à nous faire mourir.

Pour la mortification extérieure des sens, il nous la fait faire par certains efforts de courage contre nous-mêmes. Plus les sens sont amortis par ce courage de l'âme, plus l'âme voit sa vertu, et se soutient par son travail. Mais dans la suite Dieu se réserve à lui-même d'attaquer le fond de cette âme, et de lui arracher jusqu'au dernier soupir de toute vie propre. Alors ce n'est plus par la force de l'âme qu'il combat les objets extérieurs, c'est par la faiblesse de l'âme qu'il la tourne contre elle-même. Elle se voit, elle a horreur de ce qu'elle voit; elle demeure fidèle, mais elle ne voit plus sa fidélité. Tous les défauts qu'elle a eus jusqu'alors s'élèvent contre elle, et souvent il en paraît de nouveaux dont elle ne s'était jamais défiée. Elle ne trouve plus cette ressource de ferveur et de courage qui la soutenait autrefois. Elle tombe en défaillance; elle est, comme Jésus-Christ, triste jusqu'à la mort. Tout ce qui lui reste, c'est la volonté de ne tenir à rien, et de laisser faire Dieu sans réserve, encore même n'a-t-elle pas la consolation d'apercevoir en elle-même cette volonté. Ce n'est plus une volonté sensible et réfléchie, mais une volonté simple, sans retour sur ellemême et d'autant plus cachée qu'elle est plus intime et plus profonde dans l'âme. En cet état, Dieu prend soin de tout ce qui est nécessaire pour détacher cette personne d'elle-même. Il la dépouille peu à peu, en lui ôtant l'un après l'autre tous les habits dont

elle était revêtue. Les derniers dépouillements, | condamner sans dire un mot qui justifierait d'abord : quoiqu'ils ne soient pas toujours les plus grands, sont néanmoins les plus rigoureux. Quoique la robe soit en elle-même plus précieuse que la chemise, on sent bien plus la perte de la chemise que celle de la robe. Dans les premiers dépouillements, ce qui reste console de ce qu'on perd; dans les derniers, il ne reste qu'amertume, nudité et confusion.

On demandera peut-être en quoi consistent ces dépouillements; mais je ne puis le dire. Ils sont aussi différents que les hommes sont différents entre eux. Chacun souffre les siens suivant ses besoins et les desseins de Dieu. Comment peut-on savoir de quoi on sera dépouillé, si on ne sait pas de quoi on est revêtu? Chacun tient à une infinité de choses qu'il ne devinerait jamais il ne sent qu'il y est attaché que quand on les lui ôte. Je ne sens mes cheveux que quand on les arrache de ma tête. Dieu nous développe peu à peu notre fond qui nous était inconnu; et nous sommes tout étonnés de découvrir dans nos vertus mêmes des vices dont nous nous étions toujours crus incapables. C'est comme une grotte qui paraît sèche de tous côtés, et d'où l'eau rejaillit tout à coup par les endroits dont on se défiait le moins.

Ces dépouillements que Dieu nous demande ne sont point d'ordinaire ce qu'on pourrait s'imaginer. Ce qui est attendu nous trouve préparés, et n'est guère propre à nous faire mourir. Dieu nous surprend par les choses les plus imprévues. Ce sont des riens, mais des riens qui désolent, et qui font le supplice de l'amour-propre. Les grandes vertus éclatantes ne sont plus de saison : elles soutiendraient l'orgueil, elles donneraient une certaine force et une assurance intérieure contraire aux desseins de Dieu, qui est de nous faire perdre terre. Alors c'est une conduite simple et unie; tout est commun. Les autres ne voient rien de grand, et la personne même ne trouve rien en soi que de naturel, de faible et de relâché : mais on aimerait cent fois mieux jeûner toute sa vie au pain et à l'eau, et pratiquer les plus grandes austérités que de souffrir tout ce qui se passe au dedans; ce n'est pas qu'on ait un goût de ferveur pour les austérités; non, cette ferveur s'est évanouie : mais on trouve, dans la souplesse que Dieu demande pour une infinité de petites choses, plus de renoncements et plus de mort à soi qu'il n'y en aurait dans de grands sacrifices. Cependant Dieu ne laisse point l'âme en repos, jusqu'à ce qu'il l'ait rendue souple et maniable en la pliant de tous les côtés. Il faut parler trop ingénument, puis il faut se taire; il faut être loué, puis blâmé, puis oublié, puis examiné de nouveau ; il faut être bas, il faut être haut; il faut se laisser

