L'attente ne fut pas longue. Comme les cloches étourdissantes de Saint-Patrice carillonnaient midi, la baronne en demi-toilette, et son fils en petite tenue du matin, se firent annoncer, avec leurs noms, prénoms et titres, par la vieille femme de charge. Manuel montra du doigt deux siéges et demanda d'un ton bref à la baronne l'objet de sa visite... Quoique évidemment déconcertée par cet accueil glacial et le regard fixe de son interlocuteur, elle se remit pourtant, et appelant à l'aide ces airs imposants qu'admiraient les sociétés les plus aristocratiques de Rouen: Vous me rappelez des torts qu'il faut oublier, monsieur Manuel. Notre naissance nous impose parfois des devoirs difficiles. La famille ayant décidé qu'on n'entretiendrait point de relations avec vous, j'ai dû me soumettre tant que mes parents ont vécu, et même durant la vie de mon époux; libre aujourd'hui de mes actions, je viens réclamer l'oubli du passé pour moi, et votre amitié pour ce jeune homme. Vous venez trop tard, madame... Et pourquoi done?... Parce que je n'ai plus le parchemin... Sous cette déclaration, qui les frappa au cœur comme une balle, la baronne et son fils tressaillirent. Ce dernier se leva même, et machinalement fit un pas; mais Mme d'Ambreville, plus maîtresse d'elle-même, reprit, après une minute de silence: qui, depuis Mme de Pompadour, caractérise les femmes fausses, je crois... que nous nous entendons. - J'en ai la conviction, madame, répondit Manuel avec ce salut inventé pour congédier les importuns. A partir de ce jour, il y eut guerre ouverte à l'hôtel de Bourgtheroulde entre la baronne et le Juif. Les deux versaires se connaissaient trop bien pour ne pas se craindre, et ils avaient trop d'expérience de la vie l'un et l'antre, pour ignorer qu'un ennemi ne renonce jamais à ses projets. Ils étaient donc continuellement sur le qui vive. Femme fine et Normande, la baronne méditait mille ruses, creusait en esprit mille contremines et tramait sans relâche cette invisible toile d'araignée dans laquelle, à la longue, on prend l'ennemi le plus fort. Pour Manuel, étranger en apparence à tout ce qui se passait autour de lui, il n'en exerçait pas moins sur sa voisine la surveillance la plus active et la plus minutieuse. Deux années s'écoulèrent ainsi, deux années bien lɔngues pour Pâquerette. Elle n'osait interroger son père; elle n'osait prononcer le nom de Richard, et cependant son air rêveur et ses joues pâles disaient éloquemment, hélas! que Richard n'était pas oublié. Jamais son père ne lui en avait dit un mot; aussi reçut-elle une commotion électrique, lorsqu'il mit de lui-même la conversation sur ce chapitre de ses plus secrètes pensées. C'était le jour anniversaire du dernier dimanche d'avril 1780. Ils se promenaient dans cette même vallée de Darnetal que le printemps venait de reverdir. Les petites prairies qui bordent le ruisseau à droite et à gauche brillaient, sous les clairs rayons du soleil, comme un damier de fleurs. Les grandes marguerites, élevant leurs corolles blanches, à côté des balsamines bleues et des boutons d'or, sur le fond frais et vert des prés, offraient un tableau délicieux. Volontiers, comme les enfants si heureux de la liberté des champs, Paquita aurait couru après les grillons chantant dans l'herbe; et pourtant le souvenir du passé l'oppressait encore, car rien ne renouvelle l'amertume de nos peines comme l'aspect des lieux où nous fûmes heureux autrefois. En ce moment, son père lui parla de Richard. Elle était si émue, qu'il aurait fallu être bien près pour entendre sa réponse. -Je ne pense pas, dit Manuel, qu'il soit longtemps absent. Pâquerette gardait le silence. Peut-être même le reverrons-nous avant peu. Elle fut forcée de s'asseoir. -Parbleu ! j'étais prophète, ajouta Manuel en souriant, car, si je ne me trompe, le voilà lui-même. Mais la jeune fille ne voyait plus. L'excès de la surprise et de la joie lui avait fait perdre ses sens. Les crises de ce genre, par bonheur, ne sont pas dangereuses; aussi les couleurs de la santé, disparues depuis deux ans de ses joues, avaient-elles refleuri à moitié quand elle revint à elle, et se retrouva entre son père et celui qu'elle désespérait presque de revoir, une heure avant. Manuel, au reste, employa, pour la remettre sur-lechamp, un moyen infaillible. Sous prétexte que le grand air augmenterait son indisposition, il reprit le chemin de Rouen, et pria Richard, comme plus jeune, de donner le bras à