Les avides courtisans qui environnaient le monarque anglais n'ignoraient pas quels avaient été dans d'autres pays les procédés de l'hérésie. Le pillage des monastères et des eglises leur offrait à tous des dépouilles non moins riches que celles qui étaient devenues la proie des seigneurs allemands. Ils savaient bien qu'en poussant Henri VIII à des mesures injustes, auxquelles ses prodigalités autant que ses passions l'avaient préparé, et qu'embrasserait avidement la haine mortelle qu'il avait vouée à Rome, ils seraient eux-mêmes après lui, et plus que lui peut-être, les favorisés dans cette œuvre de spoliation. Aussi, dès ce moment, de perfides conseils, habilement dissimulés sous les plus spécieux prétextes, commencèrent à retentir autour du trône. La chambre des Lords écouta formuler dans son enceinte la proposition de réformer l'Église; mais, ainsi que le fit remarquer aussitôt l'évêque de Rochester, sous ce zèle prétendu qu'on affectait pour le bien de la religion, il y avait pour craindre qu'on ne s'inquiétât beaucoup moins de son bien que de ses biens (1). Déjà il semblait que l'on pouvait tout oser contre un clergé sans vertu et sans énergie, tremblant aux pieds d'un despote. Un nouvel artifice, auquel Henri VIII lui-même n'eût peut-être jamais songé, lui fut suggéré par Thomas Cromwell, qui, mieux que tout autre, savait quelles passions il fallait flatter ou irriter pour entretenir le courroux du prince contre ceux qu'on voulait perdre. Ce ministre audacieux imagina donc de placer tout le clergé du royaume sous le coup d'une accusation de trahison, la plus incroyable qu'il soit possible d'inventer. : On sait que le cardinal Wolsey, ministre de Henry VIII, avait exercé avant sa disgrâce les fonctions de légat du pape en Angleterre. Le monarque avait reconnu ce titre lui-même avait donné au prélat une autorisation spéciale sous le grand sceau de l'Etat. Tout-à-coup on se rappelle que ce titre est en opposition avec un statut, passé quelques siècles auparavant sous le roi Richard II, et, comme tant d'autres, tombé dans l'oubli. Cromwell se récrie, s'alarme et représente vivement tout ce qu'il y avait de grave dans cet acte, que, de concert avec le roi, il est convenu d'incriminer. Henri VIII, pour tout le reste si fier et si absolu, feignit de se montrer scrupuleux cette fois. Il ne rougit pas de paraître reculer devant un statut sans vigueur, qu'il avait le premier violé et fait violer par 1. Tytier cité par Audin dans sa vie de Henri VIII, t. II, p. 27. tous les ecclésiastiques de son royaume. Cette ruse entrait dans le plan qu'il avait formé avec son vicaire-général, et ce ne fut que par des sommes considérables que le clergé d'Angleterre, devenu coupable de trahison sans s'en douter, put se soustraire au châtiment. La violence royale descendait à l'escroquerie : elle allait pousser jusqu'au sacrilège. En effet, non content de cet argent qu'il réclame et qu'on s'empresse de lui présenter, Henri déclare qu'il ne consentira à le recevoir que quand la convocation du clergé (1) aura ellemême consenti à le reconnaître pour le protecteur et chef suprême de l'Église d'Angleterre. Une seule voix encore, dans cette assemblée dominée par la terreur, eut le courage de s'élever contre une proposition aussi monstrueuse; ce fut celle de Tunstal, évêque de Durham. « Si la clause exigée, dit-il, tend à.prouver que le roi est le chef du temporel, elle est inutile; car, tous tant que nous sommes ici, nous reconnaissons ce pouvoir; si du monarque elle veut faire un pontife, elle est contraire à la doctrine de l'Église, et nous vous sommons de flétrir cette violence faite à nos sacrés enseignements (2). >> Ces sages et énergiques paroles tombèrent à terre. Le clergé trembla et céda, et la mesure de sa faiblesse devint celle de la servitude à laquelle on le réduisit. L'abîme se creusait de plus en plus sous les yeux épouvantés des catholiques, qu'abandonnaient lâchement leurs premiers pasteurs. Une sorte de vertige avait frappé tous les esprits, et chacun considérait, dans une stupéfaction muette, les entreprises de jour en jour plus hardies du roi contre le Siège Apostolique. Henri VIII fait porter une loi qui interdit les appels à Rome ; il défend