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..... Partis de Madras par un vent favorable, nous longeons, en nous dirigeant vers le sud, la côte inhospitalière de Coromandel. La brise de terre nous apporte les lointains et sourds échos de la vague, qui, se soulevant en montagne d'écume, s'en va mourir contre les rochers du rivage. L'œil ne découvre que solitude et déserts brûlés. Après une navigation de quelques heures, le tableau change tout à coup; la verdure reparaît, les oasis parsemées, comme des îlots, sur cette mer de sable, prolongent sur le désert l'ombre de leur éternelle végétation. L'une d'elles s'avance jusque dans les flots et laisse aper(1) Voyez la table du tome XVII.

OCTOBRE 1850.

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placés là; leur énorme pesanteur défierait tous les efforts de l'homme, et les Hindous ont pu les croire tombés du ciel par l'effet d'une volonté divine et pour une destination pieuse. Les artistes se sont donc mis à l'œuvre, et de ces monolithes ils ont fait autant de pagodes. Chacun de ces temples, bien que ciselé, sans nul doute, à la même époque, présente dans la forme extérieure et dans la disposition des bas-reliefs un caractère différent. On dirait que l'artiste s'est astreint à conserver religieusement la configuration primitive des blocs de pierre, et qu'il a voulu seulement en épurer les lignes. De là des efforts d'imagination incroyables pour utiliser jusqu'aux irrégularités les plus tranchées de la roche. Tantôt c'est une pyramide, tantôt une espèce de coupole, qui est sortie de ce travail, pour ainsi dire, respectueux. Mais l'art, en se mettant ainsi au service de la matière brute, a su la dominer par l'heureuse correction de ses sculptures et lui donner âme et vie par l'originalité savante, et parfois grotesque, de ses conceptions.

Deux heures nous suffirent pour examiner les sept pagodes. En fait d'habitants ou de pèlerins, nous ne vimes qu'un affreux serpent sortant d'une touffe de broussailles où il se hata de rentrer à notre grande satisfaction. On se passerait très-bien de cette couleur locale.

..... De Sadras à Pondichéry, la distance est courte. Après une traversée de quelques heures, nous débarquons dans la capitale des établissements français dans l'Inde. Titre pompeux, ville belle encore, capitale, si l'on veut; mais c'est là tout: quelques arpents de terre enclavés, comme par grâce, dans les possessions anglaises, et la pagode de Vilnour, voilà ce qui nous reste des conquêtes de Labourdonnaye et de Dupleix. Malgré ses vertes promenades, ses rues droites, ses jeunes et blanches maisons, Pondichery n'est plus qu'une ruine, mais une ruine riche de souvenirs, et qui mérite nos respects.

Vilnour est un gros bourg indien, situé à 5 ou 6 milles de Pondichery; on s'y fait porter en palanquin. La pagode se trouve presque à l'entrée du bourg, et sa porte principale s'ouvre sur la grande rue en face d'une espèce de place où il y a presque toujours nombreuse foule. Cette animation extérieure lui retire peut-être une partie du prestige que donnent aux édifices religieux la solitude et le recueillement. Nous voulûmes entrer dans l'intérieur; mais un Indien, tatoué, au front et au nez, de bouse de vache, le frère-portier sans doute, nous arrêta par ses gestes, tantôt solennels, tantôt suppliants, et nous permit à peine de faire quelques pas dans la cour. La pagode de Vilnour est encore en activité, un bataillon de prêtres l'habite, et, si tout ce que l'on raconte de la vie intime des brahmes est exact, je comprends que le gardien de la porte reçoive une consigne sévère contre les curieux. Quoi qu'il en soit, le coup d'œil qu'il nous fut à peine permis de jeter dans la cour de la pagode nous suffit pour reconnaître que, sous le rapport artistique du moins, la porte seule présente quelque intérêt; les autres bâtiments ne forment qu'un amas de pierres plus ou moins vieilles et dégradées, sans sculptures ni ornements. C'est comme ces livres qui n'ont de bien que leur préface.