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une autre fois il faut dire du bien de soi : il faut consentir à se trouver faible, inquiet, irrésolu sur une bagatelle; à montrer des dépits de petit enfant; à choquer ses amis par sa sécheresse; à devenir jaloux et défiant sans nulle raison; même à dire ses jalousies les plus sottes à ceux contre qui on les éprouve, à parler avec patience et ingénuité à certaines gens, contre leur goût et contre le sien propre, sans fruit; à paraître artificieux et de mauvaise foi; enfin à se trouver soi-même sec, languissant, dégoûté de Dieu, dissipé et si éloigné de tout sentiment de grâce, qu'on est tenté de tomber dans le désespoir. Voilà des exemples de ces dépouillements intérieurs, qui me viennent maintenant dans l'esprit ; mais il y en a une infinité d'autres que Dieu assaisonne à chacun selon ses desseins.

Qu'on ne me dise point que ce sont des imaginations creuses. Peut-on douter que Dieu n'agisse immédiatement dans les âmes? Peut-on douter qu'il n'y agisse pour les faire mourir à elles-mêmes? Peut-on douter que Dieu, après avoir arraché les passions grossières, n'attaque au dedans tous les retours subtils de l'amour-propre, surtout dans les âmes qui se sont livrées généreusement et sans réserve à l'esprit de grâce? Plus il veut les purifier, plus il les éprouve intérieurement. Le monde n'a point d'yeux pour voir ces épreuves, ni d'oreilles pour les entendre: mais le monde est aveugle; sa sagesse n'est que mort; elle ne peut compatir avec l'esprit de vérité. Il n'y a que l'Esprit de Dieu, comme dit l'Apôtre', qui puisse pénétrer les profondeurs de Dieu même.

Dans les commencements, on n'est point encore accoutumé à cette conduite du dedans, qui va à nous dépouiller par le fond. On veut bien se taire, être recueilli, souffrir tout, se laisser mener au cours de la Providence, comme un homme qui se laisserait porter par le courant d'un fleuve; mais on n'ose encore se hasarder à écouter la voix intérieure pour les sacrifices que Dieu prépare. On est comme l'enfant Samuel, qui n'était point encore accoutumé aux communications du Seigneur. Le Seigneur l'appelait, il croyait que c'était Héli. Héli disait : Mon enfant, vous avez rêvé, personne ne vous parle. Tout de même on ne sait si c'est quelque imagina · tion qui nous pousserait trop loin. Souvent le grand prêtre Héli, c'est-à-dire les conducteurs, nous disent que nous avons rêvé, et que nous demeurions en repos. Mais Dieu ne nous y laisse point, et nous réveille jusqu'à ce que nous prêtions l'oreille à ce qu'il

1 I. Cor. II, 10, 11. a I. Reg. III, 4, etc.

veut dire. S'il s'agissait de visions, d'apparitions, de révélations, de lumières extraordinaires, de miracles', de conduite contraire aux sentiments de l'Église, on aurait raison de ne s'y arrêter pas. Mais quand Dieu nous a menés jusqu'à un certain point de détachement, et qu'ensuite nous avons une conviction intérieure qu'il veut encore certaines choses innocentes, qui ne vont qu'à devenir plus simples et qu'à mourir plus profondément à nous-mêmes, y a-t-il de l'illusion à suivre ces mouvements? Je suppose qu'on ne les suit pas sans un bon conseil. La répugnance que notre sagesse et notre amour-propre ont à suivre ces mouvements marque assez qu'ils sont de grâce; car alors on voit bien qu'on n'est retenu contre ces mouvements que par quelque sensibilité et quelque retour sur soi-même. Plus on craint de faire ces choses, plus on en a besoin; car c'est une crainte qui ne vient que de délicatesse, de défaut de souplesse, et d'attachement ou à ses goûts, ou à ses vues. Or il faut mourir à tous ses sentiments de vie naturelle. Ainsi tout prétexte de reculer est ôté, par la conviction qui est au fond du cœur qu'elles aideront à nous faire mourir.