au clergé de se réunir en convocation sans sa permission; de décider quoi que ce soit, même dans les matières purement spirituelles, qu'il n'ait approuvé lui-même. Il ordonne que chaque dimanche, à la croix de saint Paul, un prélat enseignera au peuple que le pape n'a aucun titre pour étendre son pouvoir au-delà de son diocèse de Rome. En même temps, l'université de Cambridge déclare solennellement qu'elle cesse de reconnaître l'autorité du Pon 1. On appelle convocation la réunion des principaux membres du clergé supérieur et inférieur des deux provinces ecclésiastiques de Cantorbéry et d'York. Elle avait lieu d'ordinaire à la même époque que celle des deux chambres du parlement. 2. Audin, Hist. de Henri VIII, t. II, p. 36. tife romain, et celle d'Oxford, malgré ses répugnances et bien que quarante seulement de ses membres parussent partager les sentiments du roi, formule une semblable protestation. Le despotisme de Henri ne trouve plus d'obstacles ou écrase impitoyablement tout ce qu'il rencontre. Ses passions l'ont tellement aveuglé et endurci, qu'il ne sait respecter ni le loyal dévouement de Thomas Morus, ni la vertu et les cheveux blancs du vénérable Jean Fisher. Une nouvelle ruse de Cromwell fera bientôt tomber ces deux victimes sous les coups de la vengeance royale, quand le monarque aura publiquement et légalement usurpé cette sacrilège suprématie qu'il exige et qu'on n'ose lui refuser. C'est au mois de novembre 1534 que l'acte impie passe au parlement; on y lit ces paroles: «Bien que Sa Majesté royale soit justement et légitimement chef suprême de l'église d'Angleterre, comme elle doit l'être, et qu'elle soit reconnue comme telle par le clergé de ce royaume dans ses convocations; ccpendant, afin de corroborer et confirmer cette croyance pour l'accroissement de la religion du Christ en ce royaume, pour la répression et extirpation de toutes les erreurs, hérésies et autres énormités et abus qui pourraient y avoir existé, qu'il soit établi par l'autorité de ce présent parlement que le roi, notre souverain seigneur, ses héritiers et successeurs les rois de ce royaume, seront tenus, acceptés et réputés le seul chef suprême sur terre de l'église d'Angleterre appelée l'église anglicane, et qu'ils auront et possèderout, annexés et unis à la couronne impériale de ce royaume, ce titre et cette dénomination, aussi bien que tous les honneurs, dignités, immunités, avantages et commodités revenant, et appartenant à ladite qualité de Chef suprême de cette Église. De plus, que notre dit souverain seigneur, ses héritiers et successeurs les rois de ce royaume, auront plein pouvoir et autorité de visiter, reprendre, redresser, réformer, ordonner, corriger, restreindre et amender, etc. (1) ». Le schisme était consommé. Le parlement, usurpant une autorité aussi illégitime et aussi monstrueuse que l'était la prétention royale, accordait à Henri VIII et à ses successeurs au trône d'Angleterre la suprématie spirituelle sur toutes les affaires religieuses. Depuis ce jour, dit Blackstone dans ses Commentaires sur les lois du royaume, « le clergé de l'église 1. Stat. 26, Henri VIII, cap. 13. The act of supremacy. Consommation du schisme. Les évêques reconnaissent Henri VIII comme chef supreme de l'Église d'An .gleterre. d'Angleterre considère le roi comme son chef (head), le parlement comme son législateur (lawgiver), et ne s'enorgueillit de rien avec plus de raison que d'être composé de véritables membres de l'église établie par la loi (1). » Ainsi cette église, entraînée par la violence et par sa propre faiblesse, se retranchait elle-même de la grande famille catholique, et, s'attachant contre sa nature à un chef temporel et civil, se condamnait par le fait à l'isolement, à la dégradation et à la servitude. Et comme si Dieu eût voulu montrer à l'univers, dès les premiers temps, toute l'iniquité et la folic de l'usurpation royale, il permettra que cette suprématie spirituelle, arrachée d'abord par un tyran, aille reposer ensuite sur la tête d'un enfant de neuf ans, puis sur celle d'une femme. Mais n'anticipons pas sur les années et donnons encore quelques développements à ce fait capital dans l'histoire religieuse d'Angleterre. Sur un ordre du