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goût est du ressort de la raison; elle est susceptible de cette évidence qui frappe tous les hommes dès qu'ils sont éclairés. Jusque-là les règles de l'art ne sont que les règles du bon sens, invariables comme lui. L'artiste, doué d'un esprit juste, seroit donc en cette partie assez sûr de se bien conduire, et n'auroit pas besoin de guide s'il vouloit se donner la peine de méditer lui-même les procédés de l'art, de les rédiger en méthode; mais quelle triste et longue étude! et le génie impatient de produire n'est-il pas trop heureux qu'on lui épargne le travail d'une froide réflexion? Corneille eût-il passé si rapidement de Clitandre à Cinna, s'il n'avoit pas trouvé sa route comme tracée par Aristote pour lequel son respect annonce sa reconnoissance? La théorie des beaux arts ressemble aux élémens des sciences : l'homme de génie a de quoi les deviner, s'ils n'étoient pas faits; mais quel temps n'y emploieroit-il pas ? Le second juge en fait de goût, c'est le sentiment, qu'on entende par-là l'effet de l'émotion des organes, soit qu'on entende l'impression faite directement sur l'ame par l'entremise des sens.

soit

C'est ici que le goût varie, et que, dans une longue suite de siècles et dans une multitude innombrable d'hommes diversement affectés de la même chose, il s'agit de déterminer quels sont les temps, les lieux, les peuples dont le jugement fera loi, et le moyen en est facile: c'est de recueillir les suffrages des siècles et des nations. Or, dans tous les arts qui intéressent les sens, la déférence universelle décidera en faveur des Grecs. La nature semble avoir fait de ce peuple le législateur des plaisirs, le grand maître dans l'art de plaire, l'inventeur, l'artisan, le modèle du beau par excellence dans tous les genres. C'est à lui qu'elle a révélé le secret des plus belles formes, des plus belles proportions, des plus harmonieux ensembles: cette supériorité leur est acquise au moins en sculpture, en architecture; et, depuis le temps de Périclès jusqu'à nous, on n'a rien imaginé de plus parfait que les modèles qu'ils nous ont laissés; de l'aveu même de tous les peuples, en s'éloignant de ees modèles, on n'a fait qu'altérer les beautés pures de ces deux arts. En tracer les regles, ce n'est donc

que réduire leur méthode en préceptes, généraliser leurs exemples et enseigner à les imiter.

Lorsque Virgile disoit des Romains :

Excudent alii spirantia mollius æra,

il ne croyoit que flatter sa patrie, et la consoler de la supériorité des Grecs dans les arts; il ne croyoit pas présager la gloire de l'Italie moderne. C'est cependant ce peuple, amolli par la paix et la servitude, qui a pris la place des Grecs, et qui, après eux, semble avoir été le confident de la belle nature. Dans les deux arts dont je viens de parler, il n'a fait que les imiter; mais, dans les arts dont les modèles ne lui avoient pas été transmis, comme la peinture et la musique, son génie, frappé de l'idée essentielle et universelle du beau, a fait douter si les Grecs eux-mêmes avoient été aussi loin que lui. La sculpture, il est vrai, du côté du dessin, a été le modèle de la peinture; mais le coloris, le clair obscur, la perspective, ont été créés de nouveau; et, du côté de la musique, quelques lueurs confuses sur les rapports des sons, que les anciens nous ont transmises, ne dérobent pas au génie italien la gloire de l'invention et de la perfection de ce bel art. Ainsi, en sculpture, en architecture, en peinture, en musique, le goût sait prendre ses règles; les modèles en sont les types; l'expérience en est la preuve, et le suffrage universel de tous les peuples y a mis le sceau.

En éloquence et en poésie, nous n'avons pas d'autorité aussi formellement décisive, aussi unanimement reconnue : par la raison que les objets, les moyens, les procédés de ces deux arts sont plus divers que les modèles en sont moins accomplis, et que, dans les goûts qui intéressent l'esprit, l'imagination et le sentiment, et sur lesquels l'opinion, les mœurs, le génie et le caractère des peuples ont beaucoup d'influence, il y a plus d'inconstance et de variété. Cependant, comme ces deux arts o ont de tout temps fixé l'attention des hommes les plus éclairés, et fait l'objet de leurs études, soit qu'ils les aient exercés eux-mêmes, soit qu'ils n'aient fait qu'en jouir, et qu'étonnés de leur puis