Ces portes de pagodes sont, en quelque sorte, le lieu commun de l'antique architecture hindoue. Elles sont toutes de même forme; plusieurs étages superposés, diminuant de largeur, à mesure qu'ils s'élèvent vers le sommet, lequel se termine par une surface plane d'une étendue à peu près égale au tiers de la base. Le monument ne varie que dans la hauteur et le nombre des étages. Chacune de ses faces est couverte de sculptures

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en relief, formant, en général, de petits groupes: les grands sujets sont rares.

Auprès de la pagode, nous vîmes un immense char en bois, couvert de sculptures allégoriques, d'une morale fort équivoque. On le promène, nous dit-on, les jours de grande fête. C'est un plagiat du fameux char de Jaggernauth; mais je ne sache pas que les Hindous de Vilnour aient encore l'ingénuité de se précipiter sous ses roues massives pour s'assurer la vie éternelle. Autrefois, on se laissait écraser pour tout de bon, comme récemment encore les veuves se laissaient conduire au bûcher; aujourd'hui, la foi s'en va, et les veuves se remarient.

En retournant à Pondichéry, nous fimes rencontre d'une procession qui se rendait à Vilnour : les brahmes marchaient en tête; une troupe assez nombreuse d'hommes et d'enfants les suivait; on voyait à la couleur fraiche et presque limpide de leur tatouage (toujours de la bouse de vache) qu'ils venaient de se préparer à leurs dévotions; ils s'avançaient lentement et en silence, mais sans ordre, et, au milieu d'eux, un brahme portait triomphalement l'image du dieu grossièrement peinte sur un drapeau de coton blanc ce dieu était une vache. Les Hindous montrent une fidélité exemplaire à porter les couleurs de leur dieu.

..... Nous arrivons à Porto-Novo, d'où l'on part pour se rendre aux célèbres pagodes de Chillenbroun.

Chillenbroun n'est éloigné de la mer que de treize milles. En Europe, ce serait une promenade, pour les artistes surtout, qui ne redoutent pas la poussière des chemins; là-bas, c'est presque un voyage; le soleil ne permet pas qu'on s'aventure à pied. En pareil cas, le palanquin est un meuble de grande ressource; mais avec le palanquin, il faut amener deux relais au moins de porteurs, c'est-à-dire huit coulis hindous, et, de plus, un neuvième domestique cumulant les rôles de postillon, de porteéventail, et de chef d'orchestre pour tenir la note à ses malheureux compagnons qui croient se donner des forces en chantant à tue-tête : les navires s'accommodent rarement de ce supplément d'équipage. A défaut de palanquins, nous fumes obligés de prendre plusieurs charrettes, nullement suspendues et traînées, ou plutôt cahotées par des attelages de bœufs. Ce sont là les tribulations habituelles des voyages dans l'Inde bienheureux encore quand on trouve des routes!

:

Aux environs de Porto-Novo, la campagne est peu cultivée et très-sablonneuse : après deux heures de marche, nous arrivons au bord d'une rivière sur laquelle les Anglais, qui ne vont guère à Chillenbroun, où il ne se fait aucun commerce, ont jugé inutile de jeter un pont. Nos bœufs la traversent avec assez de peine, et nous entrons dans une large allée bordée d'arbres, qui se continue jusqu'à Chillenbroun.

Depuis quelque temps déjà, nous apercevons les sommets des pagodes éclairés par les rayons du soleil. A mesure que nous avançons, les formes deviennent plus distinctes, et les nombreux édifices, les portes surtout, revêtus d'une teinte jaunâtre, qui resplendit aux reflets de la lumière, se découpent sur le fond bleu du ciel. La lenteur désespérante de nos bœufs menace de nous condamner une heure encore à une admiration très-lointaine. Malgré nos guides, nous mettons pied à terre, et sans crainte du soleil ni des serpents, nous voici en course accélérée vers Chillenbroun.

