che paraissait aux Romains d'un augure aussi fâcheux que chez nous le chiffre 13 à table. Pomponius alors s'adressant à ses hôtes : Le nombre des convives, a dit un de nos poëtes, ne doit jamais être moins grand que celui des Graces, ni excéder celui des Muses. Mais cette règle se prête à bien des exceptions. Aujourd'hui, par exemple, je regarderais presque comme un malheur d'être circonscrit dans de pareilles limites. Ces paroles déridèrent aussitôt le front de plusieurs personnages dont la tenue témoignait de l'inquiétude. Ils étaient de l'espèce appelée ombre, nom plaisant et singulièrement bien choisi; car une ombre est un convive inattendu: vous diriez la partie obscure dont le convive invité est la partie brillante. . Un individu, de manières adulatrices, avait accaparé Pomponius. -Voilà, lui dit-il, qui est spirituellement tourné; vous êtes un des rares héritiers de ce sel attique qui se perd chaque jour! Quelle bonne mine votre fils avait à la cérémonie! J'en ai certes bien vu des prises de robe virile, mais jamais adolescent n'approcha de Publius Pomponius. - C'est bien, maître Ergasile, repartit Pomponius, recevant à l'avance de ce parasite la monnaie de son repas, c'est bien, vous aurez votre place sur le lit de droite. - C'est lui faire mille fois plus d'honneur qu'il n'en mérite, cria d'une voix ironique un autre convive vers lequel Esurion s'était avancé, mais dont il n'avait pas tardé à s'éloigner avec dépit ; c'est lui faire trop d'honneur à ce pauvre Ergasile. L'infortuné! il ne sait que répéter des compliments aussi fades que l'odeur d'un bouquet de huit jours. Jamais de sa vie il n'a fait un joli mot; jamais un lazzi pour égayer les convives. Je vous entends, Charançon. Vous serez à côté d'Ergasile, et je vous charge de lui communiquer le trop d'esprit que vous aurez. - Bien reparti, dit Ergasile en se frottant les mains. Ergasile était le parasite flatteur (adulator); Charançon le parasite ironique (derisor); l'un riche en flagorneries, l'autre en bons mots, tous deux n'ayant rien dans l'escarcelle; le premier par ses adulations, le second par ses plaisanteries étudiées à l'avance, parvenaient à se faire admettre à la table des riches. Ils se regardaient comme bien supérieurs au piteux Esurion. Lui, comptait parmi les parasites souffre-douleurs (plagipatida), ces Spartiates du bas bout de la table, quand le bas bout de la table leur était accordé. Mais le xvj des kalendes d'avril, Esurion ne devait pas jouir de cette faveur. Allez sur votre escabelle; vous y serez servi avec distinction, lui commanda Publius en faisant un signé au tricliniarque, qui se pencha à l'oreille du jeune homme, et sortit, non sans jeter un regard plein de malice et de pitié tout ensemble sur Esurion. Celui-ci commençait le Supplice de Tantale, à l'occasion de son souper. -Ah bah ! se dit-il, après tout, qu'importe où l'on mange, pourvu que l'on mange bien? L'infortuné Esurion, quelle déception l'attendait! Les soupers de Quintus Pomponius faisaient bruit dans le monde. Il est vrai que certaines bouches, qui n'avaient point goûté ses sauces ni dégusté les vins de son cellier, critiquaient le chevalier romain; elles lui auraient volontiers fait grace pour une invitation; or, Pomponius ne les prodiguait pas. Au premier rang parmi les heureux mortels appelés à sa table, figurait Clodius, préteur de la Campanie; étrange magistrat, que l'empereur Vitellius avait nommé à ce poste pour lui avoir vu avaler de suite trois conges de vin (1). Aussi quelques plaisants l'appelaient Clodius Tricongius. Le préteur les laissait dire, et s'en vengeait à la manière de son empereur, en venant de temps en temps leur demander à souper. Avant de se mettre à table, Clodius avait recours à ces moyens employés par César pour faire honneur aux personnes qui l'invitaient, et qui tout en ouvrant l'appétit vous donnent