sance, ils aient voulu en observer, en développer les ressorts, il est certain que les secrets en ont été approfondis, et les moyens réduits en régles; mais il en est de ces régles comme des lois dont la lettre tue et l'esprit vivifie; elles sont devenues, dans les mains des commentateurs, de lourdes chaînes dont ils ont chargé le génie. C'est peu même d'avoir mal entendu et mal expliqué les préceptes dictés par les maîtres de l'art, ils ont voulu faire des lois eux-mêmes; fiers de leur érudition, et fanatiques de l'antiquité qu'ils se glorifioient de connoître, ils nous ont donné pour modèle tout ce qu'elle nous a laissé, et ont mis sans discernement l'exemple et l'autorité à la place du sentiment et de la raison. Tout n'est pas beau chez les anciens; les poètes, les orateurs les plus célèbres ont leurs défauts; les ouvrages même les plus admirés sont encore loin d'être parfaits; les plus grands hommes, dans leur art, n'en ont pas atteint les limites; les procédés et les moyens ne leur en étoient pas tous connus; et la route qu'ils ont suivie n'est bien souvent ni la seule ni la meilleure qu'on ait à suivre. Mille beautés ont fait passer mille défauts; mais les défauts qu'elles ont rachetés ne sont pas des beautés eux-mêmes c'est là ce que les Scaliger, les Dacier, n'ont jamais bien compris. Si Corneille en avoit cru Aristote, il se seroit interdit le dénouement de Rodogune; et, si nous en croyons Dacier, ce dénouement est des plus mauvais; car il est d'une espèce inconnue aux anciens, et rejetée par Aristote. D'après la même théorie, toutes les pièces où le personnage intéressant fait son malheur lui-même avec connoissance de cause seroient bannies du théâtre, et l'on n'auroit jamais pensé à y faire voir l'homme victime de ses passions. Voilà comme une théorie, exclusivement attachée à la pratique des anciens, donne les faits pour les limites des possibles, et veut réduire le génie à l'éternelle servitude d'une étroite imitation.

Une autre espèce de faiseurs de règles, ce sont ces artistes médiocres qui commencent par composer, et qui, se donnant pour modèles, font de leur pratique, bonne ou mauvaise, la théorie de leur art. La Motte, par exemple en traitant avec plus d'esprit que de goût des divers genres

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de poésie dans lesquels il s'est exercé, semble moins occupé à trouver des régles que des excuses. Ainsi, tout ce qu'il a écrit sur le poème épique est plein des mêmes préjugés qui lui ont fait si mal traduire et abréger l'Iliade; ainsi, au lieu d'étudier le mécanisme de nos vers, il ne cesse de rimer et de déclamer contre la rime; ainsi, ses discours sur l'ode et la pastorale ne sont que l'apologie déguisée de ses pastorales et de ses odes, artifice ingénieux qui n'en a imposé qu'un moment.

Les vrais législateurs des arts sont ceux qui, remontant au principe des choses, après avoir étudié, et dans les hommes, et dans la nature, et dans les arts même, les rapports des objets avec l'ame et les sens, et les impressions de plaisir et de peine qui résultent de ces rapports, après avoir tiré de l'expérience de tous les siècles, surtout des siècles éclairés, des inductions qni déterminent et les procédés les plus sûrs, et les moyens les plus puissans, et les effets les plus constamment infaillibles, donnent ces résultats pour règles, sans prétendre que le génie s'y soumette servilement, et n'ait pas le droit de s'en dégager toutes les fois qu'il sent qu'elles l'appesantissent ou le mettent trop à l'étroit. Ce sont des moyens de bien faire qu'on lui propose en lui laissant la liberté de faire mieux : celui-là seul a tort qui fait plus mal en s'écartant des règles; et, comme il n'y a rien de plus commun qu'un ouvrage régulier et mauvais, il est possible, quoique plus rare, d'en produire un qui plaise universellement contre les règles et en dépit des règles. Le poème de l'Arioste en est un exemple; mais la licence alors est obligée de mériter, à force d'agrémens et de beautés qui lui soient dus, qu'on la préfère à plus de régularité.

On a dit que quelques lignes, tracées par un homme de génie, sont plus utiles au talent que des méthodes péniblement écrites par de froids spéculateurs. Rien n'est plus vrai, quand il s'agit d'échauffer l'ame et de l'élever; mais les modèles les plus frappans ne jettent leur lumière que sur un point: celle des règles est plus étendue; elle éclaire toute la route; il ne faut donc avoir pour les régles tracées ni un présomptueux mépris ni un respect supersti

tieux et servile. Cicéron et Quintilien, pour les orateurs; Aristote, Horace, Longin, Boileau, pour les poètes, sont des guides que le génie lui-même ne doit pas dédaigner de suivre; mais, pour marcher d'un pas plus sûr, ne doit pas cesser de marcher d'un pas libre.

(M. MARMON TEL.)

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