Le temple de Chillenbroun passe pour le plus beau monument de l'architecture indienne, et assurément, soit qu'on embrasse l'ensemble, soit que l'on examine les dé

les détails, il ne semble pas indigne de sa réputation. Là, comme à Vilnour, ce sont les portes qui d'abord frappent les regards: elles sont au nombre de quatre, placées aux quatre points cardinaux, et toutes de même grandeur et de même forme. Elles ont chacune neuf étages superposés, dans des proportions beaucoup plus vastes qu'à Vilnour. Il y a dans ces immenses constructions un art infini et un travail gigantesque : la plaine voisine n'offre trace d'aucune carrière: où donc l'architecte a-t-il tiré les énormes blocs de pierre dont se compose l'édifice? A Sadras, du moins, on peut admettre la présence fortuite de quelques rochers de dimension extraordinaire, que la nature, dans ses caprices si souvent inexplicables, a jetés sur les bords de la mer comme une digue contre le flot. Mais à Chillenbroun, c'est un nombre presque incalculable de matériaux qu'il a fallu apporter, de loin peut-être, à travers un pays accidenté, sans rivières, sans routes frayées. Quoi qu'il en soit, sans nous arrêter davantage à ce problème, examinons de près les bas-re liefs qui couvrent la surface du monument. Toutes les divinités de la mythologie indienne, les dieux à six bras ou à trois tètes, les animaux, et surtout la vache, sont tour à tour représentés dans la plupart des sculptures, et attestent l'inspiration religieuse qui a dirigé le ciseau de l'artiste. Mais, au milieu de ces pieux emblèmes, l'œil découvre çà et là des tableaux plus que grotesques où le sculpteur, las sans doute de reproduire cette ridicule collection de divinités difformes, s'est livré à tous les égarements de l'imagination et n'a point craint de souiller les saintes pierres par les représentations les plus profanes et les plus obscènes. C'est un mélange incroyable de religion et de bouffonnerie, de dieux et de diables, de choses sacrées et d'étranges folies. Eternelles distractions de l'art, qui, dans ses œuvres les plus austères, se dérobe par instant à la monotonie du plan tracé, et jette sur le coin de la toile ou de la pierre l'idée fantasque dont il s'est épris!

Ainsi, dans nos vieilles cathédrales, vous découvrez, souvent à côté des images pieuses et des scènes bibliques, quelque sculpture profane cachée dans les replis de la pierre ou dans l'ombre des portails; c'est le démon de la folie grimaçant, sous le ciseau de l'écolier émancipé, à la barbe vénérable d'un saint Jean.

On s'explique facilement, d'ailleurs, ce singulier amalgame. Au moyen âge, comme dans l'Inde, on ne construisait que des édifices religieux, ici une pagode, là une cathédrale; les hommes ne remuaient les lourdes pierres et ne songeaient aux monuments splendides que sous les vives excitations du fanatisme ou de la foi, et l'artiste n'eût point trouvé, en quelque sorte, d'autre album où il put graver sa poésie ou ses boutades. Les portes de pagodes, les portails de cathédrales étaient donc l'unique asile de l'art, qui ne se montrait pas toujours fort scrupuleux dans le choix des hôtes qu'il introduisait ainsi dans les saintes demeures.

Il faudrait passer des heures entières, des jours pentétre, pour examiner en détail les mille sculptures dont les neuf étages de chaque porte sont couverts sur leurs quatre faces. Nous ne pouvons cependant pas toujours rester à la porte, et nous pénétrons dans une vaste cour, au mieu de laquelle se trouve l'étang sacré, de petits autels, ne vache sculptée, la tête couronnée de fleurs, enfin, sur Tun des côtés, un immense hangar en pierre, soutenu par 1,020 colonnes de granit, systématiquement rangées, chacune d'un seul bloc, mais de forme irrégulière et presque brute. Sans doute, il y a là un travail inachevé;

les colonnes auraient dû, elles aussi, s'arrondir sous le ciseau et se revêtir d'élégantes sculptures. Peu importe; ces longues allées, qui se terminent dans l'ombre et qui semblent conduire à quelque séjour mystérieux, cet assemblage de rochers, semblables, de loin, à de noirs fantômes, impressionnent vivement, Nous nous aventurons sous les voûtes; mais l'humidité, qui découle des parois, et un froid glacial nous chassent aussitôt. Est-ce un temple consacré à quelque divinité indienne, ou bien est-ce une tombe? Il n'y a là personne pour nous le dire.

