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LES ANGLAIS CHEZ EUX (1).- ESQUISSES DE VOYAGES.

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BRETON DEL FIG PAI CAPPI

Vue intérieure de la cathédrale de Saint-Paul, à Londres. Meeting du Reform-club. DÉCEMBRE 1850,

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- 9

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DIX-HUITIEME VOLUME.

CHAPITRE II.

Les écuyers à pied de l'égalité. - Physionomie des clubs. · Les cuisines de Riquet-à-la-louppe. - Comment on dine. De quoi Fon cause. Pourquoi Londres manque de cafés et de restaurants. Monotonie de la vie anglaise. Du culte de Wellington: anecdote. - Les omnibus. Un peu de fantaisie à propos de Saint-Paul, qui en est dépourvu.- Aneedote sur le peintre Thornhill.- Des sculptures faites au tour. -Le charnier Saint-l'aul.- Un cimetière dans la rue, ou du respect des morts. Les chanoines de la cité du Dieu Plutus. Harpagon bonhomme.- La Banque et la Bourse. - Gog et Magog. Un coupe-gorge historique: visite à la Tour de Londres.- Barbe-Bleue s'est fait portier.-Les docks et leurs trésors. Haillons et loques: monographie d'une capote de velours.- Ce qu'on voit sous la Tamise.

Un de mes amis m'avait donné une lettre d'introduction pour un négociant anglais, sir William P***, Esquire, à qui je la laissai avec ma carte de visite, au bureau de Reform-Club, dans Pall-Mall. Deux heures après, sir William se présentait à ma demeure d'où j'étais absent. Il y revint le soir même, et comme je n'étais pas rentré, il m'écrivit un billet dans la suscription flatteuse duquel je me trouvais fait écuyer. Toutes les lettres que j'ai reçues depuis portaient ce titre, dont on gratifie tout le monde.

L'Angleterre est le pays de l'égalité légale; mais ce genre d'équilibre n'atteint pas jusqu'aux mœurs; et bien que notre penchant pour les distinctions semble puéril aux Anglais, il est aisé de démontrer qu'ils n'en sont pas exempts. Ils n'ont pas, comme nous, l'amour des uniformes, des épaulettes, des habits brodés ou des décorations; leurs boutonnières, souvent ornées d'une fleur, ne sont jamais parées de rosettes ni de nœuds de ruban; mais chacun prétend au titre de sir, jadis réservé aux membres de la Chambre des communes, aux baronnets et à quelques fonctionnaires; puis, le titre de sir devenant trop vulgaire, chacun est écuyer pour se distinguer de tout le monde. Ces réflexions, bien entendu, ne concernent point sir William, qui est dûment écuyer; elles ne concernent que moi, qui suis très-certain de ne l'être pas.

Chez nous, en matière d'égalité, l'on est plus rigide sur la forme; on l'est moins quant à la réalité. M. Caussidière est écuyer à Londres, où il se livre au commerce des vins; mais si le roi d'Angleterre manquait à faire honneur à ses échéances, M. Caussidière ferait saisir les équipages ou toute autre portion des meubles ou immeubles du roi d'Angleterre, plus aisément peut-être que ne l'eût fait, en France, un créancier de M. Caussidière, quand ce dernier régnait à Jérusalem, en la cité de Paris.

Le roi Guillaume éprouva, dit-on, certains désagréments de ce genre. Là, point de priviléges personnels; et c'est bien vainement qu'un lord délinquant irait chercher dans sa poche une médaille officielle, pour se tirer d'affaire à la façon du comte Almaviva. Je me souviens d'avoir vu empoigner sans façon, au Vauxhall, un jeune membre de la Chambre haute qui faisait tapage, contusionnait les têtes à coups de pièces d'or, et forçait les passants à boire du champagne. Les policemen le jetèrent à la porte après l'avoir colleté, secoué, rossé comme un valet des vieilles comédies. La foule regardait sans passion; cette répression ne vengeait personne.

(1) Voyez octobre et novembre derniers.

