qu'aux taverniers, de donner à boire, à dîner, ou à souper à tout le monde. Ce qui montre à quel point, durant la semaine, les nuits sont animées, c'est que le dimanche expire avec la soirée, et que, dès minuit, les saloons dansants, les cabarets à musique, etc., recommencent leurs bruits; la ville s'allume, et la circulation renaît. Les établissements publics sont fermés le dimanche : musées, galeries, théâtres, et les églises même, hormis aux heures des cérémonies. Il est hors d'usage que l'on rende des visites, en ce jour consacré à Dieu et à la famille. Ainsi, les Anglais ne sortent guère, les équipages désertent les parcs; la plupart des gens riches vont, dès le samedi au soir, à la campagne, ou visiter quelque ville de bains au bord de la mer. Le mobile de cette coutume est l'égalité. Ne faut-il pas que les domestiques, les gardiens des musées, les acteurs, les musiciens, aient la faculté de se reposer aussi bien que les maîtres, les curieux, les spectateurs et les mélomanes! Il est des maisons où le couvert reste mis dès la veille, afin de réduire la besogne des serviteurs; et si la fermeture des magasins est l'objet d'une ordonnance générale, c'est afin que les scrupules religieux des uns ne fournissent pas aux autres l'occasion de nuire aux premiers par une concurrence établie à leurs dépens. Contre l'habitude de nos compatriotes, je goûtai fort le dimanche. Harassé de courses et de travail (car, pendant cinq semaines, je n'ai jamais dormi plus de quatre heures sur vingt-quatre), je me sentis profondément satisfait d'avoir du temps à perdre en conscience, et d'être préservé de tout devoir, de tout plaisir, de toute étude. Il me sembla que le désœuvrement de chacun contribuait à ma propre quiétude, et le silence dont j'étais environné, la vue de tant de gens sérieusement occupés de ne rien faire, me plongea dans une rêverie oisive, dans un assoupissement nerveux qui ne sont pas sans charme. D'ailleurs, n'est-ce rien que de contempler une grande ville tout à coup si différente d'elle-même, et de passer, de l'aspect d'une ruche bourdonnante, au spectacle d'un camp endormi? Deux cent mille cheminées d'usine, en s'abstenant ce jour-là de fumer, laissent planer sur la ville une atmosphère éclaircie, fête pour les yeux : sans la consécration du dimanche, Londres ne contemplerait jamais l'azur du ciel. Mais j'ai connu des buveurs d'eau atrabilaires, qu'indigne profondément la fermeture des cabarets. Cette idée leur donne la pépie; il faut leur parler raison. Il y a quinze ans, ces établissements étaient ouverts tout le jour, et c'est depuis lors que l'on s'est décidé à prescrire aux buveurs deux entr'actes, de deux heures chacun. Dans ce pays où le peuple est enclin à l'ivrognerie, il advenait que l'ouvrier, habitué à un travail assidu, se trouvant tout à coup en possession d'un loisir de vingt-quatre heures, et ne sachant à quoi l'employer, se jetait dans les tavernes; d'autant plus prodigue qu'il avait reçu, la veille au soir, son salaire de la semaine, il le buvait tout entier, sans paix ni trêve. Le soir venu, ce pauvre diable était ivre, malade, ruiné; sa femme, ses enfants restaient sans pain. Aujourd'hui, cet artisan digère, de onze à une heure, le porter, l'ale du matin; sa femme profite de la fermeture du tripot pour l'emmener; s'il retourne au débit, elle l'en retirera à trois heures, et, dans tous les cas, les repos forcés empêchent cet égout à bière de s'engorger; il boit moins, et peut s'arrêter. Quatre heures de réflexion sont aussi salutaires pour la tête que pour l'estomac. On le sait, au surplus; l'ivrogne animé ne cesse pas de boire; l'homme ivre, qui n'a rien entonné depuis deux heures, est pris du dégoût de la boisson. Ainsi les règlements sur les tavernes, comme les lois de Moïse, donnent aux intérêts temporels la consécration des institutions religieuses, ce qui constitue le génie des législations : les lois athées sont impuissantes à régler les mœurs. Depuis quatorze ans, de l'aveu de chacun, le nombre des