Cependant, la nuit approche le soleil ne dore plus que le faîte des pagodes, et nous nous disposons à partir, lorsque tout à coup un son de cloche se fait entendre à l'une des extrémités de la grande cour. Nous croyions le temple entièrement désert; durant toute notre course, nous n'avions vu que quelques Indiens du village qui se donnaient le spectacle de notre curiosité; mais aucun signe extérieur ne nous avait indiqué la présence des brahmes. Nous nous dirigeons donc vers la cloche, et nous entrons dans un petit bâtiment où, à la lueur de quelques lampes d'huile de coco, nous trouvons une vingtaine de brahimes se préparant à la prière du soir. Notre invasion fort inattendue les déconcerte tout d'abord; mais, rassurés par l'éloquence de nos roupies, ils se remettent en place et commencent la prière. Leurs chants, accompagnés de violons et de cymbales, sont lents, monotones, divisés en versets d'égale longueur, et ressemblent, à s'y méprendre, à nos cantiques d'église. Cette similitude parfaite du rhythme, dans les religions les plus diverses, m'avait déjà plus d'une fois frappé. Placez ensemble un bonze, un brahme, et même un moine, ils seront fort étonnés de se trouver presque d'accord et de chanter à l'unisson. Dieu me garde de blasphémer! Mais, à Rome, en Chine, dans l'Inde, partout où la voix humaine s'élève pour prier, n'est-ce pas la foi, pure ou égarée, qui l'inspire? et pourquoi la foi n'aurait-elle point partout, même dans ses erreurs, le langage grave, mesuré, suppliant de l'âme qui implore et qui s'humilie?

Au milieu du chant, paraissent quelques femmes, qui viennent se mêler au chœur des brahmes. Seraient-ce les bayadères? La demi-obscurité de la salle nous laisse un instant dans le doute et avec l'espérance d'un spectacle nouveau. Mais la voix brisée des chanteuses, leur pantomime lourde et sans gràce, nous ôte bientôt toute illusion. La bayadère, d'ailleurs, ne se prodigue pas ainsi en public.

Nous attendons vainement l'Amen final; après une heure de patience, nous prenons le parti de dire adieu aux brahmes et aux pagodes, et nous reprenons dans nos charrettes la route de Porto-Novo, qui, grâce à la lenteur de nos bœufs et aux fatigues de la journée, nous paraît plus longue qu'un cantique hindou...

L'Inde est couverte de pagodes; ce sont les seuls vestiges de l'antique civilisation; des ruines belles encore, mais qui chaque jour disparaissent, enfouies sous les sables du désert ou balayées par les brises de l'Océan ! Les sculptures s'effacent; le temps ronge les reliefs, confond les lignes et ne laissera plus bientôt que des formes indécises sous lesquelles le voyageur devinera à peine le chefd'œuvre à jamais perdu. Hàtons-nous d'en recueillir au moins quelques souvenirs, avant que l'honorable compagnie des Indes ait aligné des pavots dans les champs sacrés des pagodes.

C. LAVOLLÉE.

CHRONIQUE DU MOIS.

VOYAGES ET AVENTURES DE LOUIS-PHILIPPE.

La vie politique de Louis-Philippe ne relève point du Musée des Familles; mais sa vie d'aventures et de voyages offre des épisodes qui rentrent dans notre cadre littéraire et anecdotique. Ses voyages surtout nous donnent l'occasion de révéler une des légendes les plus curieuses et les moins connues de ce siècle : la saga finlandaise, la Fille du Troll, que nous devons à notre collaborateur M. Léouzon Leduc, auteur de la belle étude sur Tegner, dont nous avons déjà parlé. (Paris, ed. Gide, 1850.)