La souplesse et la promptitude pour céder à ces mouvements est ce qui avance le plus les âmes. Celles qui ont assez de générosité pour n'hésiter jamais font bientôt un progrès incroyable. Les autres raisonnent, et ne manquent jamais de raisons pour se dispenser de faire ce qu'elles ont au cœur : elles veulent et ne veulent pas; elles attendent des certitudes; elles cherchent des conseils à leur point, qui les déchargent de ce qu'elles craignent de faire; à chaque pas elles s'arrêtent et regardent en arrière; elles languissent dans l'irrésolution, et éloignent insensiblement l'Esprit de Dieu. D'abord elles le contristent par leurs hésitations; puis elles l'irritent par des résistances réitérées.

Quand on résiste, on trouve des prétextes pour couvrir sa résistance et pour l'autoriser; mais insensiblement on se dessèche soi-même, on perd la simplicité; et, quelque effort qu'on fasse pour se tromper, on n'est point en paix; il y a toujours dans le fond de la conscience un je ne sais quoi qui reproche qu'on a manqué à Dieu. Mais comme Dieu s'éloigne parce qu'on s'est éloigné de lui, l'âme s'endurcit peu à peu. Elle n'est plus en paix, mais elle ne cherche point la vraie paix; au contraire, elle s'en éloigne de plus en plus en la cherchant où elle n'est pas. C'est comme un os qui est déboîté, et qui fait toujours une douleur secrète; mais quoiqu'il soit dans un état violent hors de sa place, il ne tend point à y rentrer; tout au contraire, il s'affermit dans sa mauvaise situation. Oh! qu'une âme

est digne de pitié lorsqu'elle commence à rejeter les invitations secrètes de Dieu qui demande qu'elle meure à tout! D'abord ce n'est qu'un atome; mais cet atome devient une montagne, et forme bientôt une espèce de chaos impénétrable entre Dieu et elle. On fait le sourd quand Dieu demande une petite simplicité: on craint de l'entendre; on voudrait bien pouvoir se dire à soi-même qu'on ne l'a pas entendu; on se le dit même, mais on ne se le persuade pas. On s'embrouille, on doute de tout ce qu'on a éprouvé; et les grâces qui avaient le plus servi à nous rendre simples et petits dans la main de Dieu commencent à paraître comme des illusions. On cherche au dehors des autorités de directeurs pour apaiser les troubles du dedans, on ne manque pas d'en trouver, car il y en a tant qui ont peu d'expérience, même avec beaucoup de savoir et de piété! En cet état, plus on veut se guérir, plus on se fait malade. On est comme un cerf qui est blessé, et qui porte dans ses flancs le trait dont il est percé, plus il s'agite au travers des forêts pour s'en délivrer, plus il l'enfonce dans son corps. Hélas! qui est celui qui a résisté à Dieu et qui a eu la paix1? Dieu, qui est lui seul la paix véritable, peut-il laisser tranquille un cœur qui s'oppose à ses desseins? Alors on est comme les personnes qui ont une maladie inconnue. Tous les médecins emploient leur art à les soulager, et rien ne les soulage, Vous les voyez tristes, abattus, languissants: il n'y a ni aliment ni remède qui puissent leur faire aucun bien; ils dépérissent chaque jour. Faut-il s'étonner qu'en s'égarant de son vrai chemin on aille hors de toute route, s'égarant sans cesse de plus en plus?