l'air pâle et intéressant. Vous me comprenez, lecteur ! Un rival digne du préteur, c'était Apicius, arrière-neveu du grand Apicius qui mangeait sous Auguste, et professait à Rome un cours sur l'art culinaire. Ce jeune débauché avait dévoré son patrimoine; mais tous les gastronomes de l'époque se l'arrachaient, et semblaient vouloir, en l'écoutant, s'inspirer des souvenirs du grand homme; du reste, Apicius racontait avec esprit les hauts faits de son illustre parent: c'était même sur eux que, depuis quelque temps, il avait fondé sa cuisine. Clodius et Apicius étaient venus avec Pomponius. De son côté, le jeune Publius avait adressé plusieurs invitations à ses amis, une entre autres au Grec Hermagoras, son professeur de belles-lettres. Celui-ci s'en était tellement vanté dans tout Baïes, que deux de ses compatriotes n'avaient pu s'empêcher de le suivre en qualité d'ombres. N'oublions pas Cnéius Capito, jurisconsulte en vogue, et sous lequel Publius allait commencer ses études de droit; car il se destinait au barreau, et la prise de robe virile était pour les jeunes gens le moment où ils devaient se choisir une carrière. Le nombre des convives invités ou non invités se montait à quinze. Chacun prit la place que le tricliniarque lai désigna. Pomponius se coucha près de son fils, tout à fait à l'intérieur du carré, sur le lit du milieu, et engagea Clodius à se mettre à la troisième et dernière place, que l'on réservait toujours aux consuls. Les convives de ce premier lit avaient la figure tournée du côté du lit de gauche offert aux plus honorables d'entre les invités, et occupé en ce moment par Apicius et les amis de Publius. Le lit de droite est abandonné aux parasites; c'est aussi le lit inférieur. Là se trouvaient Ergasile et Charançon; là se portaient, mais en vain, les yeux et les désirs d'Esurion : Ne va point qui veut à Corinthe. Une nuée d'esclaves envahit alors le triclinium; les plus jeunes versèrent aux convives de l'eau à la neige sur les mains et sur les pieds; puis se mirent à leur nettoyer les ongles avec une dextérité surprenante. Ils leur distribuèrent aussi des couronnes de fleurs pour se ceindre le front, et d'autres plus grandes qu'on enlaçait autour du cou. Tressées d'ache et de lierre, le plus souvent entremêlées de roses, de violettes, de safran ou de nard, ou bien encore composées de roses cousues ensemble sur des écorces de tilleul ornées de petits bas-reliefs, ces couronnes passaient pour d'excellents préservatifs contre l'ivresse. L'odeur des fleurs, dit-on, ouvrant les pores, donne au vin un moyen de dissiper ses fumées et repousse les vapeurs qui montent au cerveau. Ces préparatifs terminés, le père de famille se leva, ét adressa aux dieux la prière d'usage qu'il fit suivre de libations et de l'ordre de servir. L'archimagirus (chef de cuisine) parut aussitôt avec ses aides. Ils apportèrent un vaste bassin d'airain de Corinthe, qui avait la forme d'un ânon, et que les Grecs, ses inventeurs, avaient, pour ce motif, nommé ovos. Du dos de l'animal pendaient à droite et à gauche deux petits sacs, renfermant l'un des (1) Le conge valait à peu près trois litres. olives un peu vertes, et l'autre des olives arrivées à leur complète maturité. Tout autour de ce bassin, on disposa dans des plats d'argent des loirs assaisonnés avec du miel et du jus de pavots; des boudins brûlants, des prunes de Damas et des grenades entr'ouvertes. L'une des ombres grecques mangeait déjà avec l'avidité d'un estomac à jeun, Charançon s'en aperçut : Halte-là, maître Hellène, lui cria-t-il, nous n'en sommes qu'à la gustatio; il s'agit seulement de vous mettre en appétit. Ces mets n'ont pas d'autre but. N'allez point imiter un de vos compatriotes, qui, après avoir mangé vingt grives, s'étonnait naïvement de ne pas sentir sa faim augmenter. -Charmant, dit Ergasile, emporté par son habitude