Louis-Philippe naquit à Paris, le 6 octobre 1773, de ce duc d'Orléans que la première république affubla du nom d'Egalité, sans doute pour lui mieux couper la tête. L'enfant eut Louis XVI pour parrain et Marie-Antoinette pour marraine. Le poëte Bonnard fut son premier précepteur, sur la recommandation de Buffon; mais il céda bientôt la place à Mme de Genlis, toute-puissante alors dans la maison d'Orléans. Cette femme habile avait un immense défaut elle manquait de cœur. Elle ne pouvait donc faire une critique plus sanglante de son élève, qu'en disant qu'elle le formait à son image. On sait le rôle de PhilippeEgalité dans la révolution. Il paya de sa mort celle de Louis XVI, volée par lui. Puisse cette expiation avoir suffi à la justice de Dieu !.. Son fils aîné, devenu duc de Chartres, eut d'abord les illusions paternelles. Il suivit le club des Jacobins, et prêta le serment civique à SaintRoch. Ce qu'il fit de mieux alors fut de sauver, à Vendôme, un homme qui se noyait. Il reçut pour cette action une couronne dont il envoya quelques feuilles à Mme de Genlis. Nommé maréchal de camp par Dumouriez, avec son frère Montpensier pour aide, il combattit pour la France contre l'Europe, à Quiévrain, à Jemmapes, à Valmy, à Maëstricht et à Nerwinde. On a un peu oublié, en chantant ces exploits sur tous les tons, qu'ils se terminèrent par la fuite du jeune maréchal dans le camp autrichien, en compagnie de Dumouriez. C'est ici, d'ailleurs, que commence pour Louis-Philippe, duc d'Orléans par la mort de son père, une vie réellement merveilleuse de courage, de souffrance et d'habileté. Les romanciers n'inventeraient pas un prologue plus dramatique aux grandeurs qui attendaient l'âge mur du prince. Seul, proscrit, sans argent, sans appui, sans ressource, il se met à courir le monde entier. Il se fait, pour vivre, professeur à Reichnau, et s'y distingue par cette facilité d'élocution qui ne l'abandonna jamais. Chassé par l'éclat de son nom d'un refuge encore trop élevé, il erre, d'exil en exil, à travers la Suisse, l'Allemagne, le Danemarck, la Norwège et la Finlande. C'est là que l'attendait l'étonnante et prophétique aventure, poétisée par la Saga nationale, que notre collaborateur a découverte et mise au jour :

LA FILLE DU TROLL.

C'était à la fin de mars de l'année 1795. L'hiver fêtait ses derniers jours par des horreurs inaccoutumées. Ciel sombre et orageux, froid dur, vent glacial à travers les sapins dépouillés; lout, dans la nature, éclatait en lugubres menaces, et les hommes et les animaux s'enfuyaient éperdus vers leurs demeures souterraines.

Tout à coup, on vit apparaître, dans la plaine de Karessuando, trois traîneaux qui semblaient errer à l'aventure, tellement la neige avait effacé toutes les routes et même jusqu'à tout vestige d'habitation humaine. Les chevaux tombaient de fatigue; c'est en vain que leurs guides cherchaient à les ranimer de leur voix rauque et de leur fouet retentissant.

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Maudit pays! monseigneur, nous sommes perdus! grom

melait un des personnages du second traîneau.

- Tais-toi, François, répliqua celui qu'il avait appelé monseigneur; informe-toi plutôt s'il n'y a pas quelque habitation dans le voisinage où nous puissions nous réfugier.

Le cocher interpellé enfonça son bonnet sur son oreille gauche, s'essuya le nez, suivant l'usage, avec sa manche, prit son

cheval par le mors, et, après tous ces préparatifs, répondit enfin sur le ton d'une parfaite tranquillité: Non, il n'y a, dans le voisinage, aucune habitation où l'on puisse se réfugier. Cette triste nouvelle jeta la consternation parmi les voyageurs. Nous sommes perdus! nous sommes perdus! cria toute la troupe au désespoir.

