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tant leurs pavots triomphalement, et René nous suivant à distance, comme un chien qu'on va consigner à la porte. - Ces pavots sont une chose merveilleuse, nous raconta mon ami le long de la route. Leur forme et leurs couleurs admirables, nuancées du blanc au noir et du rose à la pourpre, leurs tiges doncement veloutées, leurs feuilles alternes, panachées, découpées si finement, leur corolle éclatante et fugace, balancée en l'air sur un long pédoncule (1), sont assurément leurs moindres richesses. Cette fleur était une des plus importantes et des plus célèbres de l'ancien monde. Elle croit d'elle-même, comme l'herbe, en Grèce, en Egypte et dans toute l'Asie Mineure. Les Romains faisaient mille friandises avec la graine de pavot, torréfiée et pétrie dans le miel. Aujourd'hui encore, en Italie, dans le nord de l'Europe et dans tout l'Orient, on en fabrique de petites dragées recouvertes de sucre, et qu'on mêle à certains plats très-recherchés. En Lorraine, sous le nom de semezan, le peuple mange cette graine avec délices. Mais c'est surtout l'usage antique et immense de l'opium qui a rendu le pavot justement illustre. Les anciens tiraient l'opium de Thèbes, aussi a-t-il porté longtemps le nom d'extrait thebaïque. Thèbes n'en fournissant plus, ce nom est tombé en désuétude. L'opium vient à présent des champs de pavols, blancs et noirs, de l'Orient, de l'Inde et de la Perse; surtout de Kara-Hissar-Aphiom (du château noir de l'opium) en Turquie; du Bengale et du Bahar dans l'Indoustan. Quand vous traversez la Perse, vous rencontrez, au milieu d'un océan de pavots en fleur, des jardiniers en turban et en caftan rouges, portant une série de petits vases attachés à leur ceinture, et tenant à la main un instrument à plusieurs lames, qu'un seul mouvement fait agir à la fois. Ces hommes font des incisions obliques aux capsules des pavots. Il en découle un suc laiteux qu'ils recueillent avec soin dans leurs petits vases. Ils le font ensuite condenser au soleil, le pilent fortement dans un mortier, et le mettent en cylindres pour obtenir la pâte d'opium. Ils divisent cette pâte en fromages ronds et plats, bruns et rouges, qu'ils enveloppent de feuilles de pavots pour les livrer au commerce. L'odeur en est âcre et vive, la saveur amère et produisant une écume verte. Le temps est sans action sur cette invariable substance. La médecine actuelle en fait un si grand usage que, sans elle, elle serait réduite à l'impuissance. C'est le calmant universel de la douleur. Il a trois ou quatre cents formules dans les pharmacopées européennes. Vous savez l'abus qu'en font les Orientaux et les Chinois. L'ivresse de l'opium les plonge en des extases si étranges, si divines, si absorbantes, qu'une fois qu'ils en ont goûté ils s'y livrent jusqu'à l'abrutissement et à la mort. Ils savent que chaque minute de cette ivresse leur coûte une année d'existence; mais cette minute contient des jouissances telles, qu'ils sont toujours prêts à recommencer le sacrifice. Les malheureux sont bientôt punis par des convulsions horribles, et le paradis opiatique aboutit à une agonie internale. Tel est l'empoisonnement public que l'Angleterre inocule à la Chine, le sabre et le canon sur la gorge, et qui pourra bien lui rapporter autre chose que des millions, si jamais le suc des pavots de l'Inde se met à déborder sur l'Angleterre elle-même.

Nous étions arrivés à la porte du père Aubry. J'entrai avec le docteur et mes enfas. Bérard resta en face, au

(1) Voyez, dans notre tome XVIII, le bouquet de Van Huysum. (2) En 1849, il est entré en Angleterre 196,246 livres d'opium

pied d'un buisson, comme un pauvre condamné qui attend la sentence de ses juges.