Mais, direz-vous, les commencements de tous ces malheurs ne sont rien : il est vrai, mais les suites en sont funestes. On ne voulait rien réserver dans le sacrifice qu'on faisait à Dieu; c'est ainsi qu'on était disposé en regardant les choses de loin confusément : mais ensuite, quand Dieu nous prend au mot, et accepte en détail nos offres, on sent mille répugnances très-fortes dont on ne se défiait pas. Le courage manque, les vains prétextes viennent flatter un cœur faible et ébranlé : d'abord on retarde, et on doute si on doit suivre; puis on ne fait que la moitié de ce que Dieu demande; on y mêle avec l'opération divine un certain mouvement propre à des manières naturelles, pour conserver quelque ressource à ce fond corrompu qui ne veut point mourir. Dieu, jaloux, se refroidit. L'âme commence à vouloir fermer les yeux, pour ne pas voir plus qu'elle n'a le courage de faire. Dieu la laisse à sa faiblesse et à sa lâ

1 Job. IX, 4.

cheté, puisqu'elle veut y être laissée. Mais comprenez combien sa faute est grande. Plus elle a reçu de Dieu, plus elle doit lui rendre. Elle a reçu un amour prévenant et des grâces singulières; elle a goûté le don de l'amour pur et désintéressé, que tant d'âmes, d'ailleurs très-pieuses, n'ont jamais senti. Dieu n'a rien ménagé pour la posséder tout entière. Il est devenu l'époux intérieur; il a pris soin de faire tout dans son épouse; mais il est infiniment jaloux : mais ne vous étonnez pas des rigueurs de sa jalousie. De quoi est-il donc si jaloux? Est-ce des talents, des lumières, de la régularité des vertus extérieures ? Non; il est condescendant et facile sur toutes ces choses. L'amour n'est jaloux que sur l'amour; toute sa délicatesse ne tombe que sur la droiture de la volonté. Il ne peut souffrir aucun partage du cœur de l'épouse, et il souffre encore moins tous les prétextes dont l'épouse cherche à se tromper pour excuser le partage de son cœur. Voilà ce qui allume le feu dévorant de sa jalousie. Tant que l'amour pur et ingénu vous conduira, ô épouse, l'époux supportera avec une patience sans bornes tout ce que vous ferez d'irrégulier, par mégarde ou par fragilité, sans préjudice de la droiture de votre cœur : mais dès le moment que votre amour refusera quelque chose à Dieu, et que vous voudrez vous tromper vous-même dans ce refus, l'époux vous regardera comme une épouse infidèle qui veut couvrir son infidélité.

Combien d'âmes, après de grands sacrifices, tombent dans ces résistances! La fausse sagesse cause presque tous ces malheurs. Ce n'est pas tant pour n'avoir pas assez de courage que pour avoir trop de raison humaine qu'on s'arrête dans cette course. Il est vrai que Dieu, quand il a appelé les âmes à cet état de sacrifice sans réserve, les traite à proportion des dons ineffables dont il les a comblées. Il est insatiable de mort, de perte, de renoncement; il est même jaloux de ses dons; parce que l'excellence de ses dons nourrit en nous secrètement une certaine confiance propre. Il faut que tout soit détruit, que tout périsse. Nous avons tout donné: Dieu veut nous ôter tout; et en effet il ne nous laisse rien. S'il y a encore la moindre chose à laquelle nous tenions, si bonne qu'elle paraisse, c'est celle-là qu'il vient, le glaive en main, couper jusqu'au dernier repli de notre cœur. Si nous craignons encore par quelque endroit, c'est cet endroit par où il vient nous prendre; car il nous prend toujours par l'endroit le plus faible. Il nous pousse sans nous laisser jamais respirer. Faut-il s'en étonner? Peut-on mourir tandis qu'on respire encore? Nous voulons que Dieu nous donne le coup de la mort; mais nous voudrions mourir sans douleur; nous voudrions mourir à toutes nos volontés par le

choix de notre volonté même; nous voudrions tout perdre, et retenir tout. Hélas! quelle agonie, quelles angoisses, quand Dieu nous mène jusqu'au bout de nos forces! On est entre ses mains comme un malade dans celles d'un chirurgien qui fait une opération douloureuse; on tombe en défaillance. Mais cette comparaison n'est rien; car, après tout, l'opération du chirurgien est pour nous faire vivre, et celle de Dieu pour nous faire réellement mourir.