ivrognes a diminué, et les rixes sont moins fréquentes. Ces améliorations n'empêchent pas que je n'aie vu dans le quartier de White-chapel, au seuil d'un gin-house, deux lurons mettre habit bas, prendre du champ, se cramponner sur leurs solides jarrets, croiser les poings et se boxer avec véhémence et dans les règles. Chaque coup rendait un son mat, comme un rocher qui des nues tomberait sur un banc d'argile : un nez fut mis en marmelade; un œil passé au beurre noir se violaça tout à coup. Mais un policeman survint qui entraîna les champions. Autrefois, le boxer faisait fureur, on le cultivait dans les tavernes; mais, à force de casser des têtes, on a procuré l'interdiction de cet art d'agrément. L'art se perd... C'est beaucoup que d'avoir gagné quatre heures sur les ivrognes du dimanche; mais on en réduirait le nombre bien davantage si l'on payait les ouvriers le lundi, au lieu de les solder le samedi soir. Les sociétés de tempérance n'y ont pas songé. Un dimanche, après avoir joui tout le matin du spectacle de ce peuple se prélassant en seigneur dans ses rues paisibles, quittant les beaux quartiers solitaires, et Regents-quadrant dont les splendides édifices dessinaient sans obstacle, du haut en bas, leur courbe élégante et grandiose, je gagnai la Cité et pénétrai dans Temple-Bar, où l'on achevait l'office. J'entrai, par un portail byzantin, dans une rotonde romane, couronnée de niches ogivales séparées par une centaine de mascarons très-curieux. Ce sont des masques burlesques qui font assaut de grimaces risibles. Pour contraster avec cette gaieté, huit templiers de bronze, avec le haubert, le bouclier, et de sombres physionomies, sont couchés sur leurs tombes, à raz du pavé formé de briques émaillées jaune sur brun, représentant des lions et des chimères. Plus loin, on pénètre dans l'église où priaient les fidèles, au son de l'orgue faisant retentir ces voûtes sacrées de mélodies catholiques. L'encens embaumait la nef, et l'on aurait pu se croire en France. Mais tout cela n'est qu'apparence: l'antique chapelle des Templiers n'est qu'une habile restauration; les masques sont copiés, les chevaliers mêmes ne sont pas anciens, et l'orgue et l'encens jettent un peu de poésic séculaire sur la froide réalité du culte anglican. G'est un bourgeois de la Cité qui a rétabli, à ses frais, Temple-Bar, une des plus curieuses églises de Londres, où elles se comptent par centaines. Après la messe, me promenant par la ville, je fus frappé de la quantité de gens qui allaient à la campagne; les omnibus en étaient jonchés; on voyait circuler aussi des tapissières voiturant tout le personnel d'un magasin, endimanché d'une béate allégresse. Leur entrain me gagna; je résolus de franchir les murs. J'avais une visite à rendre, près de Walthamstow, à une très-aimable dame, qui, habitant Paris d'ordinaire, aurait probablement assez d'indulgence pour accueillir un visiteur ce jour-là. Mais où est Walthamstow? je l'ignorais. Fallait-il s'y rendre par terre ou par eau, en voiture ou en chemin de fer? Ces questions ne sont pas d'une facile solution pour qui entend à peine quelques mots d'anglais et ne sait à qui s'adresser; car le nombre des gens connaissant Londres à fond n'est pas commun, et ceux qui possèdent la carte des environs sont encore plus rares. Ce n'est pas que chacun, pour vous assister, ne fasse les plus charitables efforts. Les Anglais, chez nous, passent pour inhospitaliers et dépourvus d'obligeance. En vérité, je ne sais pourquoi. Sans rien affirmer à cet égard, je me borne à livrer mes propres expériences. Or, je n'ai trouvé que prévenance, bonne grâce et humeur serviable, partout, dans toutes les classes et sans exception. Nos Français se croient aussi l'objet d'une réprobation complète, parce qu'ils portent de la barbe, et il faut avouer que cette mode est peu goûtée dans un pays où l'amour du rasoir s'étend jusqu'aux prairies. Quand les prés ont la barbe faite deux fois par semaine, un gentleman serait malvenu à ne se point raser tous