Thérèse était dans son lit, sans rideaux, ses longs cheveux noirs épars sur l'oreiller blanc, un bras pendant avec mollesse au dehors, l'autre étendu vers l'objet de son rêve: les églantines qu'elle réclamait toujours. Son visage, animé par la fièvre et illuminé d'un rayon du soleil couchant, semblait plus gracieux et plus charmant que jamais. Soit remords, soit résignation, son père se tenait, sombre et courbé, à son chevet, une larme séchée dans les yeux fixes, comme le larmoyeur de Scheffer près du corps de son fils... Il venait, par un suprême effort, de rendre à la malade les fleurs sèches qu'il lui avait prises...; mais ne les voyant ou ne les reconnaissant plus, elle criait encore en les repoussant : — Mes roses! Qui me rendra mes roses? Est-ce vous? nous dit-elle en nous regardant, tandis que son père retombait accablé de son impuissance. -Oui, Thérèse, répondit mon fils avec l'adresse du cœur, je vous apporte les roses de René. Et la jeune fille, souriant et rougissant, saisit les pavots avec une joie déchirante.

Cependant le docteur s'était assuré qu'il n'y avait pas une minute à perdre pour arrêter la convulsion nerveuse et la congestion cérébrale. Il prit deux des pavots, s'installa au foyer, s'empara de quelques vases, et improvisa sinapismes et potions.

Une heure après, Thérèse dormait d'un sommeil paisible... Ses beaux yeux clos, ses nerfs détendus, son teint pâli, ses traits harmoniés, son cœur et son cerveau en équilibre, tout annonçait la fin de la crise et le retour à la vie...

Son père crut à un miracle, et tomba aux genoux du docteur.

Attendez, lui dit mon ami, c'est à vous d'achever mon ouvrage.

Thérèse prononçait en rêvant des paroles que nous écoutions en silence:

- C'est vous, René?... N'entrez pas; mon père vous chasserait !... Il m'a pris vos roses; apportez-m'en d'autres, au bout dut clos... Nous souffrons tous deux, René..., nous mourrons tous deux... Surtout gardez le secret que vous m'avez juré !... Laissons-nous traiter, moi de folle, et vous de voleur, plutôt que de dire à mon père que je vous ai donné cinq cents écus pour acheter un remplaçant. Quoique cet argent fût bien à moi, mon père me maudirait, et mieux vaut cent fois la mort... Adieu René...; je vous aurai toujours sauvé de la conscription...

Nous nous levâmes à cette révélation touchante, nous regardant à travers un nuage de larmes... Le vieil Aubry lui-même, après un mouvement terrible, détourna la tête et se laissa choir au pied du lit... Il s'y trouva près de René, que venait d'appeler mon fils, et qui, sans prononcer un mot, saisit la main du père et celle de la fille...

Allons, soupira le vieillard en unissant les trois mains, sur un signe impérieux du docteur; épouse-la donc, si ça doit la sauver, et puisque tu as déjà touché sa dot!...

Manière adroite de se consoler par une économie... Mais qu'importait à Bérard et à Thérèse? Quand celle-ci revint à elle, et vit la main de René dans la sienne, ne se trouva-t-elle pas assez riche de son bonheur?

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LES ANGLAIS CHEZ EUX (1).

ESQUISSES DE VOYAGES.

CHAPITRE PREMIER (SUITE).

Borne milliaire anglaise.

Quand les Anglais ne songent point à créer un monument ils élèvent des maisons admirables et d'un style souvent magistral; on les voit, préoccupés du soin d'embellir les rues et les squares, chercher la symétrie et mettre leurs plans en harmo

nie de style avec les constructions antérieures. Un capitaliste ou une compagnie achètent un terrain à bâtir d'une dimension à contenir six à sept maisons. On trace alors un devis pour un seul édifice ayant façade, péristyle, galeries, ailes; puis, quand il s'agit d'occuper, au lieu de distribuer à des locataires, on partage l'immeuble en plusieurs lots acquis par plusieurs propriétaires la propriété individuelle revit de la sorte dans l'association. C'est ainsi que certains quartiers splendides, tels que Portland-place, et Belgrave-square, dévolus à des particuliers, offrent à l'admiration une succession de magnifiques palais. Les monuments construits pour une destination publique y sont en général moins bien appropriés, l'Anglais ne comprenant bien que le comfort de la vie intérieure.