Pauvres âmes! âmes faibles! que ces derniers coups vous accablent! L'attente seule vous fait frémir, et retourner en arrière. Combien y en a-t-il qui n'achèvent point de traverser l'affreux désert! A peine deux ou trois verront la terre promise. Malheur à celles de qui Dieu attendait tout, et qui ne remplissent point leur grâce! Malheur à quiconque résiste intérieurement! Étrange péché, que celui de pécher contre le Saint-Esprit! Ce péché, irrémissible en ce monde et en l'autre, n'est-il pas celui de résister à l'invitation intérieure? Celui qui y résiste pour sa conversion sera puni en ce monde par le trouble, et en l'autre par les douleurs de l'enfer. Celui qui y résiste pour mourir sans réserve à lui-même, et pour se livrer à la grâce du pur amour, sera puni en ce monde par les remords, et en l'autre par le feu vengeur du purgatoire. Il faut faire son purgatoire en ce monde ou en l'autre, ou par le martyre intérieur du pur amour, ou par les tourments de la justice divine après la mort. Heureux celui qui n'hésite jamais, qui ne craint que de ne suivre pas assez promptement, qui aime toujours mieux faire trop que trop peu contre lui-même! Heureux celui qui présente hardiment toute l'étoffe dès qu'on lui demande un échantillon, et qui laisse tailler Dieu en plein drap! Heureux celui qui, ne se comptant pour rien, ne mel jamais Dieu dans la nécessité de le ménager! Heureux celui que tout ceci n'effraye point!

On croit que cet état est horrible; on se trompe, on se trompe : c'est là qu'on trouve la paix, la liberté, et que le cœur, détaché de tout, s'élargit sans bornes, en sorte qu'il devient immense; rien ne le rétrécit; et, selon la promesse, il devient une même chose avec Dieu même.

O mon Dieu! vous seul pouvez donner la paix qu'on éprouve en cet état-là. Plus l'âme se sacrifie sans ménagement et sans retour sur elle-même, plus elle est libre. Tandis qu'elle n'hésite point à tout perdre et à s'oublier, elle possède tout. Il est vrai que ce n'est point une possession réfléchie, en sorte qu'on se dise à soi-même : Oui, je suis en paix, et je vis heureux; car ce serait trop retomber sur soi, et se chercher après s'être quitté : mais c'est une image de l'état des bienheureux, qui seront à jamais ravis

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en Dieu, sans avoir pendant toute l'éternité un instant pour penser à eux-mêmes et à leur bonheur. Ils sont si heureux dans ce transport, qu'ils seront heureux éternellement, sans se dire à eux-mêmes qu'ils jouissent de ce bonheur.

Vous faites, ô époux des âmes, éprouver dès cette vie, aux âmes qui ne vous résistent jamais, un avant-goût de cette félicité. On ne veut rien, et on veut tout. Comme il n'y a que la créature qui borne le cœur, le cœur n'étant jamais resserré ni par l'attachement aux créatures, ni par le retour sur luimême, il entre pour ainsi dire dans votre immensité. Rien ne l'arrête; il se perd toujours en vous de plus en plus : mais quoique sa capacité croisse à l'infini, vous le remplissez tout entier; il est toujours rassasié. Il ne dit point: Je suis heureux; car il ne se soucie point de l'être s'il s'en souciait, il ne le serait plus, il s'aimerait encore. Il ne possède point son bonheur, mais son bonheur le possède. En quelque moment qu'on le prenne, et qu'on lui demande : Voulez-vous souffrir ce que vous souffrez? voudriez-vous avoir ce que vous n'avez pas ? il répondra sans hésiter, et sans se consulter soi-même : Je veux souffrir ce que je souffre, et n'avoir point ce que je n'ai pas; je veux tout, je ne veux rien.