d'admiration. -Vous vous trompez, l'ami, repartit Charançon; ce n'est pas quand je parle qu'il faut applaudir; je ne donne point à souper, moi. O mon futur patron, fit à Cnéus Capito, le jeune monarque; c'est vous qui commencerez par vous soumettre à mes ordres; mais je vous donnerai aussi des petits gâteaux, comme dit notre Horace (1). J'ordonne, continua-t-il en s'adressant à l'archimagirus, et faisant claquer ses doigts, j'ordonne la prise de Troie. La crainte d'un souper en vers s'empara d'Ergasile; Cnéus Capito et Clodius ouvrirent de grands yeux; l'un des Grecs consulta sa mémoire et allait commencer une tirade d'Homère, quand l'archimagirus entra, portant un monstrueux sanglier -Oh! oh! le porc à la troyenne! exclama Ergasile battant des mains et agitant toute la partie supérieure de son corps; non, jamais je ne vis d'aussi aimable surprise. Charançon n'eut pas la force de critiquer son collègue. Il admirait. -J'ordonne maintenant, continua Publius que le succès commençait à pousser vers l'absolutisme, j'ordonne que Clodius prescrive à Cnéus Capito, homme de poids et jurisconsulte du plus grand mérite, le nombre de santés qu'il devra boire. Clodius eût désiré que les rôles fussent changés; néanmoins, il prit au sien un malin plaisir. Que Cnéus Capito, dit-il, porte autant de santés qu'il y a de lettres dans le nom de l'illustre Cassius, dont je n'ai jamais lu et dont je ne veux jamais lire les ouvrages. Le jurisconsulte s'exécuta; mais à la pénultième et même à l'antépénultième, il avait perdu sa gravité. Cependant la table s'était garnie, et tout autour du pore à la troyenne le structor avait symétriquement disposé les mets sur un plateau d'argent appelé ferculum ou repositorium. C'étaient des ragoûts de toutes sortes, des gibiers les plus rares, des oiseaux étrangers, des gélinottes d'Ionie, des perdrix et des tourterelles, des foies d'oie blanche, auxquels on procurait, en les baignant dans du miel et du lait, un développement artificiel; des faisans, dont le plus grand mérite était de venir des bords du Phase; des paons de Samos, avec les œufs de cet oiseau imités en pâte, et dans lesquels étaient des ortolans très-gras et assaisonnés d'un peu de poivre. A cette vue, Clodius oublia sa soif; Ergasile ses compliments, Charançon ses bons mots, Apicius la mémoire de son grand-oncle, et Cnéus Capito ne sut plus combien Cassius admettait de lettres dans son nom. Une douce symphonie se fit entendre; des esclaves enlevèrent, en chantant, le ferculum, et des échansons, armés d'amphores dans lesquelles ils puisaient avec des cyathes, offrirent aux convives l'ænomel (1) et du falerne qui portait la date du consulat d'Opimus. - Clodius Tricongius, dit le roi du festin, rendez à votre tour raison à Cnéus Capito. -Je me condamnerai moi-même, répondit le préteur : et saisissant une belle coupe de murrhin: «Je bois à la santé, dit-il, du grand, du pieux, de l'illustre et du divin Vitellius. >> Il avala, sans prendre haleine, une grande quantité de vin; s'arrêta un instant, but à petites rasades, et égoutta sa coupe sur le pavé, pour montrer qu'il n'y restait plus rien. Des troits lits les santés s'échangèrent, et Ergasile alla jusqu'à fraterniser avec le préteur. — Maintenant que la mer est créée, dit Publius, les poissons peuvent venir. Le troisième service s'annonça par une odeur piquante, qui alla frapper immédiatement au siége olfactif des plus gourmets. Apicius l'aspira à plusieurs reprises. Quel arome, dit-il en s'épanouissant, exhale cette sauce! Je gage que c'est du garum venu de Carthage-laNeuve, du vrai garum des Associés. Tout juste, répondit Pomponius; il m'a été envoyé par un publicain de mes amis; il n'est pas fait avec du garon, mais avec les intestins d'un poisson appelé scombre, fortement macéré dans du sel. Le conge s'en est vendu à Rome jusqu'à mille sesterces. C'est une sauce