Rien de plus marqué que cette insuffisance à la Galerie nationale, édifice maigre, disproportionné, mal éclairé, étriqué, et coiffé d'un petit dôme qui fait l'effet d'une casquette de jockey oubliée sur la plate-forme. C'est un monument à rebâtir: il n'est pas assez spacieux pour y héberger la sculpture, et les 214 tableaux qu'il renferme sont à l'étroit et mal exposés. Cette galerie, commencée seulement en 1824 par l'acquisition de la collection Angerstein comprenant 38 tableaux, et enrichie deux ans après par les dons de sir Georges Beaumont, puis successivement par diverses munificences, est certainement destinée à s'agrandir. Or, elle est pleine, et les bâtiments actuels n'ont été achevés qu'en 1838.

Dans ce pays où la propreté est traditionnelle, les seuls monuments négligemment entretenus sont ceux des arts. Les écuries sont nettoyées et brillantes comme des mu(1) Voyez octobre dernier.

sées; les musées sont sales comme des écuries provençales. Tandis que les chefs-d'œuvre des maîtres croupissent dans la poussière et dans la solitude, la foule élégante se presse à Zoological Gardens, autour de l'hippopotame, choyé et soigné comme une petite-maîtresse (1). Ce monstre est le bijou de la bonne compagnie. Quoi de plus galant, de plus. minutieux que les prévenances dont il est l'objet? Quoi de plus sombre, de plus poudreux que le péristyle de National-Gallery, de plus pauvrement décoré que les salles de peinture, et de plus mal parqueté? Une seule chose est bien entendue; c'est la profusion des bancs et des fauteuils disposés devant chaque pan de mur; on est mis à même de contempler bien assis toutes ces peintures.

Toutes réserves faites, cette collection est d'une richesse admirable. Il semble que, pour la former, on ait pris à chacun des grands maîtres qui y sont représentés les plus beaux fleurons de leur couronne. La France a fourni de bons tableaux du Poussin, et les plus beaux paysages connus du Guaspre et de Claude Lorrain. L'Italie a contribué largement. Nous citerons le magnifique portrait de Jules II par Raphaël, tiré du palais Falconieri, à Rome, répétition de celui que l'on admire à Florence au palais Pitti; et surtout le carton, plus grand que nature, du Mas

(1) Rien n'a fait plus de bruit à Londres, cette année, que l'arrivée de cet hippopotame vivant dans la ménagerie de la Sciété zoologique. Tous les journaux illustrés de l'Angleterre ost publié les portraits de l'animal et de son gardien. Ceux que nous donnons à nos lecteurs ont été tracés d'après nature et sont d'une ressemblance frappante. C'est, du reste, une conquête précieuse de la science que l'acclimatation en Europe d'un hippopotame sain et sauf, comme dit l'Illustrated London. Jusqu'ici, non-seulement on n'avait pu parvenir à transporter dans nos régions ces curieux et monstrueux quadrupedes amphibies, mais en Orient même ils vivent tellement isolés et cachés, que les plus habiles chasseurs n'en surprennent qu'après des années de fatigues et de recherches.

L'hippopotame de Londres est un cadeau du vice-roi d'Egypte. Sa prise dans l'ile d'Obaysch en juillet 1849, les précautions avec lesquelles on lui a fait parcourir une distance de dix-huit cents milles, les torrents d'eau fraiche consommés chaque jour pour son bain, les difficultés inouïes de son transbordement de I'lle au Caire, du Caire au steamer le Ripon, du steamer au chemin de fer, et du chemin de fer au Jardin zoologique, forment une odyssée prodigieuse que tous les Anglais ont dévorée dans leurs journaux, et qui a placé le nom de M. Murray à côté des noms des conquérants de l'Inde et de l'Amérique.