Pâquerette. Tous deux acceptèrent cet arrangement avec délices; mais leur émotion était si grande, tandis qu'ils marchaient devant le père silencieux selon sa coutume, qu'ils firent une bonne lieue, de Darnetal sur la place de la Pucelle, sans pouvoir échanger un mot. En arrivant à la porte de l'hôtel du Bourgtheroulde, Richard hésita et fut sur le point de s'arrêter; mais sur un signe du père, il garda le bras de la jeune fille et se mit à gravir avec elle l'escalier de la tourelle du sud-ouest. Pàquerette était confondue il lui semblait toujours qu'elle faisait un rêve, et, dans sa foi naïve, elle suppliait tout bas Notre-Dame de ne pas l'éveiller. VI. Les lis et les roses. L'arc et la lance. Le parchemin. Basrelief du Camp du Drap d'Or. Le coffret de l'hôtel du Bourgtheroulde. Une surprise. La maréchaussée. Arrivés au deuxième étage, Manuel toucha le bras du jeune homme: Arrêtons-nous ici, dit-il; Paquita va faire préparer le souper que vous partagerez ce soir, et, en attendant, vous me donnerez des nouvelles de Leyde. Richard s'empressa d'obéir; il entra chez Manuel, qui tira le verrou avec soin, et lui dit, après s'être assuré qu'on ne pouvait écouter à la porte: Je ne vous attendais pas si tôt, monsieur Richard... La récompense promise a fait un miracle. D'abord, j'ai eu peur de mourir à la peine, et je serais mort damné; mais Dieu, qui bénit le travail, a eu pitié du travailleur, - Vous rappelez-vous mes paroles ?..... -Depuis deux ans, elles n'ont cessé de retentir à mon oreille, d'abord comme un glas funèbre, ensuite comme un cri d'encouragement, et enfin comme un chant de victoire. Vous me dites dans la tourelle du Palais : «J'accorderai la main de ma fille à celui qui pourra lire couramment et traduire, comme un rabbin, les manuscrits hébreux du douzième siècle, pareils à ce spécimen. Tente et réussis, elle est à toi!... » Tu as essayé?... — Et j'ai réussi, monsieur Manuel... - C'est ce que nous allons savoir, dit le Juif en tirant d'un coffre de fer, où il était sous quatre serrures, un parchemin jauni par le temps et rongé aux bords par l'humidité. Voilà ce qu'il s'agit de lire. Richard prit le manuscrit, l'étudia quelques minutes, et se tournant vers Manuel: -Ce n'est point de l'écriture du douzième siècle, dit-il; l'homme qui l'a tracée vivait au commencement du seizième. - Je m'en doutais, murmura le Juif, devenu si pâle à cette déclaration, qu'il fut obligé de s'asseoir. Pauvre Paquita! n'importe, n'importe, jeune homme, la traduction de ce papier... -La voici mot pour mot: « Dans l'hôtel de Guillaume le Roux, à Rouen, il existe a des bas-reliefs représentant l'entrevue de deux puissants « monarques. Cherche celui où fleurissent les lis à droite, « et à gauche les roses, tu y trouveras une lance et un arc. >> Relisez ces mots, relisez, jeune homme!... Les lis et les roses! la lance et l'arc! c'est bien cela; ce sont les mots sacramentels que balbutiait le religieux au lit de mort; et en laissant échapper ces diverses exclamations, Manuel rayonnait de joie et semblait redevenir jeune... - Ce premier moment d'enthousiasme passé, il retomba dans sa réserve et sa taciturnité habituelles. Plus rêveur même qu'à l'ordinaire durant tout le souper et la longue veillée qui le suivit, il ne parut pas s'apercevoir de l'intimité croissante des deux jeunes gens, ni saisir un mot dans leur causerie. Ce ne fut qu'en entendant sonner minuit à la vieille pendule gothique de l'appartement, que renvoyant Pâquerette, il dit à Richard de le suivre. L'hôtel du Bourgtheroulde était plongé dans une obscurité profonde. A cette heure indue, en 1780, pour une ville de province, rien ne troublait le grand silence des maisons et des rues. Cependant, quoiqu'il fût impossible de distinguer le moindre bruit, et que personne autre que la baronne d'Ambreville, absente en ce moment, n'habitât l'hôtel, Manuel n'en prenait pas moins, avec son jeune ami, des précautions extraordinaires. Armés de pinces, de leviers et d'une lanterne sourde, ils descendirent doucement dans la cour, et se dirigèrent vers les bas-reliefs du Camp du Drap-d'Or. Les éclairant tour à tour de sa lanterne, Manuel examina longtemps les personnages sculptés dans les cinq bas-reliefs. Secouant enfin la tète comme un homme qui renonce à des recherches inutiles, il passa le fanal nocturne à Richard. C'est ce qu'attendait celui-ci; ses yeux plus jeunes avaient découvert à moitié le sujet indiqué par le manuscrit; aussi