Un vieux soldat manchot, devenu caporal, Rend grâce à sa blessure, et court à l'hôpital; Aux dépens du vaincu, qu'il assomme et qu'il vole, Le vainqueur croit fixer la gloire qui s'envole; Et du prochain hameau le curé, bon chrétien, Gémit sur tant de morts qui ne rapportent rien.
Soit, mais votre systême admet quelque réserve.
Régnier a-t-il raison quand il dit avec verve : « L'honneur est un vieux saint que l'on ne chôme plus?» -Il a tort : c'est juger d'après les seuls abus. On chôme l'intérêt; tous les jours c'est sa fête; De son autel chéri la pompe est toujours prête; Chaque heure y voit sans cesse accourir à grands flots Et des prêtres fervens, et de zélés dévots; Sous le saint aux pieds d'or l'espèce humaine entière Ne courbe pourtant pas son front dans la poussière. Si la foule est pour lui; s'il est fêté, chanté; Si l'autel du vieux saint n'est pas si fréquenté, Le vieux saint, toutefois, a plus d'un prosélyte: Sans chanter l'intérêt, quelques mortels d'élite Vont offrir à l'honneur de pudiques accens, Et brûler devant lui leur solitaire encens.
Cet honneur, direz-vous, c'est pour soi qu'on l'implore, Et, sous un plus beau nom, c'est l'intérêt encore. J'en doute: expliquons-nous. Que d'ordres chamarré, Par les honneurs du temps Giton déshonoré,
Pour prix des lâchetés qu'il nomme ses services, Montre autant de cordons qu'il veut cacher de vices, On lui rend à son gré l'hommage qu'on lui doit: On a les yeux sur lui; car on le montre au doigt. Il jouit; c'est un sot que l'intérêt inspire. Mais parmi les mortels soumis au même empire Comptez-vous Callisthène, entouré d'imposteurs, Du conquérant de l'Inde ardens adulateurs? Comme eux à des bienfaits il aurait pu prétendre, S'il eût voulu comme eux faire un dieu d'Alexandre. Est-ce par intérêt qu'on lui voit à leur sort Préférer la disgrâce, et les fers et la mort?
- Oui, car il les choisit, me répond un sophiste. Et de vingt choix pareils que prouverait la liste? « Qu'il est des glorieux comme des courtisans. On chérit les malheurs quand ils sont éclatans; On se dit : nous souffrons, mais le peuple nous loue. Pour sauver les Romains Décius se dévoue; Régulus, en quittant leur sénat éploré, Va chercher à Carthage un supplice assuré; Plus faible que César au grand jeu des batailles, Caton veut rester libre, et s'ouvre les entrailles. Que sont-ils ces gens-là? d'illustres fanfarons, Certains que l'avenir consacrera leurs noms, Et que la déité qui tient les cent trompettes Du récit de leur mort enflera les gazettes. Tous ces faits merveilleux dont vous vous entichez,
Les chrétiens les nommaient de splendides péchés. Des chrétiens à leur tour n'avons-nous rien à dire? L'intérêt personnel les poussait au martyre. Avides du trépas, ces sectaires pieux Terminaient leur exil, et conquéraient les cieux. Au temps de saint Bernard, quand nos benêts d'ancêtres Vendaient, en se croisant, leur héritage aux prêtres, De ces champs qu'ils cédaient par des contrats écrits Ils exigaient le double aux champs du paradis; Ils gagnaient cent pour cent; et, par devant notaire, On faisait, des deux parts, une excellente affaire. Selon les tems, les lieux, chaque homme a ses désirs; D'après son caractère il se fait des plaisirs. L'avare enfouit l'or; le prodigue le jette; La prude fuit l'éclat que cherche la coquette; Lucrèce et Virginie aiment la chasteté; Maintenon le pouvoir, Ninon la volupté; Richelieu, promenant ses banales tendresses, A cinquante ans passés trompe encor vingt maîtresses; Et Rancé, dès trente ans, infidèle aux amours, Au désert de la Trappe ensevelit ses jours.. Par Comus et Pomone une table fournie, Délicate, abondante, et cinq fois regarnie, N'épuise point les vœux du lourd Apicius; Un plat mal apprêté satisfait Curius. Des athlétiques jeux Sparte fait ses délices; Sybaris, effrayée, y verrait des supplices. Marc-Aurèle est modeste au palais des Césars;
L'orgueilleux Diogène, appelant les regards, Étale en un tonneau, dans la płace publique, L'appareil dégoûtant de son faste cynique. Néron, las de chanter, s'applique à des forfaits; Vindex à des exploits, Titus à des bienfaits; Frédéric fait des vers, et gagne des batailles; Louis-Quinze avili ne fait rien à Versailles. Les goûts sont variés, et chacun suit son goût; Mais je vois toujours l'homme et l'intérêt partout.»
-Non: l'homme n'est point là; l'intérêt fait nos vices: Il les cache avec art sous des vertus factices; Mais la vertu réelle est dans les cœurs bien nés. Sous vos crayons malins ses traits sont profanés; Des sentimens moraux vous effacez l'image. Si l'homme est isolé, c'est dans l'état sauvage. Cet état n'est qu'un rêve; et la Divinité Forma le genre humain pour la société. Or, du nœud social quelle est la garantie? C'est le pouvoir secret qu'on nomme sympathie : Ce besoin de sortir des limites du moi, De vivre utile au monde en vivant hors de soi. De là ces doux liens d'époux, de fils, de pères; La tendresse angélique empreinte au cœur des mères, Et les épanchemens de la tendre amitié; Et les bienfaits pieux que répand la pitié; L'amour, consolateur des peines de la vie; Ce qui fait les héros : l'amour de la patrie;
Et, ce que célébrait un éloquent Romain, La source des vertus, l'amour du genre humain.
D'un juge plein d'honneur la justice égarée Fit priver de ses biens une veuve éplorée : Détrompé, réparant l'irrévocable arrêt, Il rend tout à la veuve; est-ce par intérêt? Non : l'intérêt commande au juge tyrannique Prononçant d'un front calme une sentence inique, Et du temple des lois chassant avec courroux L'orphelin dépouillé qui pleure à ses genoux. Bourbon, de nos guerriers long-tems le chef suprême, Blessé dans son orgueil, dans sa fortune même, S'indigne, et, désertant les étendards français, D'un monarque étranger va subir les bienfaits : C'est à l'intérêt seul que Bourbon sacrifie; Mais Catinat vainqueur commande en Italie: Je le vois, sans murmure, à l'ordre de son roi, Soldat obéissant, marchant sous Villeroi. L'intérêt produit-il un dévoûment si rare? Dans les remparts de Dreux un fléau se déclare: A le fuir invité, l'auteur de Wenceslas Y reste, attend son heure, et reçoit le trépas. Quand Marseille est en proie à la même influence, Le héros de Denain gouverne la Provence; Cent mille infortunés l'appellent à grands cris; 11 les plaint, les exhorte, et demeure à Paris. Tous deux à l'intérêt les trouvez-vous sensibles?
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