Un agent américain avait offert, à Alexandrie, 125,000 francs d'un hippopotame, sans pouvoir décider aucun spéculateur a tenter, à cet effet, une expédition au Nil-Blanc.

Lorsque le présent du vice-roi, voyageant par le canal dAlexandrie, fit son entrée au Caire, il fallut l'arracher à l'admiration de dix-huit mille spectateurs, et lui donner une garde armée, comme à un potentat, pour le protéger jusqu'à bord da Ripon.

A peine débarqué à Londres, il devint l'objet d'un pèlerinage infini. Les plus hautes autorités s'assurèrent de son état, de son humeur, de ses besoins, de ses moindres caprices. Il paralt fort bien portant et très-heureux. Il se roule et gambade en pleine eau. Il aime beaucoup son gardien arabe, et lui obéit avec une docilité parfaite. Agé de douze mois à peine, il offre déjà une masse imposante et promet un développement gigantesque. Tous ses confrères empaillés dans les museums ne sauraient donner l'idée de sa grotesque physionomie. Croirait-on cependant qu'an animal si lourd a dans l'eau l'agilité du poisson le plus leste? Le meilleur moment pour le voir est celui où il sort du bain, pour se reposer, tranquille et béat, au bord de son réservoir. La Société zoologique lui a construit un véritable palais aquatique et terrestre, et l'a entouré à grands frais de tout ce qui peut lui rappeler les habitudes et les délices du pays natal. (Redact.)

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sacre des innocents, chef-d'œuvre de vigueur, de mouvement et d'énergie. L'artiste atteint, chose rare, à la sublime et savante sauvagerie de Michel-Ange.

La Résurrection de Lazare, par Sébastien del Piombo, est le tableau le plus important de ce maître, qui nous soit venu de l'Italie.

Le Songe de la vie humaine, composition étrange et curieuse de Michel-Ange; cinq tableaux du Titien, parmi lesquels la Leçon de Musique, fort belle acquisition de Charles Ier; six tableaux du Corrège, dont trois, à la vérité, nous ont paru apocryphes; le meilleur est Cupidon instruit par Mercure; Charles Ier l'avait acquis du duc de Mantoue.-Un très-beau portrait de femme par le Bronzin,

et un plus remarquable encore de J. Bellin, représentant le doge Lorédan... Pérugin, le Giorgion, P. Véronèse, Canaletto, Francia, Garofolo, et divers autres Italiens, ornent cette galerie, où figure aussi Salvator Rosa, pour un paysage excellent de couleur et d'effet.

La Galerie de Londres emprunte plus d'éclat encore aux écoles flamandes. Mentionnons neuf tableaux de Rubens, parmi lesquels le Serpent d'airain, ainsi que deux paysages, peints avec une largeur qui n'étonne guère, et avec une franche bonhomie qui surprend davantage; trois portraits, un tableau, et surtout une vigoureuse étude de chevaux, par Van Dyck.-Un portrait de Jean Van Eyck, une Sainte Famille de Jordaens, présent du duc de

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Londres. Jardin zoologique. L'Hippopotame et son gardien arabe.

Northumberland. La phalange des Hollandais est là tout entière, dominée de haut par Rembrandt: quatre tableaux, un paysage à figures fort curieux, et trois portraits, montrent le génie de ce grand artiste sous toutes les formes. Les trois portraits sont très-beaux, surtout le capucin avec son capuchon rabattu, et le marchand juif. Les Espagnols sont rares, et d'une valeur plus rare encore. Ce sont: un Paysan de Murillo, ravissant portrait, et du même peintre, le saint Jean à l'agneau, et surtout la Sainte Famille, une des plus belles toiles de ce maître; enfin, la plus étrange peinture de Velasquez, une joute guerrière sur l'herbe, au pied d'un coteau vert qui monte jusqu'au sommet de la toile. Les petites figures du premier plan représentent Philippe IV et sa cour, largement brossés sur ce fond de verdure.