Voilà l'égalité; mais on est écuyer dès qu'on peut aspirer à être bourgeois; mais ces ennemis de l'ostentation se font honneur de posséder les insignes de trois ordres gothiques, le Bain, Saint-George et la Jarretière; mais ils ont la manie des armoiries; et pour peu qu'une famille ait le droit de plaquer trois merlettes sur un carrosse ou sur le plat des cuillers, elle fait porter à la maison qu'elle habite le deuil de son chef. Elles sont fort nombreuses, ces façades où l'on voit briller, au premier étage, un blason encadré dans une planche noire, taillée en losange, et la pointe en bas. Ce deuil d'apparat dure l'espace d'une année.

Le contenu de la lettre de sir William répondait à la civilité de l'enveloppe, et à l'aimable empressement dont il m'avait honoré. Rien de plus courtois, de plus obligeant et de plus sûr que le commerce intime des Anglais. Leur manière est simple, franche, prévenante sans obséquiosité, serviable sans appareil, et amicale sans protestations. Sir William m'indiquait les jours où il lui était possible de se mettre à ma disposition, et me priait à diner pour le lendemain à Réform-Club.

Inabordable pour tout étranger non présenté, le club occupe une place importante dans la vie anglaise; il est donc essentiel d'en donner une juste idée.

On dénomme ainsi, chacun le sait, toute assemblée libre, extra-officielle et permanente, exclusivement composée d'hommes; mais les clubs dont il est ici question correspondent à ce que l'on qualifie chez nous de Cercies ou de Casinos. En général, la pensée qui préside à la fondation d'un club est celle de faciliter des relations entre gens de la même opinion, du même état où de la même profession. Il y a des clubs militaires, des clubs savants, des clubs commerciaux, des clubs littéraires, des clubs whigs et des clubs torys. Mais ces distinctions n'ont rien d'absolu.

On compte actuellement à Londres plus de soixante clubs. Le nombre des abonnés de chacun d'eux s'éclelonne de quatre cents à dix-huit cents. Ces établissements rivalisent de luxe, et Reform-Club est l'un des trois plus splendides. La construction de l'édifice, sans y comprendre le mobilier, a coûté trois millions; Pali-Mall, qui contient une douzaine de monuments de ce genre, est une rue bordée de palais.

Reform-Club est un édifice presque carré, à deux étages, avec neuf fenêtres de front et huit sur les faces laterales; il reçoit le jour par un dôme et par cent croisées. La salle d'entrée, précédée d'un bureau avec un préposé chargé de recevoir les demandes des visiteurs, est eniʊurée de colonnes supportant une large galerie, et parquetée en marqueterie imitant la mosaïque romaine. Les piliers sont en stuc couleur de marbre siennois; le dome, où le jour descend par un vitrail bleu taillé à facettes, est porté sur vingt colonnes ioniques, dont les soubassements, en porphyre rouge, côtoyant une balustrade de pierre, reposent sur la galerie, à laquelle on monte par tin large escalier de marbre blanc. Cette galerie, où l'on se promène comme dans un cloître couvert, est ornée de sicges, d'un bon tapis, de glaces, de peintures. C'est une espèce de salon commun, élevé d'un étage an-dessus da salon d'attente où l'on reçoit les étrangers. Salles de jeu, salles de lecture, salles d'étude ou de bal, petits salons pour une seule société, ont leurs portes sur la galerie, ainsi que les deux bibliothèques, très-volumineuses, l'une consacrée aux lettres, l'autre au droit et à la politique. Le club entretient deux bibliothécaires. L'étage inférieur contient, en nombre assez considérable, des chambres à

coucher. Londres est si grand, le temps y est de si grand prix, que l'on dépense de fortes sommes pour le ménager. Qu'un abonné ait affaire dès le matin dans le quartier du club, ou qu'il se propose de rentrer trop tard pour courir jusqu'à son domicile, il apporte ou envoie son bagage au club, et vient y coucher. Toute chambre est munie d'un cabinet de toilette avec des aiguières en marbre blanc, où deux robinets versent l'eau chaude et l'eau froide à toute heure. Savons, pâtes, parfums, essences, ustensiles de toilette, on trouve là tout au complet, ainsi que des valets de chambre, si l'on veut être habillé ou rasé. Si l'on se borne à vouloir changer de costume après dîner, on a les mêmes facilités au rez-de-chaussée, et l'on évite la fatigue des étages. Là sont aussi de jolies salles de bains les cuisines souterraines rappellent celles de Riquet-à-la-Houppe.