Mais voici qu'apparaît dans le lointain un spectre à la forme indécise, dont les yeux brillent comme deux tisons d'incendie, et dont la main velue semble faire signe aux étrangers de se diriger de son côté. N'était-ce pas un de ces nains si fameux dans les sagas du Nord, qui attiraient les voyageurs errants dans leurs cavernes pour les immoler aux sombres puissances?

Francois dit en s'élançant de son traîneau le plus jeune de la troupe, tu vois qu'on nous fait signe là-bas; il faut y aller! Pour Dieu! monseigneur, pas un pas de plus! C'est ici le bout du monde; ce signe qui nous appelle, c'est le signe du diable, le signe de l'enfer!

Le jeune homme s'arrêta. Le site en effet était d'un aspect si lugubre, qu'il hésitait à aller plus loin. Cependant il reprit courage, et fit encore quelques pas. Le spectre se dressà devant lui; puis, s'abimant tout à coup dans la neige, il laissa voir aux voyageurs les traces d'une habitation souterraine. Ce n'était pas chose nouvelle pour eux; ils avaient déjà rencontré, à Tornéa et à Muonioniska, de ces huttes profondes où la porte est si basse qu'il faut se traîner sur les mains pour y entrer. Mais celle qui se présentait alors devant eux ressemblait plutôt à la tanière d'un ours qu'à un refuge humain.

Quel parti prendre? Si c'était là une caverne de brigands, et qu'on m'y eût attiré pour m'assassiner ?

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Ainsi pensait le jeune voyageur, et déjà il s'apprêtait à appeler ses autres compagnons, lorsque du fond de l'antre une voix de femme, douce et pure, fit soudain entendre ces paroles: Citoyen Louis-Philippe d'Orléans, entrez sans c crainte! M. François-Etienne-Colin Guillemot, valet de chambre de son altesse royale le duc d'Orléans, se laissa tomber dans la neige, et embrassant les genoux d. son maître : - Ah! monseigneur, vous ne m'avez pas assez grondé de ne croire ni à Dieu ni à diable; je le vois maintenant, faut venir dans ce monde des esprits, pour bien connaître ce qui en est. N'est-ce pas que c'est le diable qui vient de prononcer votre nom? Le prince se penchait vers la caverne, comme pour écouter encore la voix qui avait frappé son oreille. La voix reprit :

- Monseigneur le duc Louis-Philippe d'Orléans, entrez sans crainte !

Cette seconde invitation fit bondir les deux voyageurs.

Eh bien, entrons, dit le prince, il faut que je sache quelle est cette bouche qui parle si purement notre langue, dans ce coin ignoré de la terre; il faut que je voie cette femme qui parait si familière avec les titres de mon sang!

Et le duc d'Orléans, suivi de François, se glissa dans la hutte souterraine. Cette hutte n'avait pas plus de cinq pieds de haut et environ douze pieds carrés. Elle était pavée d'une énorme dalle de granit dont un coin servait de foyer, sur lequel famboyait un vieux tronc de pin La fumée, refoulée par le vent qui soufflait du dehors, s'élevait en flots orageux et remplissait la hutte d'une vapeur mêlée de flammes et d'étincelles. Elle res semblait par moments à un soupirail d'enter. Deux lits, un bane, une chaise, une table, tel en était le mobilier, qui, du reste, était tenu avec une remarquable propreté.

Le duc n'eut rien de plus pressé que de chercher cet être mys térieux dont la voix et les paroles l'avaient si fort impressionne. Mais il n'aperçut d'abord que le spectre dont la main lui avail indiqué la route. C'était un vieillard de soixante-dix à quatrevingts ans, à la mine chétive, au corps rabougri, mais dont le regard inspiré révélait un des grands trolls du Nord. François le prit pour le diable. A ses pieds se jouaient, dans l'accord le plus fraternel, un chat et un ours.

Pour toute réponse aux questions du duc, le vieillard secou la tête, prononça quelques mots que personne ne comprit, et

sortit de la cabane.