Vernet, Greuze, Lancret, Sébastien Bourdon, donnent une idée bien incomplète de la France aux Anglais qui, trouvant Le Guaspre, Claude Lorrain et Poussin trop grands pour nous, les ont classés dans l'Ecole romaine. Quant à l'Angleterre, elle offre des peintures d'Ange

lica Kaufmann, assez vilainement académiques; les portraits de miss Siddons et de Kemble (1), par Lawrence, trop bouffis de l'emphase du mélodrame; des toiles de chevalet de Wilkie, fines et un peu trop minutieuses dans leur fini; des ébauches vigoureuses de Reynolds, l'éclectique de la couleur, qui a peint comme tous les Flamands dont il s'est tour à tour inspiré; enfin de beaux paysages de Wilson, le Salvator de l'Angleterre. Ce sont des gens de talent le seul maître, et le génie original du pays, c'est William Hogarth, trop peu connu chez nous. Voilà un grand peintre, ayant sa manière propre, et un art incomparable pour la composition. Sa touche est ferme, hardie, significative et franche; sa couleur est ardente, et son pinceau aussi souple que son esprit est délié. Hogarth est le premier des peintres penseurs et moralistes. Il n'a d'autre maître que Shakspeare. Wilkie n'est que le clair de lune de William Hogarth. Le goût inepte des Anglais pour la peinture pointillée, blaireautée, et pour la vignette égratignée à la pointe de l'aiguille, les rend in(1) Voyez le portrait de Kemble, t. XVIII, p. 237.

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Si l'on tient à apprécier dignement l'indigence picturale du pays, que l'on descende sous l'escalier de National-Gallery, dans une espèce de cave qui aurait pu être un rez-de-chaussée, si l'architecte l'avait voulu; on y trouvera le Musée Vernon, collection vraiment inquiétante pour les yeux délicats. Il me semble que la plupart des Anglais peignent avec des glacis, sans rien établir en dessous. Une robe rouge a l'air d'une framboise écrasée, et leur amour désordanné pour les teintes claires les induit à supprimer la demi-teinte, à amincir les ombres, et par conséquent à aplatir l'effet. Il est assurément des exceptions pour confirmer la règle; mais ces sauvageons de peintres greffent sur leur tige une bouture de grand maître, qu'ils font refleurir sans cérémonie. C'est ainsi que l'églantier nourrit des roses.

Il fallut revenir plusieurs fois à National-Gallery; car la première visite fut rapide : l'expédition française ne saurait tenir en place,

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Connu! ajoutait un Marseillais; c'est toujours de méme article...

Et encore les salles ne sont pas parquetées !... En se retirant en tumulte, ils disaient entre eux :

Ces Anglais ne comprennent rien aux arts: quelle pitié! et quelle différence avec la France ! Il n'y a pas là une toile dont on donnerait quatre sous...

Or, la Galerie nationale de Londres est un vrai joyau de prix, monté sur cuivre.

Si cette collection est restreinte, si cette contrée riche et florissante ne possède un musée que depuis douze ans, il faut l'attribuer entièrement à la froide austérité des mœurs. La révolution de 1648 a coupé les ailes à la muse anglaise qui commençait à prendre son élan sous l'impulsion de Charles Ier, ardent ami des arts. Henri VIII et Elisabeth avaient agi dans le même sens, et l'opinion religieuse n'avait pas encore envahi les mœurs de ces souverains élevés aux pompes de la renaissance. Charles Ier, grand collectionneur, avait enrichi son palais d'une galerie, la plus belle de l'Europe. Cromwell la dispersa, fit tout vendre à vil prix, et les tableaux regagnèrent le continent au profit du Louvre et de la galerie d'Orléans que la révolution française fit retourner à Londres dans les collections particulières. Dans sa sainte antipathie pour tout ce qui rappelle les pompes de l'Eglise romaine et les vanités profanes, le sombre Cromwell s'efforça de détruire ce qu'il ne put faire vendre. L'Angleterre reproche durement à sa mémoire ce pieux fanatisme. L'opinion publique m'a plus d'une fois semblé passionnée jusqu'à l'injustice, à l'égard de ce puissant génie qui a si fortement contribué à la prospérité matérielle du pays. Les mœurs anglaises, rigides et froides, et dominées par un rationalisme aride, sont son ouvrage. Ce bigotisme voisin de l'hypocrisie, cette austérité extérieure, ce formalisme étroit, conviennent à l'Anglais il tient à son caractère et s'admire dans ses usages; mais il est sans pitié pour son modèle et son rénovateur; il ne pardonne pas à Cromwell de l'avoir rendu tel qu'il est. Cette rancune est le dernier cri de la nature, et le vague regret d'une liberté d'imagination dont on n'a point connu les joies ni les aspirations.