qui pourrait faire manger le plus détestable poisson. (1) Nous empruntons au dernier ouvrage de M. Pellat, De la Revendication, ce charmant néologisme; il est de ceux qu'llerace autorise : SI Græco fonte cadant, parce detorta... - Mais celui-ci n'aurait pas eu besoin d'un tel accommodement pour délecter même un palais de roi, dit Apicius en désignant du doigt une murène de Tartessis, qui nageait dans du garum en compagnie d'huîtres pêchées à Tarente et dans le lac Lucrin. La table offrit un coup d'œil qui eût fait pâmer de joie quiconque avait quelque velléité de ressembler aux peuples ichthyophages. L'obsonator (pourvoyeur) de Pomponius était parvenu à composer un chef-d'œuvre. Il avait, sur un court ferculum, réuni tous les trésors que recèlent les fleuves et les mers d'Europe, d'Afrique et d'Asie de jeunes thons de Chalcédoine, des merlus de Pessinunte; des pétoncles de Chio ou de Tarente, l'élops ou l'esturgeon de Rhodes; des scarres de la Cilicie; du turbot de Ravenne; des murex, du péloris, de la dorade du lac Lucrin, et des langoustes de Campanie. Toute l'attention des convives fut d'abord absorbée par un surmulet, exposé vivant à leur vue dans un vase de verre; ils observèrent avec délices les différentes couleurs par lesquelles une agonie lente le forçait successivement à passer. -Voyez, dit Apicius, ce vermillon éclatant que répandent sur ses écailles les efforts qu'il fait en se débattant! Voilà que maintenant ses ouïes réfléchissent l'azur. Quels tressaillements! Quels bonds! Il se raidit maintenant. Ses couleurs pâlissent; leurs nuances se confondent en une seule; il expire, il est mort! Un esclave emporta le surmulet. Apicius ne paraissait pas disposé à renoncer à la parole. - Cnéus Capito, dit-il, vous avez à l'école les Proculiens, qui sur bien des points ne s'entendent pas avec les Sabiniens; et vous ne cessez de vous quereller sur l'interprétation de la loi des douze Tables et sur maints vieux édits des préteurs. Eh bien ! nous, les savants de la bouche, nous qui cultivons le palais, comme vous exercez la langue, nous aussi, nous sommes divisés en deux camps; nous avons les Apiciens, qui suivent les traces de mon grand-oncle, et les Octaviens, qui se sont engagés dans la voie ouverte par Cnéius Octavius. Je vous dis cela à propos de ce surmulet; car il me rappelle la seule défaite qu'aient jamais subie Apicius et ses partisans. On avait envoyé à Tibère un surmulet pesant quatre livres et demie; c'était une rareté; jamais surmulet ne pesa plus de deux livres. Tibère l'accepta, mais le fit porter au marché. - Je serais bien trompé, dit-il à ses courtisans, si ce beau surmulet n'est pas acheté par Apicius ou bien par Octavius. Sa conjecture se vérifia pleinement; nos deux grands maîtres surenchérirent à l'envi; mais Octavius s'étant montré plus hardi remporta la victoire et le poisson pour cinq mille sesterces. Mon oncle, ce jour-là, devait être en mauvaise disposition. Que voulez-vous? Le grand Homère aussi s'endort bien quelquefois (1). Mais sa revanche fut prompte et éclatante. Retiré près d'ici, à Minturnes, Apicius y savourait vos bonnes langoustes de Campanie, qu'il n'eût pas troquées contre une ovation au Capitole, ni moi non plus. Il apprend qu'en Afrique il en a été découvert d'une grandeur inconnue; aussitôt, sans même attendre au lendemain, il s'embarque ; le bruit de son arrivée se répand; sa galère est assaillie de pêcheurs qui viennent lui offrir leurs plus belles langoustes. Apicius les regarde : - Vous n'en avez pas de plus grosses? dit-il; et sur une réponse négative: - A Minturnes, reprit-il en s'adressant au pilote; et sur-lechamp il repart sans avoir touché terre. (1)... Quandoque bonus dormitat Homerus. (IIORACE.) -Par Pollux, repartit le préteur, vous venez de le manger! Parlez plus clairement; je ne suis point Hortensius, comme dirait Cn. Capito, je