Tuisko, mon père, n'est qu'un pauvre habitant de Karessuando; il prie humblement son altesse royale monseigneur le duc d'Orléans de se regarder comme le bienvenu dans sa cabane, dit alors la douce voix qui avait si gracieusement invité les étran

gers à y chercher un abri.

Le duc se retourna vivement du côté d'où venait la vois. Quelle fut sa surprise lorsqu'à la lueur de la flamme il décou

figure de

jeune fille, telle que jamais il ne lui en était apparu dans les somptueux salons des Tuileries ou sous les frais ombrages de Versailles ! Elle était vêtue d'une robe de laine de Finlande, à raies bleues et rouges; ses cheveux châtains flottaient en boucles soyeuses sur ses épaules, ses yeux bleus étincelaient, un charme indicible de jeunesse était répandu'sur toute sa personne.

Le jeune prince la salua avec le même respect qu'il eût fait pour une princesse du sang.

Monseigneur, poursuivit-elle toujours en français, nous vous attendions depuis longtemps. Hier soir, à huit heures trois quarts, mon père me dit: Je vais au-devant de cet illustre étranger, car le timon de son traîneau s'est cassé, ses chevaux sont morts de fatigue, et la tempête qui menace pourrait lui être fatale. Mon père est un sage, qui me dicte ce que son Haltia lui inspire.

- C'est, en effet, un homme bien extraordinaire que votre père, mais ce qui me paralt plus extraordinaire, c'est qu'il soit votre père.

Toini n'est pas la fille de Tuisko.

Mon pressentiment me le disait. Une si belle fleur ne pouvait être née dans cet horrible désert.

- Prince, n'insultez pas au désert: les montagnes solitaires. les bois

dant troisieux ont aussi leurs charmes. Savez-vous que pen

s de l'année, nous pouvons lire la nuit sans lumière? Alors le soleil ne se couche point dans le sein de la terre; il l'effleure légèrement d'un baiser, et se relève glorieux sur l'horizon. Nous ne changerions pas les aurores boréales de nos hivers contre vos lourdes ténèbres de décembre. Je connais votre France, monseigneur, car c'était aussi ma France autrefois.

- Etrange jeune fille, dites-moi qui vous êtes!

En quoi cela peut-il vous intéresser ?

- Je vous en prie!

-Mon père est le Juif éternel, il a déjà passé deux mille ans; mais moi, je n'ai pas encore accompli trois siècles.

Le duc fixait attentivement la jeune fille.

- Est-elle bien dans son bon sens ? se demandait-il en luimême.

Mais Guillemot se rapprochant de lui: - Ecoutez, mon prince, je crois que nous ferions sagement de nous retirer au plus vite de ce diabolique repaire.

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Bonsoir, cher comte, dit le prince; vous ne vous attendiez pas, je pense, à me trouver auprès d'un bon feu, causant avec une sorcière, avec une fée qui parle français aussi bien que pas un de nous.

Pendant que le comte de Montjoie racontait ses aventures, Toini servit le souper. Il consistait en une pièce de renne fumé, en poisson sec et en lait caillé.

Belle Toini, dit le duc à la fin du repas, après votre propre histoire, je ne sais rien au monde qui puisse m'intéresser davantage que de voir votre père tomber en extase. Quand il est dans cet état, il doit lire sans doute dans le passé et dans l'avenir, et sur ces deux points j'aurais quelques éclaircissements à demander.

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- Je vais lui faire part de votre désir, répondit Toini, mais je ne vous promets pas qu'il y satisfasse.

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Ceci pourrait-il décider votre père ? dit le comte de Montjoie en tirant sa bourse.

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Gardez votre or, seigneur comte, mon père n'en a que faire. Un long colloque s'établit entre le père et la fille, le vieux Tuisko semblait résister opiniâtrément à ses instances; enfin Toini l'emporta.

Alors on vit le troll s'avancer majestueusement au milieu de la chambre, et, d'un geste solennel, faire signe aux étrangers de prendre place sur le banc, le long du mur.

Messeigneurs, dit Toini, mon père exige d'abord que vous vous dépouilliez de tout ce que vous portez sur vous, en fer et en acier.

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