Il est intéressant de juger par comparaison du sort qui

attend, après deux siècles de postérité, les grands novateurs révolutionnaires. J'ai donc, avec persévérance, attiré des Anglais de diverses classes sur le chapitre de Cromwell. Son prestige s'est évanoui; ce peuple, plus libre que nous, et si épris de son indépendance, ne voit dans le protecteur que le despote sans piédestal. Cromwell, tel que l'a peint Bossuet, est un portrait frappant aux yeux désanchantés de l'Angleterre.

Au surplus, cette société, toute aux intérêts du moment, est bien peu touchée des souvenirs du temps ancien. Làbas, dix ans pèsent autant qu'un siècle. Il nous fut donné d'en acquérir la preuve. Au bas de Trafalgar-square, Edouard Ier avait jadis fait dresser une croix de pierre à la mémoire de la reine Éléonore; de là le nom de Charing-Cross assigné à la rue et au carrefour. Depuis, substituant au Dieu martyr un roi destiné au martyre, on y plaça la statue équestre de Charles Ier (1), la première qu'on ait vue en Angleterre ; elle arrivait de France. Pendant la guerre civile, le Parlement la vendit à un chaudronnier, avec injonction de la fondre. Cauteleux comme un auvergnat, ce chaudronnier la tint en réserve, dans la prévoyance d'un revirement, et il la rendit à Charles II. C'est au pied de ce monument restauré, et en vue de White-Hall, que les hérauts proclament l'avénement des rois d'Angleterre. Le choix du lieu contient une assez rude leçon.

Là commence la rue du Parlement, qui conduit à Westminster, tombeau des monarques qui, en allant recevoir la couronne dans la basilique où sera leur cercueil, tencontrent à mi-chemin la terre qui fut trempée du sang de leur prédécesseur. Il ne reste du vieux palais de WhiteHall, dévoré par le feu en 1695, que la salle de festin båtie par Jacques Ier, et dont le plafond est décoré d'une immense peinture de Rubens, représentant l'apothéose de ce prince. C'est à l'une des fenêtres de cette pièce, transformée en chapelle protestante, que l'on attacha les charpentes de l'échafaud du roi Charles. Ce bâtiment symétrique a sept fenêtres sur la rue, sept fenêtres sur le jardin, et les deux façades sont pareilles. Un des guides nous montra la fenêtre historique en traversant la rue; son compagnon la plaçait du côté opposé, et un troisième l'indiquait au revers du pignon; hypothèse évidemment improbable. La croisée en question est la seconde; à gallche, soutenait l'un; à droite, répliquait l'antre. Le peuple anglais ne sait plus où s'est accompli ce tragique événement. Ces souvenirs, si émouvants pour les âmes romanesques et rêveuses, lui sont indifférents. J'ai souvent tourné autour du monument, cherchant quelque indice ou quelque raison probante. C'est une maison carrée, dont le rezde-chaussée, élevé de dix à douze pieds au-dessus du niveau du sol, est surmonté d'un étage que couronne une corniche soutenant une galerie de pierre. Les fenêtres du premier sont revêtues d'un entablement; celles du rez-de-chaussée, coiffées de petits frontons alternativement arqués ou triangulaires. Les trois croisées centrales sont séparées par quatre colonnes doriques en saillie; les deux croisées de chaque extrémité côtoient seulement des pilastres du même style. Les étages sont séparés par un entablement orné d'un cordon, et les stylobates des piliers supérieurs posent sur les chapiteaux des colonnes du rez-de-chaussée. On constate encore que l'on pouvait pénétrer sous l'échafaud par de petites fenêtres carrées percées à raz du sol pour éclairer les cuisines creusées au-dessous du niveau de la rue.