n'ai pas le sphinx chez moi. -La chose est pourtant claire comme une bouteille vide, comme une lanterne punique. N'ai-je pas découvert que Gnathon était un abominable chrétien, un ennemi de l'Etat? Je l'ai fait jeter aux murènes. Les chrétiens n'ont jamais déplu aux bêtes. Les murènes ont mangé Gnathon; vous avez mangé les murènes, donc vous avez mangé Gnathon! - Comme Pollion! murmura Capito, que cette atrocité ne révoltait pas, parce qu'elle lui donnait lieu de placer son érudition qu'il s'étonnait de trouver si profonde. -Je dépose la royauté, s'écria le jeune Publius, qui voyait arriver le quatrième service, entre les mains de celui de vous tous qui sera assez fin pour découvrir à quelle substance appartient chacun de ces nouveaux plats; mais prenez garde, la vue trompe et vous, Apicius, jugez pas trop vite. ne CHAPITRE VI. ·Materiem superabat opus..... (VIRG.) C'était presque faire une injure à certains gastronomes que de douter ainsi du tact et de la finesse de leur palais. Ils se vantaient de reconnaître au goût l'âge et le pays d'un poisson ou d'un oiseau; de pouvoir, à l'aide de ce seul alambic, analyser un ragoût, et dire, les uns après les autres, tous les divers ingrédients qui entraient dans sa composition. Publius parut donc bien empressé d'abdiquer. Les convives, pour lui trouver un successeur, se lancèrent aussitôt dans la voie des suppositions. Clodius devina trois fois à faux, ainsi qu'Hermagoras et ses om→ bres. Le jurisconsulte poursuivait le problème culinaire avec autant d'ardeur que la solution d'une question de droit. Apicius avait goûté, à diverses reprises, tantôt un mets, tantôt un autre. Je me souviens, dit-il, que Néron servit un jour de la chair de porc, mais si habilement déguisée par l'adresse de son cuisinier, que tous crurent manger autant de choses différentes qu'ils touchaient à des plats divers. Eh bien! par le grand Apicius, vous avez imité le fils d'Agrippine. Bravo! repartit Publius, mais vous n'y êtes qu'à moitié; et la matière ? - -La matière, dit Apicius.... Mais il fallut consulter de nouveau son palais; il hésitait; fermait les yeux, et ramenait, de temps en temps, le bout de sa langue sur ses lèvres; jamais naturaliste, la loupe à la main, ne fut si minutieux. Mes seigneurs, m'est-il permis de deviner? hasarda Ergasile. Comme les autres. ― Jamais je ne vis rien d'aussi remarquable; et votre cuisinier peut aller de front avec le fameux Dama qui appartint à Nomentanus, et que Salluste lui enleva pour la somme de cent mille as. Ces mets, qui nous intriguent sous la forme de poissons, de langues et de ragoûts, sont faits... avec de la citrouille. - Ergasile, je garde ma royauté; mais je t'invite pour un mois entier à dîner chez mon père, entends-tu, jusqu'aux calendes de mai. — J'ai de la mémoire, mon seigneur, répondit Ergasile jelant sur Charançon un regard qui voulait dire : « Quoi done! l'ami, la finesse de mon palais, n'est-ce pas chose que l'on préfère à l'atticisme de vos plaisanteries? » Toutefois, ce sentiment fut passager. Ergasile avait trop bon ventre pour avoir mauvais cœur; et l'idée de souper un Apicius a raison; qu'on le fasse venir. Le cuisinier s'avança, partagé entre la crainte e l'espérance, entre le désir d'un triomphe et l'appréhension d'un châtiment; car si le palais blasé d'un gastronome, réveillé par quelques nouveautés culinaires, le poussait à des excès de générosité dignes de l'histoire, en revanche, un plat mal apprêté, une sauce manquée l'exposait aux plus affreux traitements; il était dépouillé de ses habits, dans la salle même du festin, et nos gourmets, trop justement irrités, se faisaient eux-mêmes les exécuteurs d'un supplice improvisé. -Approche, Nasidica, lui dit Pomponius, et viens jouir d'une victoire que ton art a remportée sur les palais de nos plus grands maîtres. Voilà Ergasile qui te demande pour vider