les jours. En ce qui concerne les pelouses, leur Figaro est un cheval traînant sur l'herbe un cylindre monté sur deux roues par le moyeu desquelles passe un arbre attenant à quatre lames obliques qui tournent en effleurant l'herbe tondue de près. Une machine analogue sert à enlever la boue des rues; seulement, les couteaux sont remplacés par des brosses, et tout est également précipité dans un cylindre. Mais voilà que nous babillons au hasard, sans plan ni méthode. Il n'est pas question de prés, mais de moustaches. Cet ornement alimente la gaieté britannique. Nous paraissons étranges, on nous regarde, on sourit parfois, mais sans malveillance, à moins que nous ne marchions d'un air tranche-montagne, avec un regard trop assuré. Cette allure, chez nous fréquente, est chez eux si peu de mise, qu'elle surprend dès qu'on revient en France. L'Anglais ne regarde pas autour de lui et n'aime pas qu'on l'envisage avec arrogance. Si l'on est calme, si l'on adoucit son regard, on passe inaperçu avec une barbe d'un demipied. D'ailleurs, la fashion commence à adopter les moustaches, qui, près des femmes, sont loin d'être un moyen de plaire elles trouvent cela fort laid. Il s'agissait donc de découvrir Walthamstow : j'étais dans la Cité, les boutiques étaient closes, et je faisais fond sur l'obligeance éprouvée des citadins. Il était écrit que je ferais, à cet égard, des expériences très-édifiantes. Voici quelle fut mon Odyssée : Un marchand de tabac me conseilla d'aller à Bishop'sgate street, no 50, où je trouverais probablement des voitures. Cette rue était loin et d'un accès difficile. Il fallut plusieurs fois demander le chemin, et sur une dernière indication, je parvins à un carrefour où trois rues s'offraient du même côté. Nouvel embarras. On me frappe sur l'épaule; c'était le dernier passant questionné qui, prévoyant mon hésitation, s'était détourné pour me suivre à mon insu jusque-là, pendant près d'un quart d'heure. Il sourit d'avoir si bien deviné, me désigna la bonne route et s'en alla sans attendre mes actions de grâces. A Bishops'-gate street, il advint que mon premier guide s'était mépris sur le numéro. La maison indiquée ne m'offrit qu'une taverne entr'ouverte, où ayant pénétré, je me vis au milieu d'une troupe de buveurs, gens du peuple, l'œil alcoolisé et les pommettes rubicondes. Superbe occasion pour apprécier l'entente cordiale, je dérangeais. Les entretiens s'arrêtèrent, on me toisa. Au comptoir se tenait un garçon assez borné, dont je me fis malaisément entendre, et que je n'entendis pas du tout. Les pratiques intervinrent; c'était à qui se montrerait le plus empressé; mais chacun prétendant à se faire écouter seul, m'attirait à lui et prenait possession de ma personne. A la fin, le bureau me fut indiqué tant bien que mal. Je fus à la découverte, et ne trouvant rien, je revins au cabaret. Nouvelles explications; j'étais inepte, et ces gens, désolés, se montraient vraiment patients et bons dans leur cordialité familière. L'un d'eux prit un grand parti; jetant un regard touchant sur son verre plein, il le vida à demi, me regarda ensuite, et quittant le cabaret avec un soupir, il murmura: Come here, saisit mon bras et m'entraîna dans la rue. La distance était longue, il me conduisit jusqu'à la porte, frappa lui-même et me laissa. L'heure du départ étant passée, je dus renoncer à mon projet; mais, curieux de sonder à fond la patience de ces braves gens, je rentrai une troisième fois à la taverne, où mon aspect produisit une sorte de consternation. Néanmoins on s'offrit à me conduire derechef; j'annonçai que j'avais trouvé le bureau, et pour compléter mes renseignements, je multipliai les questions, et sur l'heure des départs, et sur la distance, et sur les moyens de retour. Leur bienveillance fut inépuisable, leur bonne humeur sans mélange, leur cordialité parfaite. Et ils étaient gris pour la plupart...... J'offris un verre de rhum à celui que j'avais dérangé, et je bus à la santé de tous. On répondit par un toast aux Français. Je