C'est là qu'on voit rôtir devant des grilles étagées, de cinq pieds de haut, formant une muraille de feu, des quartiers de bœuf, des moitiés d'agneaux et des chapelets de volailles. Une porte à deux battants, écran gigantesque, permet aux cuisiniers qui l'entr'ouvrent de lorgner le rôti sans être grillés vifs au passage. Une autre pièce, munie d'un four, sert d'officine à la pâtisserie. Plus loin est la laiterie; ailleurs le garde-manger, où les quartiers de viande tout taillés, rangés dans des commodes énormes, sur plusieurs tiroirs à cuve de zinc, reposent sur des lits de glace. La poissonnerie offre des dispositions analogues. Tout est propre avec luxe, et la batterie de cuisine resplendit.

Ces merveilles explorées à la satisfaction du bon sir William, tout réjoui de mon admiration, l'on passa dans la salle à manger, très-vaste, très-élevée, et éclairée par neuf fenêtres donnant sur un joli jardin. Vingt domestiques en habit noir y desservent une foule de petites tables avec promptitude et sans bruit. Ils glissent sur le tapis de haute lisse, et leurs souliers ont des semelles de molleton. Le cliquetis de la vaisselle, le fracas des assiettes sont des déplaisirs inconnus des mortels fortunés qui dinent aux clubs. Et l'on s'étonnerait de la complaisance de leurs estomacs!

L'usage veut qu'un abonné ne puisse traiter un étranger sans convier un collègue. Ce jour-là, mon hôte avait deux convives, et par conséquent deux confrères: l'un était un officier des gardes de la reine. Dans ce pays on devinerait les militaires à la douceur de leur voix, à la modestie de leur allure, à certaine recherche de la grâce, et au soin qu'ils prennent de s'abstenir de toute brusquerie de nature à rappeler les casernes. Comme, en outre, ces officiers passent leurs congés en voyage, et ont tenu garnison dans les cinq parties du monde, ils savent parler d'autre chose que du fourniment, de la promotion, du harnais et des fourrages. De ma vie je n'ai rencontré homme mieux élevé, plus attentif, plus prévenant. L'autre convive, un peu sur la réserve, et beaucoup plus jeune, est un écrivain distingué; il fallut deviner sa vaste érudition, son jugement fin et son esprit ; car il fait abnégation de lui-même, à moins d'être questionné. Ecossais, résidant à Edimbourg, et plus lettré que les Anglais n'ont coutume de l'être, M. Patton est l'auteur des Lettres sur la Hongrie, publiées par le Times pendant la guerre, et qui ont fait sensation dans le monde diplomatique.

Au début des événements, le journal envoya cet écrivain, qui n'est point un journaliste, mais qui connaissait ces contrées, sur le théâtre de la lutte, muni de lettres et de moyens d'accès près des deux partis, sans autres recommandations que de tout voir, de tout pénétrer, à

quelque prix que ce fût, et de livrer en toute liberté ses impressions, qui régleraient l'opinion du Times. M. Patton vécut dans les camps, courut le pays, traversa les villes, assista aux siéges, et vit des champs de bataille durant huit mois. La lutte terminée, il revint, satisfait, non d'avoir tant de choses à conter, mais d'avoir tant de souvenirs à garder.