(1) Voyez le portrait de Charles I, d'après Van Dyck, ¡. VIII,

p. 113.

Tel est l'aspect, du côté de Parliament street, de cet édifice exécuté dans le goût du commencement du dixseptième siècle. Cette description conviendrait également à la façade qui regarde White-Hall-Garden, petite cour bordée d'arbres et d'hôtels. C'est là que j'ai vu mourir sir Robert Peel. Au milien de ce jardinet, à quinze pas du palais, on passe devant une statue en pied de Jacques II, représenté en César, et regardant, avec une expression triste, une place que son bras abaissé et son doigt étendu semblent indiquer sur le sol.

De là une troisième version: Jacques II montre du doigt l'endroit où son père a péri. Mais, outre que cet emplacement serait bien distant des croisées, on peut opposer à cette opinion très-répandue, que la main à demi fermée du roi Jacques a été creusée et intérieurement évidée, ainsi que le doigt indicateur. Cette main, dont la paume et le dedans des phalanges ont été entamés par la lime, a gardé, comme un moule, l'empreinte d'un objet cylindrique qu'elle tenait serré : une épée, un sceptre, ou un baton de commandement. L'index aplati et fait pour appuyer sur un de ces objets n'était allongé que pour consolider l'attache. Ainsi, l'induction déduite de la pose, du geste de Jacques II, est sans fondement. Nous voilà donc réduits à retrouver nous-mêmes l'emplacement véritable.

Une des versions accréditées sur ce sujet soutient que l'exécution eut lieu en vue de la Tamise, et par conséquent du côté du jardin, proche de la statue de Jacques II. Mus cet emplacement, les vieux plans en font foi, était alors une cour carrée parfaitement close, et une ligne épaisse de bâtiments masquait à la salle de banquet le riVage du fleuve. Une autre assertion, adoptée par le continuateur du baron de Roujoux, prétend qu'à l'extrémité de la salle des banquets on pratiqua une ouverture devant laquelle on dressa l'échafaud.

Or, des deux extrémités du bâtiment l'une s'adossait à d'autres constructions attenantes à la porte gothique de la clôture de Westminster; la seconde n'était séparée que par un étroit espace des autres portions du vieux palais de White-Hall.

L'histoire rapporte que la foule était si nombreuse et si émue, qu'après l'exécution il fallut la faire disperser par des charges de cavalerie. Ces troupes n'auraient pu se mouvoir ni dans la cour, ni dans l'angle formé à l'extré, mité de la salle par la poterne et le mur de White-Hall. A ces hypothèses opposons deux historiens. RapinThoiras dit que le supplice eut lieu sur un échafaud élevé dins la rue, contre la façade de la salle des banquets. L'autre témoignage est plus significatif encore; c'est celui de John Rushworth, au tome VII de ses Historical collections of private passages in State, and remarkable proceedings in Parliament. Rushworth écrit que ce drame s'est accompli dans la rue, et que Charles Ier est Sorti par une des fenêtres de White-Hall. Or, John Rushworth, s'il n'était présent, a probablement vu dresser l'échafaud.

Si donc vous pénétrez dans la rue du Parlement en tournant le dos à Charing-Cross, au moment où vous trouverez à votre gauche la façade de la chapelle de White-Hall, arrêtez-vous devant la seconde fenêtre de cette ancienne salle de gala. C'est là qu'est tombée la tête de Charles Stuart.