remerciai; ils parurent charmés. Seulement, il y en eut un qui me dit : -Mossio, vive Louis-Philippe ! Mais il fut à l'instant blâmé de cette indiscrétion. Je n'allai donc à Walthamstow que le lendemain à dix heures. Arrivant au bureau un peu tard et à jeun, je demandai si j'aurais le temps de déjeuner et m'informai d'une taverne. Laissant son comptoir à la garde d'un cocher, le commis de la voiture me conduisit, commanda mon déjeuner et me dit de manger sans inquiétude, me promettant de me venir chercher au moment du départ. Il eut même l'altention de me réserver, au-dessus de la voiture, une bonne place à côté d'un monsieur qui parlait français. Demandez des complaisances de ce genre aux employés des diligences françaises, les plus incivils de tous les commis, et qui, gonflés d'importance, se considèrent, ridicule éminemment administratif, comme des autorités, par rapport au public... Comme il y avait du soleil, les Anglais s'étaient munis de parapluies, et, pour se garantir de la poussière, ils avaient attaché à leurs chapeaux des voiles de gaze verte qui leur donnaient un faux air d'amazones. Nous dédaignons de tels soins; mais un Anglais qui escalade une impériale porte un coussin sous son bras. Mon voisin, qui lisait dans ma pensée, me dit avec malice : En France, vous êtes toujours comme Malbrough qui va-t'en guerre. Ce garçon-là nous trouvait fort à plaindre. - Vous possédez tout, observait-il, et ne savez user de rien, et vous vous plaignez sans cesse. Vos impôts sont si légers !... Ce que peut devenir un élève d'Oxford. Costume de chancelier anglais (pages suivantes). -Votre synthèse n'est pas consolante; mais elle dénote une certaine étude de notre pays. - Je m'y trouvais après 1848, et je vous faisais la guerre à la façon anglaise : il pourra vous en coûter gros. J'ai dirigé la prise de Lyon. - Vous parlez par énigmes. -Notre politique ne prend dans un pays que ce qui nous est profitable. En général, par rapport au continent, elle se réduit à profiter de vos désastres. C'est ainsi que nous nous sommes assimilé la plupart de vos industries, et que nous nous substituons à vous de jour en jour sur la plupart des marchés du globe. Nous tendons à vous faire mats sur l'échiquier du monde. Bah! il nous reste encore bien des cases vides. Trop vides. C'est le succès le plus aisé !... Dans votre patrie, l'on n'a besoin que d'un crédit à courte échéance, parce que l'on s'enrichit en dix ans, et que l'on ne continue pas à exercer l'état de son père. De là provient que l'on a peu d'intérêt à fonder une renommée durable; par conséquent l'on fraude sur tout, on falsifie tout pour achever plus tôt sa fortune. Aussi, votre commerce est suspect sur tous les marchés; le nôtre est d'une loyauté parfaite, non que nous soyons plus honnêtes, mais notre intérêt le veut ainsi. Rien n'est donc plus pénible aux nations que de ne pouvoir se passer de vos produits. D'où il succède, que tout article par nous offert en concurrence, est à l'instant préféré. Après votre glorieux Février, la fabrique lyonnaise souffrit, les ouvriers manquèrent d'ouvrage; on ne sut faire aucun sacrifice, et je songeai à tirer parti de la situation. Après en avoir conféré avec le premier lord de la Trésorerie et le président de la Cour du commerce, je traversai la France. Mais vos ouvriers sont patriotes; les embaucher était difficile, et je ne voulais que les plus habiles. On m'envoya du renfort... et les émeutes vinrent tout empirer. J'ai expédié, par la Suisse, le Rhin et la Belgique, trois cents des meilleurs ouvriers en soierie, et depuis lors, à un second voyage tant à Lyon qu'à Saint-Etienne, environ sept cents autres travailleurs. Déjà nos fabriques d'étoffes et de rubans sont en pleine activité; leurs produits rivaliseront bientôt; ils finiront par vous débouter. Voilà comment j'ai pris votre ville de Lyon. - Vous êtes donc bien riche, et furieusement patriote? Riche, de l'argent de l'Etat, qui sait en fournir aux utiles entreprises; patriote, avec la ferveur