une coupe avec lui. Notre parasite fut bon prince. Il eût volontiers embrassé la cause première de son succès. Je veux boire avec toi, dit Apicius. - Et moi aussi, dit le préteur. Nasidica vida trois fois de suite une large coupe qu'un esclave lui avait mise entre les mains. La liqueur et la joie donnèrent un libre essor à ses paroles. - - L'art culinaire! dit-il, j'en ai fait l'objet des méditations de toute ma vie. Ne croyez pas qu'on puisse m'en apprendre une seule invention. Quand je prépare un festin en règle, je renouvelle la merveille des sirènes. Tous les passants, attirés par l'odeur, s'arrêtent malgré eux devant ma cuisine. Malheur à qui passe trop près, il reste les yeux écarquillés, la bouche ouverte, stupéfait et cloué là, jusqu'à ce que je vienne l'en arracher en le saisissant doucement par le nez. Lorsque mes casserolles bouillent, je les découvre, et le parfum qui s'en exhale fournit chaque soir au souper de Jupiter. - Et quand tu ne fais pas la cuisine, de quoi soupe Jupiter? dit Apicius. Jupiter va se coucher sans souper. Enflammé d'une nouvelle ardeur, Nasidica rentra dans son officine, et harangua les quatorze aides-cuisiniers qui travaillaient sous sa direction. Cependant les convives étaient à bout de leurs forces gloutonnes; fatigués d'avaler et de boire, les uns recouraient à la plume de paon, dont le chatouillement dans le gosier est si utile pour quiconque n'a pas un estomac de fer; d'autres, plus robustes et plus aguerris au fen, combattaient encore, mais avec mollesse, et s'affaissaient sur leurs coussins. Des esclaves parcouraient le triclinium, faisant des aspersions d'eau de senteur mêlée de verveine et d'adiante, pour ranimer la gaieté des convives. Amis, dit Publius, si quelqu'un de vous a vu souper plus splendide, qu'il prenne la parole, et qu'il le confesse; il y aura pour nous plaisir à l'écouter, et nous l satisferons sur-le-champ. Que vas-tu donc dire? demanda Pomponius. - Ce que vous ne connaissez pas, et plaise aux Dieux que vous ne le connaissiez jamais; car j'ai de la reconnaissance. Je vous apprendrai comment dînent les pauvres diables comme Esurion, et comment dînent ces doctes Hellènes, dit-il, en désignant les ombres d'Hermagoras. imaginez que la faim, s'emparant de votre diaphragme, Vous crie impérieusement: Voici l'heure du repas. Vous courez du forum au Champ-de-Mars, du temple de Jupiter à l'aqueduc de la Virgo, du cirque de Néron aux bains d'Agrippa; mais en vain; personne ne vous invite; tous les riches se sont donné le mot, comme les marchands d'huile au Vélabre; ni vos lazzis, ni vos compliments n'ont pu vous gagner un cœur et un souper. Vous passez à la Via lata; vous voici devant une popine, sorte de tavernes ainsi nommées parce qu'elles s'approvisionnent chez nos popes (sacrificateurs), qui leur cèdent à bon marché leur part des victimes. Quel aspect et quelle odeur! des lambeaux de chair sont exposés aux regards; et çà et là, dans des vases de terre, des lupins, des cicers, des fèves avec leur cosse, et de la polenta de farine. Il Vous reste deux as; vous ne mourrez pas encore aujourd'hui. Entrez à la popine, malgré la chaleur qui est étouffante, malgré la malpropreté qui est extrême, et malgré la compagnie qui, je m'en doute bien, ne sera pas de votre goût; mais, pour deux as on n'achète pas le droit d'être difficile. La popine, mes seigneurs, c'est le rendez-vous de vos esclaves quand vous soupez en ville; ils y viennent boire du vin de Crète ou de l'Alica, manger des gâteaux, jouer aux dés, et médire de vous. Mais que vous importe? c'est la chanson du soldat qui suit le triomphateur au Capitole. Parfois une servante de la popine récrée ses hôtes passagers par une danse qu'elle accompagne du bruit des crotales; parfois aussi une misérable courtisane prend une flûte, et la troupe servile se met à bondir. Là encore vous trouvez