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On entrevoit, aux moindres détails, et là surtout, les distances énormes qui séparent, quant aux mœurs, la GrandeBretagne de la France. Si, chose invraisemblable, un journal français était assez riche pour encourir de si grandes dépenses, il dirait à son rédacteur: - Allez, examinez, et éreintez les Hongrois; ou bien : Observez tout, et célébrez l'héroïsme de la Hongrie. Mais de faire quatre à cinq cents lieues pour puiser dans l'expérience une opinion indépendante et supérieure à l'esprit de parti..., il n'en sera jamais question chez nous. Et pourquoi ? Parce que si l'opinion contrariait l'abonné, il se désabonnerait au lieu de modifier ses idées. L'Anglais prétend savoir, nous préférons discuter; la vérité le sert, et la passion nous flatte. Qu'est-ce pourtant en Angleterre qu'un journaliste de profession? moins qu'un chien. Ces intelligents amis de la liberté payent les journaux, mais ne s'exposent point, en en accroissant l'importance, à subir la tyrannie des journalistes.

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Pendant le repas, mes hôtes parlèrent, comme d'un préjugé antique et bizarre, des vieilles animosités de la France et de l'Angleterre, antagonisme bien éteint parmi le peuple. Le continent occidental, disaient-ils, a de jour en jour une influence moins directe sur les intérêts commerciaux de notre nation. Tout ce qui ne touche pas à ce point-là l'intéresse peu. Nos deux pays s'observent, se copient mutuellement, se défient l'un de l'autre à la moindre occasion, s'examinent, et ne peuvent ni s'aimer franchement, ni se haïr tout de bon. Ils médisent l'un de l'autre, et s'estiment, sans pouvoir être unis jamais, ni séparés.

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-Un ménage... parisien, objecta finement l'officier. J'en demande pardon à mes lectrices; mais je bus un grand coup pour me dispenser de la réplique.

Tant de personnes m'ont demandé comment on dîne à Londres, que je dois considérer ce sujet-là comme assez important pour être mentionné. La méthode la plus nouvelle, pour les repas intimes et peu nombreux, est celle-ci : les mets sont placés sur table, l'amphitryon découpe luimême et en offre à ses convives. Le fonds invariable d'un dîner anglais consiste en un poisson et un rôti; le surplus est accessoire. Ce qui caractérise la cérémonie, c'est bien plus les dimensions de ces deux pièces, que la multiplicité des plats. Le poisson se présente le premier. A un convive de marque, on sert un saumon ou un esturgeon d'un mètre de longueur, avec des sauces diverses et des piments fort goûtés des Anglais. Leur saveur nous paraît celle d'un feu d'artifice qu'on avalerait après avoir eu la précaution d'y mettre le feu. Puis, succèdent des entrées à la française, en gibier, en volaille ou en pâtisserie. Le rôti, proportionné à la qualité des invités et à leur nombre, est digne, par sa prépondérance, des époques homériques. Le luxe consiste à servir plusieurs poissons ensemble et plusieurs rôtis. Les hors-d'œuvre sont nombreux et les entremets singuliers; l'un des plus communs est un gâteau, illustré de confitures aigrelettes, faites avec des tiges de rhubarbe ou bien avec des groseilles à maquereau cueillies vertes et qui sont l'obiet d'un débit très

considérable. Souvent on offre la salade sur un plat, sous la forme d'un cœur de laitue partagé en deux. Quelques personnes la mangent ainsi à la main, se bornant à tremper dans le sel l'extrémité des feuilles. Les légumes sont en général cuits à l'eau et offerts şans assaisonnement; on les livre à la circulation de la table en même temps que le rôti. Au dessert surviennent des pains énormes de Chester, de Stilton, et des bateaux de beurre frais. Les fruits, le melon, leur succèdent; après quoi l'on enlève tout, jusqu'à la nappe, et on rapporte des verres et du vin.

Le vin seul a le privilége d'être placé sur la table pendant le repas. Quant à la bière ou à l'ale d'Ecosse, on les apporte dans de grands verres à chaque convive. On boit le vin au Reform-Club à la manière antique, c'est-àdire mêlé à certaines épices. Le sherry, le porto et le claret, ou vin de Bordeaux, précèdent le champagne et se succèdent le long du dîner. Voici quelle en est la préparation à un litre de sherry, précipité dans une cruche qui baigne au fond d'un seau glacé; on mêle un peu de capillaire, une tasse de thé vert, un verre d'eau de Seltz, du cinnamome, de la cannelle en poudre et des zestes de citron. Souvent aussi l'on y ajoute quelques morceaux d'une glace plus pure, plus diaphane que le cristal, et que Reform-Club fait venir d'une lointaine contrée d'Amérique, la seule où l'on trouve au monde de la glace d'une si belle eau. Cette mixture, très-énergique encore, est d'une saveur fine, très-apéritive, et le bordeaux, manipulé de la sorte, se décore d'un joli bouquet.