d'un néophyte: je suis né à Châtellerault, et Anglais naturalisé. Mais il faut ajouter que ma mère est du pays de Galles. L'intelligence, l'activité, sont d'un emploi trop rare en France, où l'on n'en tient compte ; je suis entré au service de l'Angleterre, et n'ai jamais servi qu'une patrie. Mais ici que de ressources, et quels hommes d'Etat! Il m'est facile de vous en donner une idée par une simple anecdote. Je vous écoute. Lors du traité de la quadruple alliance, je me trouvais à Madrid au moment où il s'y débattait certaine question trop longue à expliquer et dont la solution, tranchée sans vous, contre vous, même, demandait beaucoup de. promptitude. Il fallait conclure avant que votre gouvernement fût mis en éveil. Votre ambassadeur fut prévenu à temps, j'en fus instruit par hasard. Il allait dépêcher un courrier à Paris; la combinaison échouait si l'on ne gagnait quelques heures. Sans perdre une minute, je prends un cheval, et courant à bride abattue à la première poste, je retiens et fais partir tous les chevaux. J'agis de même à la seconde et je détourne les relais jusqu'à la frontière. L'estafette française fut attardée de quatorze heures. Je me hâtai de revenir, ma bourse était à sec et j'étais parfaitement tranquille. En effet, sur mon rapport, notre ambassadeur me félicita, me fit compter 40,000 francs, et m'accrédita, avec un traitement fixe, en qualité d'agent secret. Qui donc oserait, à ses risques, rendre un pareil service à la France? Eh bien, chez nous, tout sujet anglais est à même d'agir de la sorte en toute sécurité; indemnisé s'il échoue, récompensé s'il a réussi. Est-ce ainsi, demandai-je, assez dédaigneux, que vous avez conquis vos lettres de naturalisation? Non; rassurez-vous. Votre question procède d'un esprit chevaleresque; vous ne saurez pas faire votre chemin. Vous êtes, je l'avoue, admirablement corrompu. -Nous ne vendons jamais à faux poids; nos denrées ne sont point sophistiquées; les vôtres le sont toutes, sans Rien de plus simple. Mes paroles ne vous frappent que par le côté paradoxal; mes critiques, au travers de votre patriotisme, ont une saveur dont l'àcreté vous plaît; causeur de votre nature, vous m'écoutez avec une attention gourmande et vous jouez la bonhomie. Vous restez pensif un moment, comme un homme qui met ses impressions en ordre, et la question qui succède à ces pauses s'offre dans la série logique des idées. Vous glanez, vOUS recueillez; que faire de ces provisions-là, sinon de la prose? Enfin, vous projetez sur les campagnes des regards froids et attentivement prolongés, qui dénotent l'étude. Allons, vous êtes un littérateur. - Et vous en êtes un autre, mais, échoué sur l'écueil de la réalité. Votre activité n'est point dans l'imagination, elle est dans l'esprit et constitue tout l'homme. Votre héros, c'est vous-même, et ce héros, la vie pratique l'a absorbé. Cependant, par un reste d'habitude, vous broutillez des observations pour votre agrément. Je crois à votre campagne de Lyon; quant à l'anecdote de Madrid, je la connaissais; vous n'en êtes pas le véritable auteur, mais le metteur en scène. Instrument souple et caché, vous ne réussirez qu'à être riche, à la condition de faire le sacrifice de la renommée. - J'y consens de bon cœur. Tenez, il n'y a rien à moissonner là-bas ; vous devriez vous faire Anglais! A ces mots, je partis d'un grand éclat de rire. Très-bien! reprit-il; vous avez plus d'espoir que d'amertume, et vous possédez une position. -Fort humble, je vous le jure; mais je sais me borner. - Adieu donc, bon courage! nous voici arrivés à l'angle du chemin de Walthamstow. Le temps avait passé très-vite, grâce à la bizarre faconde de ce compagnon de hasard. Son entretien contenait des faits singuliers; je l'écrivis en l'abrégeant, mais sans y rien ajouter. La voiture m'avait déposé sur une route solitaire, bordée de grands ormes secoués par le vent; le terrain était sablonneux; le pays ressemble à la plaine Saint-Denis, avec plus d'ombrages; et un coteau bas, du côté