Voilà, mon Dieu, la vraie et pure adoration en esprit et en vérité. Vous cherchez de tels adorateurs; mais vous n'en trouvez guère. Presque tous se cherchent eux-mêmes dans vos dons, au lieu de vous chercher tout seul dans la croix et dans le dépouillement. On veut vous conduire au lieu de se laisser conduire par vous. On se donne à vous pour devenir grand; mais on se refuse dès qu'il faut se laisser appetisser. On dit qu'on ne tient à rien; et on est effrayé par les moindres pertes. On veut vous posséder; mais on ne veut point se perdre pour être possédé par vous. Ce n'est pas vous aimer; c'est vouloir être aimé par vous. O Dieu! la créature ne sait point pourquoi vous l'avez faite apprenez-le-lui, et imprimez au fond de son cœur que la boue doit se laisser donner sans résistance toutes les formes qu'il plaît à l'ouvrier.

XXIII.

qu'elle peut. Jugeons combien nos plaies sont profondes et envenimées, puisque Dieu nous épargne tant, et qu'il nous fait néanmoins si violemment souffrir.

De même qu'il ne nous fait jamais souffrir que pour notre guérison, il ne nous ôte aussi aucun de ses dons que pour nous le rendre au centuple. Il nous ôte par amour tous les dons les plus purs que nous possédons impurement. Plus les dons sont purs, plus il est jaloux, afin que nous les conservions, sans nous les approprier, et sans nous les rapporter jamais à nous-mêmes. Les grâces les plus éminentes sont les plus dangereux poisons, si nous y prenons quelque appui et quelque complaisance. C'est le péché des mauvais anges. Ils ne firent que regarder leur état, et s'y complaire; les voilà, dans l'instant même, précipités du ciel et éternels ennemis de Dieu.

tendent peu en péchés. Celui-là est le plus grand de Cet exemple fait voir combien les hommes s'entous cependant il est bien rare de trouver des âmes le don de Dieu. Quand on pense aux grâces de Dieu, assez pures pour posséder purement et sans propriété fait presque toujours une certaine sensibilité qu'on c'est toujours pour soi; et c'est l'amour du moi qui a pour les grâces. On est contristé de se trouver faible on est tout animé quand on se trouve fort; on gloire de Dieu, comme on regarderait celle d'un aune regarde point sa perfection uniquement pour la sensible et quand les grâces aperçues échappent: en tre. On est contristé et découragé quand le goût un mot, c'est presque toujours de soi et non de Dieu qu'il est question.

De là vient que toutes les vertus aperçues ont besoin d'être purifiées, parce qu'elles nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment très-subtil des grâces les plus contraires à la nature : l'amour-propre se nourrit non-seulement d'austérité et d'humiliations, non-seulement d'oraison fervente et de renoncement à soi, mais encore de l'abandon le plus pur et des sacrifices les plus extrêmes. C'est un soutien infini que de penser qu'on n'est plus soutenu de rien, et qu'on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s'abandonner fidè

Utilité des peines et des délaissements intérieurs. N'aimer | lement et sans réserve. Pour consommer le sacrifice ses amis qu'en Dieu et pour Dieu.

Dieu, qui paraît si rigoureux aux âmes, ne leur fait jamais rien souffrir par le plaisir de les faire souffrir. Il ne les met en souffrance que pour les purifier. La rigueur de l'opération vient du mal qu'il faut arracher: il ne ferait aucune incision si tout était sain; il ne coupe que ce qui est mort et ulcéré. C'est donc notre amour-propre corrompu qui fait nos douleurs : la main de Dieu nous en fait le moins

de purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire l'holocauste; il faut tout perdre, même l'abandon aperçu par lequel on se voit livré à sa perte.

On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte apparente de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource intérieure. La jalousie infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour

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