Pour avoir une idée achevée du luxe de ces grands clubs, il est utile d'observer que les tapis foulés par les abonnés, et tout le linge de table en toile de Saxe, exérutés sur des métiers à la Jacquard, ont été fabriqués sur des dessins appartenant à l'établissement dont ces étoffes portent le nom tissé en toutes lettres parmi les rosaces, les arabesques et les fleurs. De même on a ciselé les cristaux et travaillé la porcelaine pour l'usage exclusif du club, propriétaire et signataire de ses modèles. Les gens experts en matière de fabrication apprécieront l'énorme dépense occasionnée par ce genre de comfort.

Après le dîner nous traversâmes le grand salon, étincelant de peintures et d'or, pour chercher un refuge dans un des boudoirs. On n'a garde de négliger ces petites pièces, car l'Anglais aime le petit comité; il veut, jusqu'au sein du club, garder l'indépendance et trouver la solitude, s'il lui plaît. Lorsque trois ou quatre hommes sont dans une salle, chacun évite de la traverser; l'indiscrétion, la curiosité sont inconnues, deux défauts attentatoires à la liberté.

Les heures passent vite, en compagnie de gens qui ont beaucoup appris par le monde et très-peu dans les livres; qui ont tout vu, tout étudié; qui n'ont pas le goût d'éblcuir par l'exagération, et qui même écoutent mieux qu'ils ne parlent. M. Patton nous entretint de ses voyages; il me parla de notre littérature, et parut prendre intérêt à mes impressions relatives à Londres ainsi qu'à sa population. Cette curiosité est partagée par tous les Anglais que j'ai rencontrés; ils tiennent à l'opinion de la France, et se jugent eux-mêmes avec une bonne foi d'autant plus méritoire, qu'ils sont visiblement heureux de tout jugement qui les flatte. Leur naturel, enclin à la timidité, déguise l'inflexible persévérance de leur volonté. Tout est sérieux et logique dans leur pensée comme dans leur entretien; ils pensent ainsi faire honneur aux autres et se respecter eux-mêmes. Ce qui diffère le plus d'un Anglais dans sa patrie, c'est un Anglais en voyage. De ce contraste sont issus des préjugés que l'on prend au delà du

détroit. Chez eux la conversation est moins diverse que parmi nous, car ils ne s'aventurent pas dans l'inconnu, ne traitent aucun sujet par ouï-dire, et sont, comme on dit, spéciaux jusque dans les relations de société. On est satisfait de leur plaire, parce que l'on se sent prendre pied dans leur estime, et plus la liaison se cimente, plus ils ont d'égards pour vous; or, ils ne se gênent qu'auprès des gens qu'ils respectent, et ils ne respectent jamais ce qu'ils ne connaissent pas. Nous agissons tout au rebours.

Il est peu de voyageurs français qui n'aient déploré le peu d'agrément de la vie extérieure de Londres pour les étrangers. Point de ces cafés brillants où l'on se donne rendez-vous, où l'on vienne lire les journaux, jouer, échanger les nouvelles du jour et passer la soirée. Point de ces beaux restaurateurs, si splendides à Paris et si fréquentés par la jeunesse à la mode. Ce que voyant, on s'en revient dépité et trouvant que les Anglais sont des ours. Ne serait-il pas plus expédient de rechercher le motif de cette différence entre Londres et Paris?

Soixante clubs, analogues à celui que nous venons de décrire, et recueillant à peu près toute la population élégante dans ces palais où le luxe rivalise avec le confortable le mieux entendu, laisseraient peu de pratiques aux cafés et aux restaurants de premier ordre. Les clubs remplacent tout avec avantage, et réalisent à merveille le café, le cabinet de lecture et le restaurateur. Loin donc qu'il soit privé, par la rigidité de ses mœurs, des agréments de la vie française, il les possède à un degré plus élevé; il les concentre et il en charme sa vie sans la disperser. C'est pourquoi le luxe boutiquier de nos établissements le frappe médiocrement; il le trouve mesquin, et le mouvement ne remplace à ses yeux ni le calme, ni le bien-être, ni l'abondante recherche, ni l'ampleur magistrale qui caractérisent l'existence des clubs.