La supposition d'une ouverture pratiquée dans le mur est inadmissible; les croisées sont si rapprochées, que l'on n'eût pas trouvé entre elles assez de place pour faire un trou d'une largeur suffisante.

Cette seconde croisée, plus accessible que celles du centre, défendues par des colonnes en saillie, donnait plus de facilité pour y appuyer les charpentes. De ce côté la rue est plus libre, plus dégagée; enfin, cette fenêtre est désignée et par les probabilités, et par la tradition; un des guides et les desservants de la chapelle me l'ont indiquée sans hésitation.

Ce supplice fut précédé de si longues tortures, de si cruelles humiliations, et subi avec une si ferme résignation, qu'il rendit la république odieuse, et la flétrit dans son origine. Le peuple vénéra la mémoire du martyr; assimilant cette mort à celle du Christ, il la consacra sous le nom de passion de Charles 1", et la honte en rejaillit sur la nation anglaise. Anne de Boleyn, Jeanne Gray, Marie Stuart, Strafford et Charles I, avaient laissé une sinistre marque sur ce pays, où l'on entend avec une si froide cruauté le métier de geôlier et de bourreau; ces impressions lointaines ont été pour longtemps réveillées par la captivité et la mort de Napoléon.

Pour être équitable, ajoutons qu'on trouverait difficilement dans toute l'Angleterre un apologiste de ces actes sanglants. L'opinion publique a vengé le prisonnier de Sainte-Hélène; mais s'ensuit-il qu'en 1815 elle ait protesté avec l'énergie qu'on lui prête ? Non. L'Anglais est naturellement indifférent et doux à l'égard de ses voisins, tant que le patriotisme ou l'intérêt privé ne sont pas mis en jeu. Napoléon était le plus terrible de leurs ennemis; il avait mis l'Angleterre à dix pas de la banqueroute, et cruellement menacé l'industrie nationale. Peu militaire d'instinct, l'Anglais ne se pique point de générosité chevaleresque. A la chute de l'Empire, causée par la plus implacablement persistante des coalitions, cette nation se souvint que les Cent-Jours avaient coûté à son gouvernement un million par heure, et, tant que le déficit ne fut pas comblé, son ressentiment ne s'adoucit pas. Célébrez devant eux votre gloire, ils n'y seront pas hostiles; mais ne touchez pas à la caisse de cette tribu de négociants dont le premier fonctionnaire, assis sur un fauteuil doré, a pour coussin un sac de laine.

En quittant White-Hall, on nous fit entrer dans la cour de l'Amirauté, pavée en caoutchouc, luxe vraiment digne d'un peuple ami du silence.

Un dîner confortable nous attendait à l'hôtel, et, pour utiliser la soirée, les moins fatigués des touristes visitèrent quelques tavernes. A Londres, il n'y a point de salut hors du giron de la famille, et les établissements publics ne contribuent guère à charmer l'indépendance du célibat. D'abord ils sont incommodes, et l'on y trouve rarement tout ce que l'on désire. Si vous allez dans un coffee-house, vous risquez de n'y trouver que du thé et du café, le débit de toute tautre liqueur étant interdit au cafetier. Il est des lieux où l'on boit sans manger, d'autres où l'on mange sans boire. Dans quelques oyster-rooms, on trouve du poisson, mais non de la viande. Les grandes tavernes sont mieux approvisionnées; on y dîne, et surtout l'on y fait des soupers vers la minuit, usage fort en honneur.

Les salons de la taverne sont communément situés au premier étage des maisons, et le droit d'entrée se paye un shilling, en retour duquel on reçoit quelque article de consommation. Par ce moyen, le tavernier possède la garantie de on bénéfice. Les tables, couvertes de marocain ou de toile cirée, sont alignées le long des murs, et séparées par des cloisons de cinq pieds de hauteur, formant une double rangée de boites (boxes). L'Anglais aime à s'isoler, à se sentir chez lui, même au cabaret. Chaque société, dans son compartiment, à l'abri des regards

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