courut-il sans hésitation au troisième bas-relief, en disant tout bas à Manuel: - Voyez!... La housse du personnage de gauche, qui tient également à la main son chapeau à plumes, est parsemée de roses. Ces fleurs des guerres civiles d'Angleterre indiquent Henri VIII, comme les lis du cavalier placé en face désignent François Ier. Oui, vous avez raison, Richard; mais la lance?... Elle est dans les mains du chevalier français sculpté à l'angle de droite; et voici sur l'autre plan à gauche l'Anglais qui porte l'arc (1). Nous avons trouvé! il ne s'agit plus que de démolir. Ils se mirent à l'œuvre, et, après un long et pénible travail, ils parvinrent enfin à détacher le bas-relief. La place vide, il ne fut pas difficile de découvrir, sous une épaisse couche de ciment, un coffret de fer, dont la petitesse fit sourire Richard. Si le trésor que vous cherchez est contenu dans cette casette, monsieur Manuel, dit-il gaiement, il n'enrichirait pas le roi d'Espagne. Manuel allait répondre, lorsque la cour s'illumina subitement. Pétrifiés de surprise, ils se retournèrent et se virent entourés par un détachement de maréchaussée, portant des torches, à la tête duquel étaient un conseiller en robe, un exempt, la baronne d'Ambreville et son fils, le mousquetaire rouge. VII. Encore la baronne. Lettres de cachet. Le marquis de las Amarillas. Richard le feudiste et la Perle de Rouen. Le flagrant délit est constant, disait le commissaire du Parlement de sa voix sévère. Parlez, messieurs, que faites-vous ici à cette heure?... Ils viennent voler un trésor de famille, répondit la baronne triomphante; monsieur l'exempt, vous connaissez votre devoir... - Un moment, madame, reprit Manuel, aussi calme que d'habitude loin de songer à me soustraire à l'action des lois, c'est sous leur égide que je me place, en demandant à être interrogé sur-le-champ, et suppliant seulement M. le conseiller de la Cour souveraine de Rouen de vouloir bien m'entendre dans ma chambre. Cette grâce lui ayant été accordée, ils montèrent tous (1) Voyez, dans la gravure des sculptures de l'hôtel du Bourgtheroulde, le bas-relief à droite, au-dessous de la fenêtre. en tumulte au second étage, où venait de descendre, demimorte de frayeur, la pauvre Pâquerette que l'inquiétude avait tenue éveillée toute la nuit. Pour mettre le comble à son trouble et au désespoir de Richard, le commissaire du Parlement commença par informer le père, qu'aux termes de deux lettres de cachet, apportées de Versailles par le mousquetaire rouge, il allait être mis à la Bastille, et sa fille dans un couvent du choix de la baronne. Mais, sans s'émouvoir le moins du monde, celui-ci demanda le nom que portaient les lettres de cachet. - Le nom de Manuel, répondirent à la fois l'exempt, le conseiller et la baronne. Alors ces lettres ne regardent ni ma fille ni moi. - Quel est donc votre nom, monsieur? de mes pères; pourquoi, afin de retrouver l'immense source de richesses qu'avait perdue l'Espagne, je cherchais ce coffret... Au lieu de lire, le conseiller du Parlement plia le parchemin et le remit respectueusement au marquis. Ce dernier prit alors une clef dans un fermoir à secret de son portefeuille, ouvrit le coffret de fer, et montrant une plaque d'acier qui se trouvait au fond: - C'est, dit-il, le plan, égaré depuis deux cents ans, de l'une des mines de diamants les plus riches du NouveauMonde. Nous connaissions le pays; nos aïeux s'étaient transmis la clef du coffret d'âge en àge; mais sans l'oncle de ma femme, qui retrouva le dernier vélin indicateur, et sans ce jeune homme qui l'a déchiffré, j'ignorerais encore dans quel lieu la branche de notre famille, qui possédait la moitié du secret, avait caché le coffre. Après cette explicatio la justice n'ayant plus rien à faire, se retira, l'exempt en présentant ses excuses, les d'Ambreville avec de grandes révérences, et le commissaire du Parlement, après avoir assuré le marquis de sa considération la plus profonde. Le marquis referma la porte et regarda Pâquerette et Richard. Ils pleuraient tous deux en silence, elle d'être si riche et si noble, lui de n'être ni l'un ni l'autre. Le marquis de Las Amarillas les contempla quelques instants, impassible et muet; puis, allant prendre leurs mains, il les joignit au-dessous du portrait d'une femme éblouissante de beauté, en disant à Richard: - Je t'avais promis la Perle de Rouen; bourgeois ou marquis, un Espagnol ne manque jamais à sa parole. MARY LAFON. |