du midi, le sépare de Londres. Çà et là, sur le chemin, se succédaient quelques collages, et j'ignorais la situation précise de celui de MF... Je pris le parti de sonner à toutes les grilles. Dès la première, je reconnus mon erreur, en voyant accourir sur le seuil le personnel d'un pensionnat de jeunes filles. Plus loin, autre boarding-scool; ailleurs, troisième pension, et de même partout. Un facteur de la poste me tira d'incertitude en me désignant le logis demandé. Je sonne, j'entre nouveau pensionnat! On sait que les familles anglaises sont fort nombreuses; on y compte les marmots à la douzaine. Or, dès qu'un étranger apparaît, les petits garçons, honteux et timides, s'enfuient se cacher; tandis que les filles, déjà pourvues de l'assurance propre à leur sexe dans ce pays, accourent, curieuses de regarder le visiteur. Dans une de ces préten dues pensions, j'eus le temps d'apercevoir, par une fenêtre basse, quatre petites filles, alignées de front et dressées à marcher droit, le buste effacé, les coudes au corps et l'œil fixe, par un sergent instructeur de l'infanterie de la reine. Dès lors, je m'expliquai pourquoi les soldats m'avaient paru marcher comme les dames anglaises; c'est que celles-ci sont stylées à l'école des fantassins. Il me fut très-doux de rencontrer, au cottage de Walthamstow, une aimable personne, qui unit à la gravité des mœurs anglaises les grâces de l'esprit français, et auprès de qui je retrouvai cette bienveillance épanouie qui distingue l'accueil de nos compatriotes. Presque aussitôt le fils de mon hôtesse vint tout rondement m'embrasser comme un vieux camarade, ce dont j'eus le cœur un peu dégourdi, tout gelé qu'il était depuis un mois par le contact des produits si bien cristallisés de l'éducation britannique. C'est que là-bas les enfants sont élevés en serre froide par l'institutrice, qui, pour mieux les réussir, éloigne d'eux l'influence des parents, et ne quitte jamais la couvée. Elle vit avec eux le jour et la nuit. La mère assiste silencieuse à certaines leçons, dans le scool-room, et remonte seule à son appartement. Dans les maisons anglaises, où les mœurs viennent se mouler, la cave appartient aux cuisines et à la domesticité. Improprement ici désignée, cette cave, pareille à une crypte, est séparée de la rue par un fossé en maçonnerie protégé par une grille, dans lequel les croisées prennent jour. Ainsi, dans les rues neuves, entre la façade des maisons et le trottoir, il y a un espace vide de deux à trois mètres de largeur. La grille est interrompue devant la porte du logis, qui sert d'entrée aux maîtres, et le service a son escalier particulier, pris sur l'épaisseur du terrassement. Sur la façade postérieure du bâtiment, on a ménagé d'ordinaire une petite cour à la hauteur des cuisines; le rez-de-chaussée du côté de la rue devient un premier étage sur le derrière. Donc les maîtres entrent, sortent, reçoivent, le tout à l'abri de la curiosité des domestiques. Le rez-dechaussée contient la salle à manger et les appartements destinés à l'enfance; le salon, les chambres de maîtres occupent l'étage supérieur. Fontenelle, qui n'aimait pas les marmots, eût goûté cet arrangement, justifié à demi par la surabondance des enfants dans chaque famille. Mais cet austère usage souriait moins à Me F..., qui adore son fils et possède assez de tact et d'esprit pour le gater sagement. Aussi contraste-t-il d'une manière avantageuse avec le sauvage petit troupeau de sa belle-sœur. Les enfants mangent à part, à d'autres heures que leurs parents; mais ces derniers, mettant à profit le dîner de la petite famille, en prélèvent, sous le titre modeste de gouter, les substantielles prémices. Je fus convié à cette collation, trait-d'union entre le déjeuner et le diner. Elle se composait de bœuf à l'étouffée, d'un saumon, d'un plat de jardinage et d'un gateau... mural. Tels sont les délassements d'un estomac britannique. De retour à Londres, je remarquai, à l'angle de Fleet street, la boutique du Sunday-Times, journal du