des voleurs, des assassins, des mariniers trinquant avec des bourreaux, des faiseurs de cercueils, et des prètres de Cybèle étendus et ronflant à côté de leurs cymbales, qu'ils vendent souvent pour boire à Bacchus. CHAP. VIII. - COMMENT SOUPA L'AMI ESURION. Mais la voix lamentable d'Esurion couvrit en ce moment celle de l'orateur. Je veux de ce plat, criait avec rage le malheureux parasite; je veux de ce plat! oh! c'est une indignité ! des esclaves me traiter de la sorte, me faire mourir de faim! - Qu'y a-t-il ? demanda Publius, manques-tu de quelque chose, ne t'aurait-on pas servi à ta guise? Servi à ma guise, dites-vous, servi à ma guise? Quoi! pendant qu'à votre table, vous autres, vous mangez des mets les plus exquis et buvez tant et plus, vos esclaves viennent m'offrir des moules, des coquilles, la moitié d'un œuf, un os à ronger. C'est une mystification que vous devez faire cesser. Je demande de tout, et l'on ne me sert de rien. Vos esclaves sont d'une impertinence! Voilà sept fois que je leur tends ma coupe, ils m'ont enfin versé du vin; mais quel vin! par un jour consacré à Ah! tu manques de respect à tes magistrats, s'écria Clodius en fureur; et, lui lançant une amphore qu'un esclave lui présentait : - Apprends à parler avec plus de décence. L'amphore vola et vint se briser sur la tête d'Esurion; il fut inondé, et son sang coula, mêlé à des flots de vin. Charançon, irrité de n'avoir pu se procurer une nouvelle invitation; Ergasile, animé par son succès; Capito, qui croyait la magistrature attaquée, et de son devoir de la défendre, imitèrent à l'envi l'exemple du préteur. Esurion, meurtri de coups, taché de vin, couvert de graisse, et frappé par les esclaves, s'elança hors du triclinium, au milieu d'éclats de rire et de plaisanteries vociférées en chœur, et qui durent longtemps sonner à son oreille. Vraiment, il n'y avait pas là de quoi se féliciter d'être venu à Baïes! CHAP. IX. AU DESSERT. Après cette horrible bouffonnerie, les convives ne purent prendre aucun intérêt à des danses de Gaditanes, ni à des scènes de l'Iliade jouées par des acteurs déguisés en guerriers d'Homère; mais ce fut avec des applaudissements et des cris de joie qu'ils saluèrent l'apparition d'une troupe de gladiateurs. Ces mimes effrayants de la réalité, l'épée haute, coururent aussitôt sus les uns aux autres, et s'égorgèrent pendant que des gâteaux étalés sur la table, et des fruits recueillis dans une statue de Priape, au sein large et ample, délectaient ces Romains métamorphosés en Sybarites; car, pour atteindre au comble de leur félicité matérielle, il leur fallait, et des jouissances pour eux, et devant eux la comédie de la faim et le spectacle du sang répandu. Cependant la clepsydre et les feux des candélabres, pâlissant aux premières blancheurs de l'aube, faisaient songer à l'heure du départ. Trois adolescents, en tunique de lin, parurent dans la salle. Deux d'entre eux posèrent sur la table de petites statues des dieux Lares, ornées de marques triomphales; l'autre portait à la ronde une coupe pleine de vin, et disait à haute voix : Que les Dieux nous soient propices! Qu'ils conservent à Vitellius des jours heureux, ajouta le préteur, et qu'ils anéantissent les machinations de ses ennemis. Clodius achevait de prononcer ces paroies, quand un de ses licteurs fit retentir le triclinium du bruit de ses caligues (1) et de ses faisceaux. Que viens-tu m'apprendre à pareille heure? demanda le tricongius; l'empereur m'aurait-il envoyé quelque rare gibier, ou mieux, des amphores de falerne ? Arrive-t-il lui-même en personne? Seigneur, dit le licteur en s'inclinant, vos gardes ont découvert cette nuit, dans une caverne, aux environs de la ville, une bande de chrétiens; cinquante ont été arrêtés, et viennent d'être conduits au prétoire. (1) Chaussure militaire, d'où le nom de l'empereur Caligula. (TACITE.) |