Mais ne deviendrai-je pas suspect d'anglomanie en continuant sur ce ton; n'est-ce pas risquer de rendre chacun incrédule, par excès de sincérité ? J'entrevois une juste objection; il y faut répondre, après l'avoir présentée.

Pourquoi l'Anglais, qui sait si bien vivre, a-t-il tant d'empressement à quitter son pays? Pourquoi son goût prononcé pour Paris et la France, et quel est le mobile de cet exil volontaire à travers le monde?

D'un autre côté, tout Français revient enthousiaste d'une première excursion à Londres, se calme à la seconde, et revient désenchanté de la troisième.

Telles sont les conséquences de la monotonie et de l'uniformité. Tous les Anglais se ressemblent, vivent de même, sont pliés aux lois de la même logique, et sont condamnés aux mêmes distractions. A Londres, le plaisir n'a qu'une saison, l'été, après quoi chacun s'enfuit, et la ville devient insupportable. Et toujours de la pluie! Quelque étendues que soient les relations d'un Anglais, il est condamné à la solitude, car il se voit dans les autres comme dans une série de miroirs. La preuve qu'il n'existe là qu'un caractère, et par conséquent qu'une manière de vivre, c'est qu'il est impossible, à l'aspect des gens, de deviner leur profession. Un lord, un ministre, un domestique, un chanteur des rues, un négociant, un amiral, un soldat et un capitaine, un artiste ou un magistrat, un boxeur ou un prêtre, ont la même physionomie, le même langage, le même costume et la même tenue. Chacun a l'air anglais et rien de plus. Ils vivent de même, travaillant aux mêmes heures, mangeant à la même heure les mêmes mets, séquestrés, en dehors du ménage, de la société des femmes. Un Anglais est un acteur condamné à jouer tous les jours, avec tous ses compatriotes, la scène

du Sosie d'Amphitryon. Ils ont beau faire, ils ne peuvent changer de compagnie, et quand enfin la monotonie les navre et les hébète, quand la fantaisie qui résulte de la variété, principe naturel du mouvement, les recherche d'une manière trop impérieuse, s'ils sont pauvres, ils expirent dans le spleen, sinon ils prennent la fuite et vont chercher par tout l'univers un refuge contre l'ennui qui les étouffe. Ils éparpillent parmi la poussière des chemins les étroits préjugés dont une religion sèche et dogmatique a cuirassé leur âme, et grâce à la manie des pérégrinations, l'Anglais qui, s'il était casanier, courrait risque d'être plus niaisement gourmé et plus sottement fanfaron de rigidité qu'un Suisse de Genève, l'Anglais s'en revient, aimant le repos de guerre lasse, et résigné par habitude à un continuel isolement.

Cette façon d'exister, quasi-claustrale, a nivelé les ca

ractères, les esprits : de même que chacun, du pâtre au pair du royaume, porte un habit et un chapeau pareils, de même aussi, chacun a le même naturel; les êtres d'exception n'existent pas; les trop grands sont rognés à mesure qu'ils s'allongent, et voilà pourquoi l'art n'a jamais pu fleurir et brillera moins que jamais à l'avenir sur le sol de l'Angleterre, cette grande classe de vieux écoliers qui concourent pour le prix de bonne conduite.

Une cause permanente de malaise et de mélancolie sur cette terre trop peuplée et trop exactement régie, c'est le néant complet de l'individu; c'est la sensation du non étre, le déboire de se trouver grain de sable au milieu du désert, et de voir combien le sentiment humain de la mutualité tient peu de place dans cette immense ville. Elle se meut, et l'on ne s'y sent pas vivre autrement que vit la dent d'un engrenage dans les entrailles animées d'une

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