dimanche à l'usage du peuple; laquelle boutique, fermée la veille, m'avait scandalisé par l'insolence des placards dont la devanture était souillée. Le samedi précédent, sir Robert Peel avait soutenu contre lord Palmerston, à propos de l'affaire de Grèce, sa dernière lutte. Redoutable, éloquent comme toujours, il avait néanmoins reçu un échec, et le Sunday-Times couvrit d'opprobre ce nom respectable. Nous n'avons pas l'idée de cette licence grossière. Sous les rubriques de TRIUMPH!!! de SHOCKING ACCIDENT AT S. ROBERT PEEL, ce noble champion des idées progressives était traité de renégat, de criminel, de lâche, de traître, d'atroce, et autres aménités. Or, à l'heure même où je déchiffrais ces indignités, Robert Peel, revenant du palais Buckingham, et traversant Saint-James-Park, était lancé sur le sable de Constitulion-Hill par son cheval, qui, en retombant sur lui, écrasait à deux reprises le corps du célèbre orateur. Donc, le Sunday-Times se hâta le lendemain de gratter ses affiches et de les remplacer par des placards élogieux tout aussi excessifs. La foule se pressait pour lire le bulletin sanitaire du malade; la consternation était à son comble. Londres passa trois jours dans une angoisse profonde. J'ai vu des gens aller cinq fois par jour prendre des nouvelles à la porte de Robert Peel. Le petit jardin de White-Hall était sans cesse encombré d'une foule morne, silencieuse; et, à minuit, en rentrant chez moi, je retrouvais encore ces ombres inquiètes. Un soir, on répandit le bruit que le mal avait empiré; la reine devait se rendre à Covent-Garden, et, dès six heures, une foule épaisse jonchait les trottoirs des rues, de Kings street à l'extrémité de Pall-Mall, environ l'espace d'une demilieue. Si la reine sort, disait-on, l'état du malade n'est point désespéré. Cette foule se tint là, patiente, immobile, jusqu'à dix heures. L'équipage royal ne parut pas, et le peuple s'écoula dans un silence lugubre. En revenant au logis, tristement impressionné de cette douleur publique, si honorable pour le représentant et pour ses mandataires, je passai sous les fenêtres de l'hôtel de M. Peel. La nuit était fort noire, les groupes muets et tournés vers la grille, séparée, par un petit jardin, de la maison au rezde-chaussée de laquelle brillait d'une lueur faible un seul flambeau. Cette nuit, pensai-je, est plus sinistre que les autres... Sans savoir à quelle fin, j'attendis... Au bout d'un instant, un policeman sortit de la maison, et vint jusqu'à la grille, dont chacun se rapprocha sans bruit. L'homme dit en anglais, d'une voix calme: Je tirai ma montre; elle marquait dix heures et cinquante minutes. Soudain, la foule s'éparpillant disparut à grands pas, sans qu'on entendit articuler une syllabe. Une heure après, Londres entier connaissait l'événement et prenait le deuil du plus grand de ses hommes d'Etat. On se figure difficilement chez nous ce que furent la consternation publique et l'effet de cette douleur unanime. Les visages étaient abattus, les rues silencieuses, les affaires languissantes; toutes les nuances des opinions s'étaient effacées. En Angleterre, où l'opposition n'est point absolue ni systématique, mais inhérente à la question du moment, elle est aussi régulière, aussi salutaire, aussi gouvernementale que le cabinet même, et l'accord subsiste sur tous les principes fondamentaux. Telle situation rend les torys nécessaires, telle autre rend plus opportune la direction des whigs; mais les deux partis, également nationaux et désintéressés, coopèrent à la même œuvre. Peel mourant était, pour la patrie une et indivisible, un guide éprouvé qui tombe, une gloire qui s'éclipse, un flambeau qui s'éteint. La puissante et profonde unanimité d'un sentiment si juste, spectacle si étrange pour un Français, inspirait une haute idée de la conscience politique et de l'intime accord des éléments divers de la société anglaise. Le lendemain matin, au lever du soleil, j'allai réveiller mon vieil ami Evariste F... que l'on rencontre volontiers |