monarque, que Cromwell communique aux membres de la convocation, tout se prépare pour la reconnaissance officielle du nouveau titre donné au roi par le parlement. Tous les évêques du royaume, (le vénérable Fisher était déjà emprisonné,) déclarent unanimement qu'ils reconnaissent Henri VIII pour le chef suprême de l'église d'Angleterre, et qu'ils ne possèdent plus d'autre juridiction légitime que celle qu'il plaira au monarque de leur accorder. Les uns après les autres, et Cranmer à leur tête, ils viennent solliciter humblement de sa faveur une nouvelle commission pour l'exercice des fonctions de leur sacré ministère. C'est un évêque anglican lui-même, Burnet, de Salisbury, qui donne la substance de cet acte comme pour enlever jusqu'au moindre soupçon sur son authenticité et son exactitude. En voici la teneur : « Puisque toute juridiction, soit ecclésiastique, soit civile, découle du roi comme chef suprême, et qu'il est le fondement de tout pouvoir, il suit que ceux qui l'exercent par la faveur du roi, doivent reconnaître avec un sentiment de gratitude qu'ils ne le tiennent que de sa bonté, et protester qu'ils le cèderont aussitôt qu'il lui plaira de le redemander. Et bien que le roi ait constitué lord Cromwell son vice-gérant ou lieutenant dans les affaires ecclésiastiques, cependant, comme celui-ci ne pourrait examiner toutes ces choses, le roi, à la demande de N.... 1. Blackstone's Comment. Book IV, ch. VIII, p. 104. The clergy at her persuasion.... look up to the king as their head, to the parliament as their lawgiver, and pride themselves in nothing more justly than in being true members of this church, emphatically by law established. (ici se trouvait le nom de l'évêque postulant), lui donne le pouvoir de rester sur son propre siège, pour ordonner telles personnes qu'il jugera dignes, leur donner l'institution et exercer les autres fonctions de l'autorité épiscopale, pour lesquelles il est dûment commissionné, et cela autant seulement que durera le bon plaisir du roi (1). » Jamais nation catholique n'avait été témoin d'un spectacle plus lamentable et plus humiliant! La malheureuse Angleterre voyait tous ses évêques renoncer à leur mission céleste et divine pour ne plus se reconnaître que les mandataires salariés d'un prince de la terre. Cette acceptation d'une constitution antichrétienne, et sans exemple dans l'histoire, ne s'explique que par le plus profond oubli de toutes les lois ecclésiastiques ou par la plus insigne de toutes les lâchetés. « Car enfin (et c'est encore un protestant anglais qui nous prête cet argument), si le roi est la source de toute juridiction ecclésiastique, quelle qu'elle soit ; si son vice-gérant laïque peut légitimement prendre la place de tous les évêques d'Angleterre, en suppposant qu'il en eût le loisir et qu'il fût capable de le faire en personne; si les évêques, dans l'accomplissement de leur charge, ne sont que les représentants du roi, révocables à son bon plaisir; si toutes ces affirmations sont justes, ainsi que le déclare la commission, il est donc indubitable que la hiérarchie ne peut avoir de juridiction assignée dans le Nouveau Testament, ni aucune autorité dérivée de notre Sauveur. Le pouvoir des clefs doit donc résider dans le magistrat civil ; et s'il en est ainsi, quel droit indépendant peuvent avoir les évêques pour l'exercice de leur charge? Comment peuvent-ils réclamer une mission donnée par JÉSUS-CHRIST? Ou bien, quel prétexte peuvent-ils apporter pour admettre dans la communion de l'Église ou pour en exclure? Et si leurs prétentions à gouverner l'Église doivent tomber si bas, ce pouvoir qui, d'après les lettres-patentes, leur est donné dans la sainte Écriture, doit être d'une bien faible considération (2). » Pas une de ces absurdités, que relève le protestant Collier, ne put faire impression sur les évêques d'Angleterre : tous, excepté Jean Fisher, trahirent la cause de Dieu et de son Église, qu'ils livrèrent comme une esclave aux caprices despotiques de Henri VIII. La justice de Dieu les condamna, pour premier châtiment de leur prévarication, à être les témoins des cruautés par les 1. Burnet, Hist. of Reform., vol. I, p. 267. 2. Collier, Eccles. Hist., vol. II, part. II, p. 170, 218. |